Où sont les femmes ? A l’école 42 !

Un article de binaire parlait déjà de l’école 42 en 2014. On y trouvait certains aspects de la pédagogie intéressants. Cependant, nous avions été surpris par l’absence abyssale de considérations pour la fracture sociale et la question du genre. Carolina Somarriba Pérez-Desoy, qui a acquis ses galons d’informaticienne dans cette école, nous parle des changements pour les femmes. Serge Abiteboul et Chloé Mercier.

Carolina Somarriba Pérez-Desoy

 

L’école 42 était la nouvelle réponse (universelle) de ma mère à mes questionnements professionnels.

Cet établissement créé par Xavier Niel en 2013, faisait souvent les gros titres en raison de sa pédagogie novatrice et de sa gratuité. Cette perspective ne m’enchantait guère : reprendre à zéro des études dans une école qui ne me fournirait pas forcément de diplôme, alors que mes six années d’études dont deux masters en urbanisme ne me suffisaient apparemment pas à trouver un travail ? Pourtant, si je n’arrivais pas à m’imaginer repartir pour des études dans un cadre strict comme celui, par exemple, de Sciences Po, je pouvais envisager de le faire en toute autonomie dans le cadre très différent d’une école singulière. L’alternative était de continuer à enchaîner des entretiens d’embauche déprimants.

Photo d'une salle de travail à l'école 42.
Une salle de travail, appelée « cluster » à 42.

Une rapide recherche internet m’avait révélé l’existence d’une immersion d’une semaine (appelée « piscine Découverte ») qui devait nous apprendre les bases de la programmation web. Elle était destinée aussi bien aux étudiants de 42 qu’aux femmes âgées d’au moins 16 ans, désireuses de tester la pédagogie de l’école. Cette semaine allait déterminer si je me sentais capable de m’intégrer à des jeunes geeks problématiques sur les questions de sexisme. C’était l’image peu flatteuse que je me faisais des étudiants en tech. Certains scandales liés à cette école aidaient à confirmer ces craintes. Entre autres soucis, des listes de classement du physique des étudiantes, une discrimination assumée et des caméras de vidéosurveillance en libre-accès permettant un stalking illimité. Pour moi, l’école 42 paraissait le paradis des harceleurs.

Je n’avais aucun bagage technique en informatique. Mais tel que le mentionnait l’école, la détermination et l’enthousiasme devaient suffire à combler mes lacunes.

La découverte de l’école – une semaine « girl power »

Une bande d’adolescents prépubères aux cheveux gras et aux habits (pyjamas ?) mal lavés, jetant des regards libidineux aux deux seules femmes de l’école. C’est ainsi que j’imaginais mon inconfortable entrée dans l’établissement. La réalité ? Des rangées entières de femmes venues découvrir l’école et des étudiants trop accaparés par leurs projets pour remarquer notre arrivée. Les étudiants, appelés « studs » (pour « students »), participant à cette immersion furent d’une grande assistance et nous encouragèrent toutes à tenter d’intégrer l’école. Malgré cela, la majorité des femmes externes abandonnèrent au cours des deux premiers jours, sentant leur retard se creuser d’heure en heure.

Il faut dire que pour réussir à suivre (ne serait-ce que de loin) le rythme des studs, il fallait faire des horaires intensifs, et ne pas se laisser abattre par les échecs répétés. Pour autant, celles qui restèrent jusqu’au bout se présentèrent toutes à l’examen d’entrée.

L’examen d’entrée – un mois de « piscine » décourageant

L’examen d’entrée, la « piscine », consiste en un mois pendant lequel chaque candidat, appelé « piscineux » doit valider un maximum d’examens et exercices, appelés « days ». Le tout en autonomie, en étant corrigé par ses pairs ainsi que par un algorithme appelé Moulinette. La plupart des scandales liés à l’école ayant fait les grands titres avaient eu lieu pendant cette épreuve. Chose positive cependant, il semblait qu’un changement de direction dans les dernières années avait su rendre l’ambiance moins hostile et plus inclusive, notamment pour les femmes.

Photo de la salle de pause de l'école.
La salle de pause, reconvertie en dortoir les soirs de piscine.

La réalité me parut plus contrastée quand je passai ma piscine en juillet 2022. S’il était bien vrai que beaucoup de progrès avaient été faits depuis le changement de direction, de nombreux comportements problématiques persistaient. Par exemple, il était courant d’entendre dire aux femmes qu’elles seraient favorisées au moment de la sélection et qu’elles pouvaient donc se permettre de maintenir leur niveau minable en programmation.

Aussi, certaines piscineuses subissaient des pressions en tant que correctrices de la part de groupes d’hommes pour les forcer à valider leurs exercices. Et pendant qu’elles se faisaient corriger leurs travaux, les femmes étaient souvent méprisées par des correcteurs voulant montrer leur présumée supériorité technique. Étant donné l’accès difficile au « bocal », nom donné aux bureaux de l’administration, beaucoup de commentaires dévalorisants et de comportements désobligeants étaient tolérés par les piscineuses ceux-ci étant à la marge de ce qui pouvait être perçu comme suffisamment grave pour se sentir légitimes à les reporter. Cet ensemble pesait lourd sur le moral et poussait beaucoup de femmes à abandonner.

Une grande partie de ces commentaires et comportements sexistes découlent d’une différence de niveau en informatique entre hommes et femmes. Pourtant, il est connu de tous les piscineux que le critère fondamental de sélection est le delta de progression de chacun plutôt que le niveau final atteint. Ainsi, les candidats sans connaissances préalables ne sont pas désavantagés. Malgré cela, beaucoup de femmes se sentent progresser plus lentement que le reste de leurs camarades masculins et se demandent si elles ont leur place dans l’école. En effet, ce sont quasi-exclusivement des hommes qui figurent dans le top 10 du classement de chaque piscine, qui ne prend en compte que le niveau atteint.  

Au fil du temps, afin de limiter le nombre d’abandons féminins et de réduire les différences de niveau homme/femme, l’école avait mis en place plusieurs mesures.

Pour commencer, l’école prit l’initiative d’instaurer un « Tea Time », une réunion hebdomadaire de trois heures animées par la directrice de l’école et d’autres membres féminins du staff. Celle-ci devait remotiver les femmes qui hésiteraient à abandonner la piscine. Beaucoup y ont trouvé des camarades avec qui travailler, plus proches de leur niveau et plus réceptives aux difficultés rencontrées. Personnellement, je n’ai assisté qu’à une seule d’entre elles, car je l’ai trouvée profondément déprimante. Trois heures de témoignages négatifs, de dénonciations de comportements inappropriés, ainsi que de nombreux craquages psychologiques en direct, c’était trop pour moi. Les retours de cette initiative ont néanmoins été positifs, beaucoup de femmes ayant trouvé le soutien émotionnel nécessaire pour se motiver à terminer la piscine. Ces séances avaient également aidé à se défaire d’éventuels syndromes de l’imposteur, et donc à se faire une place légitime dans l’école. Ces réunions ont aussi révélé des témoignages positifs sur des hommes prenant la défense de leurs collègues féminines face à des comportements déplacés.

Ensuite, afin de favoriser l’entraide, et ainsi pallier les différences de niveau, l’école avait instauré le Voxotron, un système de votes hebdomadaire dans lequel tout piscineux pouvait voter pour les dix camarades l’ayant le plus aidé dans la semaine. Un candidat ne recevant aucun vote, même ayant atteint un niveau un élevé, ne serait pas sélectionné pour intégrer l’école. Cela devait forcer tous les candidats à aider leur prochain, et donc notamment à aider leurs camarades féminines, dont le vote était important.

Malheureusement, d’autres initiatives dans cette même veine se retrouvaient contournées. C’était notamment le cas du système d’appariement des groupes de « rush », des projets communs ayant lieu pendant le weekend. Les meilleurs piscineux, généralement des hommes, préféraient parfois faire tout le travail seuls plutôt que de collaborer avec leurs camarades moins expérimentés, cela afin d’avancer plus vite. Cette attitude frustrait tant les hommes que les femmes en difficulté, qui auraient voulu profiter de cette opportunité pour progresser. Pour autant, cela semblait davantage affecter les femmes, plus enclines à travailler en groupe et qui semblaient plus souvent dérangées à l’idée de présenter un projet auquel elles n’avaient pas contribué. Cependant, lorsque les membres travaillaient en groupe, ces séances de rush étaient des moments de rencontre importants. Ils permettaient notamment de former des groupes de travail pour la suite ainsi que de se faire des connaissances à qui demander de l’aide. En bref, les rush étaient des moments généralement très appréciés et édifiants.

Le cursus – deux années plus équilibrées

Avec la baisse des inégalités de niveau à la fin de la piscine, s’étaient également réduits les comportements sexistes. De plus, j’avais été agréablement surprise de voir que les réclamations faites pendant la piscine avaient été prises très au sérieux par l’administration, qui avait refusé les candidats les plus problématiques. Même si certains comportements sexistes persistaient, ils étaient beaucoup moins importants. La piscine ayant permis aux femmes de rattraper une grande partie de leur retard technique et leur ayant permis de s’affirmer en ayant gagné en légitimité. Pendant le cursus, les femmes étaient loin d’être invisibles dans les « clusters » (salles de travail). Les amitiés et groupes de travail homme/femme étaient la norme.

En 2024, alors que je viens de terminer mon cursus, les femmes ont obtenu un taux record de 46% de participation aux piscines de février et mars, et représentent environ 25% des étudiants. Ce nombre de femmes grandissant et avec une administration sensible et volontaire à atteindre la parité, être une femme à 42 est de plus en plus agréable au fil des années. Personnellement, j’ai mal été orientée dans mes choix d’études, car on partait du principe que je serais plus épanouie dans un milieu plus mixte et moins technique. Je me suis donc dirigée tard vers l’informatique, à mon grand regret.

Cette école est très dure mais, si on est motivé et curieux, c’est aussi un lieu de rencontres incroyable. J’encourage tout le monde à venir essayer, en particulier les femmes, pour faire en sorte que l’informatique ne soit plus un secteur majoritairement masculin.

Carolina Somarriba Pérez-Desoy, informaticienne

Partager cet article :

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *