La Bible nous parle de l’informatique

Un nouvel « Entretien autour de l’informatique » avec Haïm Korsia, grand-rabbin de France depuis 2014 et membre de l’académie des sciences morales et politique. Haïm Korsia est rabbin, ancien aumônier en chef du culte israélite des armées, aumônier de l’École polytechnique depuis 2005, administrateur du Souvenir français et ancien membre du Comité consultatif national d’éthique.

Haïm Korsia

« Quand personne ne me pose la question, je le sais ; mais si quelqu’un me la pose et que je veuille y répondre, je ne sais plus ». (Saint Augustin, Confessions XI). Pour moi, l’informatique est un peu comme cela.  Haïm Korsia.

Binaire : Vous êtes rabbin. Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à l’informatique et à l’intelligence artificielle ?

HK : Je fais partie de la première génération à utiliser des ordinateurs de façon quotidienne. A l’école rabbinique, mon professeur d’histoire, le Professeur Gérard Nahon, nous disait deux choses : « Vous devrez apprendre à parler anglais », et : « Un jour, vous n’aurez plus de secrétaire et il faudra taper vous-mêmes vos lettres. » Pour nous, cela tenait de l’impossible. D’abord, la langue à apprendre était l’hébreu. Et puis, le rabbin faisait le sermon et allait voir les gens. Taper des lettres à la machine, ne faisait pas partie de son travail.

Une machine à écrire Rheinmetall, 1920, Wikipédia

J’ai écouté ce prof et j’ai appris l’anglais. Et puis, rue Gay-Lussac, dans un magasin d’antiquités, j’ai vu une machine Rheinmetall. J’en ai rêvé et je l’ai achetée dès que j’ai eu un peu d’argent. Plus tard, quand j’ai vu mon collègue de Besançon qui avait une machine de traitement de texte, j’ai fait en sorte d’avoir un ordinateur portable. J’ai continué et depuis j’utilise des ordinateurs. Sans être un geek, j’ai appris à utiliser ces machines.

Pour moi, l’informatique est d’abord utilitaire et émancipatrice. L’informatique libère en évitant, par exemple, d’avoir à retaper plusieurs de fois un même texte, parce qu’on peut le corriger. Et puis, il est devenu impensable aujourd’hui de vivre sans les connexions que l’informatique nous apporte ! Mais il faut savoir doser cette utilisation.

Binaire : L’informatique et le numérique permettent de tisser des liens. Est-ce que vous pensez que le développement de tels liens a transformé la notion de communauté ?

HK : Bien sûr ! On voit bien, par exemple, avec des gens qui ont 5 000 amis sur Facebook mais aucun n’est capable d’aller leur chercher un médicament quand ils sont malades. Pour moi, c’est une dévalorisation de la notion d’ami. Cela m’évoque la fable d’Ésope, « la langue est la meilleure et la pire des choses ». Les réseaux sociaux peuvent enfermer les gens dans un même mode de pensée et en même temps ils ouvrent des potentiels incroyables. Cela dépend de la façon dont on les utilise.

Dans le judaïsme, nous avons un avantage sur les autres religions : quoi que vous me donniez comme moyen de communication, le samedi, je vais uniquement « là où mes pieds me portent ». Je retrouve en cela mon humanité sans tout ce qui me donne habituellement le sentiment d’avoir une humanité augmentée. Ni voiture, ni vélo, ni avion, ni téléphone. Rien. Au moins un jour par semaine, le samedi, je retrouve ma communauté telle qu’elle est vraiment. Tous les appendices qui augmentent ma capacité de lien sont supprimés le jour du shabbat, et je me désintoxique aussi de l’addiction aux moyens numérique de communication. Le samedi je n’ai pas de téléphone.

En quoi est-ce un avantage ? Cela me permet de ne pas perdre l’idée que ces outils sont juste des extensions de moi, qu’ils ne font pas partie de moi. 

Binaire : Est-ce que la Bible peut nous aider à comprendre l’informatique ?

HK : La Bible nous parle de la vie des hommes, des femmes, et des invariants humains : la toute-puissance, la peur, la confiance, le rejet, la haine, la jalousie, l’amour, etc. Tout est là et chacun s’y retrouve. Mon maitre le grand rabbin Chouchena disait : Si tu lis un verset de la Bible et que tu ne vois pas ce qu’il t’apporte, c’est que tu l’as mal lu, relis-le !

Prenons un exemple. Considérez ce que dit la Bible [1] sur la neuvième plaie d’Égypte, la plaie de l’obscurité :

« Moïse dirigea sa main vers le ciel et d’épaisses ténèbres couvrirent tout le pays d’Égypte, durant trois jours. On ne se voyait pas l’un l’autre et nul ne se leva de sa place, durant trois jours mais tous les enfants d’Israël jouissaient de la lumière dans leurs demeures. Exode, 10-22,23.

Une interprétation possible, c’est d’imaginer qu’un volcan a explosé quelque part, ou qu’il y a eu une éclipse du soleil, comme dans Tintin et le temple du soleil. Une autre interprétation, c’est de lire, littéralement : « Un homme ne voyait pas son prochain comme un frère. » L’obscurité, alors, ce n’est pas un moment où il fait nuit, mais un moment où on devient indifférent à la fraternité qui devrait nous lier l’un à l’autre. Ainsi, l’indifférence dans la société, c’est la nuit du monde. Ce n’est pas inscrit comme cela dans le verset. Tout est question de l’interprétation du texte. 

Autre exemple. J’ai connu le confinement au début de la pandémie, et cela m’a donné une capacité à interpréter autrement la Bible. Par exemple, dans Bible, il est dit :

« et ton existence flottera incertaine devant toi, et tu trembleras nuit et jour, et tu ne croiras pas à ta propre vie ! ». Deutéronome, 28-66.

Il s’agit du grand discours du dernier jour de la vie de Moïse, dans la partie sur les malédictions. Dans ce contexte, Rachi [2], un des plus grands commentateurs de Bible, parle de celui qui achète son blé au marché. Pendant le Covid, j’ai vu un avion atterrir avec une cargaison de masques et un acheteur étranger acheter toute la cargaison. Cela met en évidence le problème d’une dépendance au marché pour les choses stratégiques, les masques, les médicaments… Tant que tout va bien, tu te fournis au marché, quitte à payer plus cher ; mais s’il n’y a pas ces choses, même milliardaire, ta vie se retrouve en suspens. Si on dépend du marché pour des approvisionnements stratégiques, c’est une vie d’angoisse. Cela conduit à un commentaire que je propose suite à cet épisode. Les rabbins avant moi ne pouvaient pas proposer cette interprétation parce qu’ils n’avaient pas connu le covid.

Ces exemples illustrent la méthode. Confronter des questions d’actualité aux textes bibliques amène un entrechoquement fécond de la pensée.  Posez-moi une question sur l’informatique. Je ne dis pas que la réponse est dans la Bible. Mais la Bible et ses commentaires proposent des façons de réfléchir, des pistes de réflexion.

Binaire : Alors sur l’informatique, que peut-on trouver dans la Bible selon vous ?

HK : L’informatique, c’est une volonté de maitrise, de l’ultra-rapidité, l’agglomération de tous les savoirs. Les questions d’augmentation, d’orgueil, de sentiment de puissance ou de toute-puissance, la Bible en parle. À nous d’y trouver un sens actuel, contemporain. 

L’intelligence, ce n’est pas d’avoir des savoirs, mais de savoir où chercher, à qui demander. Individuellement je suis limité par mes capacités d’analyse, mais celui qui sait où chercher, lui est intelligent. Des machines toujours plus rapides, avec des capacités de mémorisation toujours plus importantes, ce n’est pas forcément ce qui va marcher le mieux. Pour prendre une métaphore sportive, ce n’est pas en prenant les onze meilleurs joueurs de foot du monde qu’on a la meilleure équipe du monde. Il faut onze joueurs qui jouent ensemble. Il faut savoir s’appuyer les uns sur les autres.

Binaire : Que pensez-vous de l’intelligence artificielle ?

HK : Prenons par exemple un dermatologue. Combien d’image de maladie de la peau arrive-t-il à mémoriser ? Quelques milliers. Le logiciel Watson d’IBM en mémorise 40 000. Il a acquis plus de points de comparaisons. Autre exemple : la justice. Prenez toutes les jurisprudences, c’est formidable de précision. L’intelligence artificielle peut nous aider à analyser les jurisprudences. Mais est-ce qu’elle permet de juger ? Est-ce qu’elle prend en compte la réalité humaine des gens qui viennent devant le juge ?

Adventures Of Rabbi Harvey: A Graphic Novel of Jewish Wisdom and Wit in the Wild West, de Steve Sheinkin

Dans la Bible, le roi David, quand un pauvre volait un riche, condamnait le pauvre parce que c’est la loi. Mais de sa cassette personnelle, il lui donnait de quoi payer l’amende. Une machine ne peut pas faire ça. On ne peut pas demander à une machine d’avoir de l’humanité. Dans l’histoire « Les aventures de Rabbi Harvey », Monsieur Katz est chez lui. Un pauvre gars lui rapporte son portefeuille. Katz se dit : « Quel idiot ! Il m’a rendu le portefeuille avec 200 dollars dedans ! » Il lui dit : « Enfin, il y avait 300 dollars, tu es un voleur ! » On soumet le cas au rabbin Harvey. Le rabbin comprend que Katz se moque du pauvre. Réponse du rabbin : « Ce n’est pas compliqué. Puisque ce n’est pas la bonne somme, ce n’est pas ton portefeuille. » ; et il le rend au pauvre ! Est-ce qu’un ordinateur aurait trouvé cela ? Est-ce qu’il aurait cet humour ? Je ne sais pas.

L’humanité ne peut pas être transformée en pensée informatique, en se laissant confiner dans la précision. La vie n’est pas seulement dans la précision. La machine crée une cohérence mais, en réalité, sans pouvoir comprendre.

Ne juge pas ton prochain avant de te trouver à sa place, dit le Talmud. Une machine ne peut pas être à la place de l’accusé.

Binaire : Qu’attendez-vous de l’intelligence artificielle ?

HK : Elle pourrait nous permettre de faire mieux certaines choses. En médecine par exemple, on s’est rendu compte que 25% des ordonnances contiennent des contre-indications connues entre médicaments ! Jamais une machine ne ferait de telles erreurs. Le médecin ne sait pas forcement certaines choses sur les antécédents mais l’ordinateur, le système informatique peut le savoir, donc peut en tenir compte dans les prescriptions. D’où l’intérêt d’utiliser l’informatique dans les prescriptions.  

Mais il ne faut pas que cela ait pour conséquence que le médecin se contente de regarder l’écran, et oublie de regarder son patient. Et puis, imaginez une panne informatique dans un système médical ; tout le système s’écroule, plus rien ne marche. De mon point de vue, il faut toujours faire en sorte qu’on ait le maximum d’aide mais avec le minimum de dépendance. Donc oui, il faut utiliser l’intelligence artificielle. Mais il faut éviter la dépendance. 

L’informatique et l’intelligence artificielle nous permettent d’aller plus loin. Deep Blue a battu Kasparov. Mais pourquoi voir cela comme une compétition ? Nous ne sommes pas sur un même plan. Il n’y a aucune raison de comparer, d’opposer l’humain et l’informatique. L’informatique n’est ni bonne ni mauvaise, elle est ce que nous en faisons. Nous devons utiliser cette force extraordinaire mais ne pas être utilisées par elles. En particulier, nous ne devons pas laisser l’informatique s’interposer entre les humains. Nous avons cette force d’imagination, sortir de ce qui a été pensé avant. Il nous faut trouver une autre façon d’être humain.

Binaire : Est-ce que l’intelligence artificielle soulève des problèmes nouveaux pour un juif pratiquant ?

HK : L’informatique en soulève déjà. Il y avait par exemple déjà la question de l’accès aux maisons avec digicodes pendant le shabbat. Le shabbat, je n’ai plus de téléphone portable, donc je n’existe plus ? Comment vivre le shabbat quand le monde est devenu numérique ? On m’a dit que ce sont les juifs qui sauveront les livres en papier parce que, pendant le shabbat, les livres numériques, c’est impossible.

Le shabbat, l’utilisation de l’électricité est interdite. En Israël, certains rabbins ont autorisé les visioconférences pour la fête de Pessah, pendant la pandémie. Le but était de faciliter des rassemblements familiaux virtuels, pour permettre de vivre les fêtes en famille. La question m’a été posée. J’ai dit non aux visios, car si on accepte une fois, les gens vont se dire que ce n’est pas grave de faire ça tout le temps. J’ai préféré refuser.

Et puis, vivre une journée sans technologie, je trouve ça formidable. Le shabbat est une très grande liberté.

Binaire : Vous parlez de « golémisation des humains ». Que voulez-vous dire par ça ?

HK : C’est le sujet de ma conférence dans le cycle des Conférences de l’Institut. Golem, GLM, les mêmes initiales que Generalized Language Model, ce ne peut être par hasard. Il s’agit de la mise en place de processus qui nient l’unicité de chaque personne. Le processus admet ce qui sort du lot, mais considère que si on arrive à gérer 95% des cas, on est tranquille. Mais nous, on est tous dans les 5% ! C’est ça, la golémisation : fonctionner avec des cases, des réponses préremplies, et si ça dépasse, si ça sort des cases, ce n’est pas bon. On ne doit jamais oublier que l’informatique est une aide. Quand l’aide de l’informatique devient un poids, un problème, j’appelle cela la golémisation.

L’informatique devient un poids symbolique inacceptable si ça m’empêche de pouvoir faire par moi-même. Dans ces problèmes idiots de nos rapports avec l’informatique, il faut remettre de l’intelligence plus fine et plus l’humanité. C’est une grande crainte, que la machine prenne le dessus sur les hommes. On irait vers un monde où les machines imposent leur mode de fonctionnement aux hommes qui, en adoptant le fonctionnement des machines, abdiquent leur humanité.

Binaire : Pour certains penseurs de la silicone vallée, l’IA pourrait nous permettre de devenir immortels. 

HK : Selon eux, on pourrait arriver à concevoir comment les neurones conservent, gardent la mémoire, les espérances, à externaliser la mémoire de quelqu’un et à la transmettre. Si on y arrivait, le rêve d’immortalité se réaliserait. On est dans la science-fiction. Chaque époque a produit sa façon d’être immortel, par l’habit vert à l’académie par exemple. Léonard de Vinci est immortel d’une certaine manière ; Moïse en transmettant la Torah aux hébreux acquiert aussi une forme d’immortalité. On peut chercher l’immortalité à travers sa descendance.

La véritable obligation du judaïsme, ce n’est pas le shabbat, la nourriture cacher, etc., mais la phrase : « tu le raconteras à tes enfants et aux enfants de tes enfants. Et comme c’est dit dans la Bible :

Souviens-toi des jours antiques, médite les annales de chaque siècle ; interroge ton père, il te l’apprendra, tes vieillards, ils te le diront ! Deuteronome 32, 7.

On s’assure qu’il y ait deux générations qui puissent porter une mémoire une expérience de vie. Les rescapés de la Shoah ont voulu protéger leurs enfants en ne parlant pas. Mais quand ils sont devenus grands-parents, leurs petits-enfants leur ont demandé de raconter.

Binaire : Pour conclure, peut-être voulez-vous revenir sur la question de l’hyper-puissance de l’informatique.

HK : Cette technologie donne un sentiment de tout maitriser, et moi j’aime des fragilités. Quand je me suis marié, la personne qui m’a vendu mon alliance m’a dit : « il y a 12 000 personnes par an qui ont le doigt arraché par une anneau. Mais chez nous, il y a une fragilité dans l’or de l’anneau qui fait que l’anneau cède s’il y a une traction sur votre doigt. » La force de mon anneau, c’est sa fragilité ! Cela m’a impressionné. L’ordinateur ne sait pas intégrer la faiblesse dans sa réflexion, la fragilité, alors que c’est l’une des forces de l’humain. Cette toute puissance, conduit précisément à la faiblesse des systèmes informatiques. La super machine dans sa surpuissance devient fragile, alors que nous, notre fragilité fait notre force. 

Serge Abiteboul, Inria et ENS Paris, Claire Mathieu, CNRS

 

[1] Les traductions de la Bible sont prises de Torah-Box, https://www.torah-box.com/

[2] Rabbi Salomon fils d’Isaac le Français, aussi connu sous le nom de Salomon de Troyes, est un rabbin, exégète, talmudiste, poète, légiste et décisionnaire français, né vers 1040 à Troyes en France et mort le 13 juillet 1105 dans la même ville. [Wikipédia]

https://binaire.socinfo.fr/les-entretiens-de-la-sif/

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