
F&S : qu’est-ce qui t’a conduite à étudier des sujets comme la blockchain ou les DAO ?
Primavera : je m’intéresse depuis longtemps aux communs, les Creative Commons, et aux formes décentralisées de production, de création. Je me suis intéressée aux blockchains et aux DAO parce ce que ces technologies permettent, facilitent et nécessitent des formes nouvelles de gouvernance des communs.
F&S : on va supposer que les lecteurs de binaire sont déjà familiers des blockchains. Pourrais-tu leur expliquer rapidement ce que sont les DAO et la place que tiennent les smart contracts dans ces organisations ?
Primavera : commençons par le smart contract. C’est un programme informatique qui sert à contrôler ou documenter automatiquement des actions entre des personnes (physiques ou morales) suivant les termes d’un accord ou d’un contrat entre elles. Une DAO (decentralized autonomous organization), en français organisation autonome décentralisée, est une organisation qui fonctionne grâce à des smart contracts. Le code qui définit les règles transparentes de gouvernance de son organisation est inscrit dans une blockchain.
F&S : nous nous intéressons aux communs. Que peuvent apporter les DAO aux communs ?
Primavera : les communs visent à gérer le partage de ressources par une communauté. Cette communauté a besoin de suivre des règles, et d’une gouvernance. Une DAO peut procurer cette gouvernance.
F&S : mais un commun n’est pas figé. Il évolue naturellement. Comment la DAO peut-elle s’adapter à de telles évolutions ?
Primavera : le smart contract doit évoluer et ce n’est pas simple une fois que la DAO fonctionne. Il faut avoir prévu des mécanismes pour de telles évolutions avant même son lancement. Cela peut-être des paramètres que la communauté modifie. Parfois, les fondateurs peuvent prévoir aussi des procédures pour faire évoluer le code. Enfin, l’ensemble de règles qui définissent le smart contract (son code) peut être lui-même une ressource d’une autre DAO. Cette seconde DAO est utilisée pour faire évoluer le code.
F&S : quelle est la valeur légale d’un smart contract ? Peut-on le voir comme un contrat ?
Primavera : non, un smart contract n’est pas un contrat au sens juridique du terme. Mais dans son esprit, cela peut être vu comme un accord entre deux parties. Si les deux parties agissent de manière éclairée, cela peut être vu comme un contrat juridique implicite. De fait, on dispose d’assez peu de jurisprudence sur ce sujet et la loi n’apporte pas de vraie reconnaissance aux smart contracts.
F&S : que se passe-t-il à la friction avec le monde physique, le monde légal. Quelle est, par exemple, la valeur légale d’un achat passé par un individu sur une blockchain, ou par une DAO ?
Primavera : on voit se multiplier ce genre de questions qui parlent de transferts d’un monde à l’autre. En fait, ce qui est passionnant dans la rencontre entre ces deux mondes, c’est que, dans le monde classique, le droit détermine la loi, alors, que dans ces mondes numériques, le code définit la loi. Il faut donc établir une reconnaissance juridique du code.
F&S : mais concrètement, comment fait une DAO pour payer des employés ou louer des locaux ?
Primavera : C’est compliqué parce que la DAO n’a pas de personnalité juridique. Une solution aujourd’hui qui ne marche pas parfaitement consiste à placer la DAO à l’intérieur d’une entité juridique ; on parle d’« enveloppe légale » (legal wrapper). Cela conduit à des entités qui sont semi technologiques et semi juridiques. Mais même si on prétend que ces deux entités forment un seul corps, ce n’est en réalité pas le cas.
F&S : est-ce que cela ne pose pas des questions de gouvernance et de responsabilité ?
Primavera : c’est bien le problème. L’entité juridique a des acteurs qui sont supposés être responsables. Mais les actions de la DAO ne sont pas nécessairement alignées avec celles de l’entité juridique, parce que la gouvernance n’est pas la même.
F&S : est-ce qu’on ne rencontre pas une situation semblable en cas de désaccords entre un commun, et la fondation qui le représente ? On pourrait penser, par exemple, à un désaccord entre le commun Wikipédia et la fondation Wikimédia.
Primavera : ce n’est pas vraiment pareil. Dans le cas du commun et de sa fondation, on peut imaginer que la fondation contrôle le commun parce qu’elle en est une émanation. Si elle entre en conflit avec la communauté, la communauté va faire évoluer la fondation ou faire sécession. Pour ce qui est de la DAO, ce n’est pas possible.
F&S : tu t’intéresses aussi au métavers. Pourquoi ?
Primavera : le web est un monde décentralisé de contenus numériques. Toute la beauté d’internet et du web tient à l’interopérabilité qui est à leur base qui est source de partage. Cette interopérabilité est déjà mise à mal par des silos dans lesquels on veut vous confiner : les réseaux sociaux, les App… Dans cette lignée, les métavers sont des mondes virtuels a priori très centralisés. Comment peut-on les faire interopérer ?
Par exemple, dans ces mondes, on possède des objets numériques que l’on peut acheter et vendre. Comment retrouver dans un de ces mondes un objet que j’aurais acheté dans un autre. C’est là que la blockchain et les non-fungible-tokens (NFT) deviennent intéressants. Avec un NFT, j’ai une preuve de propriété de mon achat d’un objet numérique. C’est une possibilité d’interopérabilité d’un monde à l’autre.
Dans tous ces sujets qui m’intéressent, on retrouve ce même souhait de faire du monde numérique un commun, de refuser de se laisser enfermer dans des silos.
Serge Abiteboul, Inria, et François Bancilhon, entrepreneur en série
https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/
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