J’ai été visiter l’école 42 avec François B. (anonymat respecté, je connais deux François B.). J’arrivais avec mes aprioris de partisan convaincu de l’école publique, prêt à lui préférer l’ecole 41, un des plus anciens vignobles de la Walla Walla vallée d’Oregon, prêt à partager l’avis assez critique de la SIF sur 42. J’arrivais surtout avec la conviction que 42 posait de vraies questions. Je confirme. Je vais être parfois critique dans cet article, mais c’est parce que j’ai aimé ce que j’ai vu, parce que je crois qu’il devrait nous conduire à nous interroger sur nos manières traditionnelles d’enseigner, et parce que je crois qu’il serait possible d’améliorer l’école 42. Mais ce dernier point est dit avec une bonne dose d’humilité : la bande du 42 connait mieux le sujet que moi.
Nous avons été reçus par le DG adjoint, Kwame Yamgnane, sympa, détendu, passionné par son travail.
Le lieu
L’école, Porte de Clichy, n’est pas située dans les beaux quartiers, pas non plus dans « les banlieues ». L’architecture d’intérieur est moderne, assez réussie. La vie de l’école se concentre dans trois grands plateaux. Un millier de postes de travail, pour environ autant d’élèves. Quelques sacs de couchage dans une pièce, des restes de « take out » dans un coin cafétéria, bientôt un BBQ et un jacuzzi, on pourrait être dans une startup du Sentier. Sauf la démesure.
D’où viennent les élèves ?
Au look, ils ne sont pas très différents de mes élèves de l’ENS Cachan. Ils ont 18-30 ans pour la plupart. 40% n’ont pas le bac. A l’exception de 10% qui suivent des études supérieures en parallèle, ce sont plutôt des jeunes qui ne se sont pas sentis à l’aise dans le système de l’éducation nationale, qui cultivent pour beaucoup le désamour général pour les sciences, et en particulier les maths. Il y a un peu de pertes en lignes, mais elles sont plutôt dues à des problèmes sociaux ou personnels qu’à l’enseignement.
On peut regretter l’absence d’ « affirmative action » pour intégrer plus de femmes ou plus de jeunes de milieux défavorisés. Pas de langue de bois : 42 attaque le problème de l’absence d’informaticiens et pas d’autres problèmes de notre société. Pour ça, il me faudra attendre ma visite à Simplon.co (la fabrique de codeurs entrepreneurs de Montreuil) dans quinze jours. Pourtant, Kwame reconnaît bien volontiers qu’il faudrait plus de femmes pour former plus d’informaticiens, et que plus de femmes apporteraient de la diversité dans les projets qui sont au cœur de la pédagogie de 42. Pour la prochaine promo ?
La pédagogie
Finalement, rien de si neuf. Les références classiques à Piaget. Mais l’approche ici est radicale. Les élèves ont des projets à réaliser, définis par les profs de manière volontairement peu précise. Ils travaillent toujours en groupe. Le groupe obtient une note, jamais l’individu. Chacun va à son rythme et les trois ans prévus pour l’école sont à titre purement indicatifs. Ils ont des grades comme à l’armée ? Une armée de padawans mais qui se passeraient de chevaliers Jedi ? A ce que j’ai compris, le prof est plus le surveillant ou le pompier que celui qui transmet.
Le travail individuel ou collaboratif marche. On le sait depuis longtemps. Il marche particulièrement bien en informatique, car la programmation se prête bien à l’exercice solitaire de la production de lignes de codes, comme à l’écriture collaborative. A 42, les élèves sont challengés ; ils bossent beaucoup. Les écoles d’ingénieurs, avec forte sélection avant et exigence de travail modeste pendant, pourraient s’en inspirer. J’ai plus de mal à comprendre (à m’habituer ?) à la faiblesse de la transmission. On ferait gagner du temps aux élèves en travaillant avec eux, en répondant à leurs questions quand ils sont bloqués, en leur suggérant des lectures quand ils veulent aller plus loin. Cela ne semble pas au cœur des préoccupations de 42. S’ils sont si peu de maitres, c’est pour des raisons financières ou est-ce un choix pédagogique ?
Photo : Serge Abiteboul, cc by-sa
Science ou technique
Comme moi, Kwame se réfère beaucoup à la pensée informatique (computational thinking). Mais parle-t-on de la même chose ? Pour moi, cette pensée combine science et technique intimement. L’éducation traditionnelle insiste trop sur la science. Pour 42, comme les élèves n’ont pas trop d’atomes crochus avec les sciences, ce sera seulement la technique. Tout tourne autour de « coder ». On code comme on parle, comme on compte. Ça me rappelle le slogan : « Apprendre à lire, écrire, compter et programmer ». A part, qu’ils disent « coder » au lieu de programmer, on parle de la même chose ? Faire que la programmation rentre dans la peau des élèves, leur devienne aussi naturelle que la parole. C’est exactement ça ! Finalement cela rentre bien dans la pensée informatique, dans un aspect essentiel de cette pensée.
C’est enthousiasmant de voir que la programmation est au cœur du projet. Mais en même temps, je reste un peu déçu. Je voyais dans la programmation le moyen de raccrocher les décrocheurs, de leur faire apprécier la partie scientifique de l’informatique, de là, les maths, les autres sciences. Pour moi, coder c’est aussi raisonner, faire des maths. Pas à 42 ! On ne demande pas à l’enseignement de l’informatique de régler aussi les problèmes du décrochage en maths. On apprend l’informatique à des jeunes parfois décrocheurs pour leur apprendre un métier. Rien de plus.
On retrouve bien l’esprit de l’Epitech, avec l’accent sur la technique et un programme scientifique minimum. (Pas surprenant, la direction vient d’Epitech.) Prenons un exemple, l’analyse syntaxique. Un enseignement trop classique, on vous donne les bases de théories des langages et on vous fait vaguement faire quelques exercices à la fin. Vous avez raté une chance de vraiment comprendre, d’inventer, de créer. Avec 42, on vous demande d’écrire un analyseur lexical. Vous ramez, vous bidouillez, pour finalement arriver à hacker quelque chose. Si vous ne savez rien de la théorie des langages, vous avez ses concepts essentiels au bout des doigts. Mais vous n’avez pas saisi leur essence ; vous aurez plus de mal à les appliquer dans des contextes totalement différents comme la linguistique ou la biologie.
Micro trottoir (sans aucune prétention scientifique) auprès d’amis dans les entreprises : Les ingénieurs qui sortent de l’Epitech sont parfois exceptionnels, souvent ils sont limités par des manques de bases scientifiques. C’est une formation qui convient bien à certains jeunes (selon ces mêmes amis). Juste une inquiétude. Ce n’est pas risqué de trop dépendre de la technologie de l’instant quand tout s’agite autour de vous ? Que deviennent-ils dix ans après ? Pas les bons. Ceux-là s’en tireraient de toute façon. Mais les plus hésitants.
Quid de la littératie numérique ?
Avec mon travail au CNNum, j’étais obligé de poser la question. La réponse est simple : « On leur apprend à coder ». Oups. Je sens certains collègues du CNNum se crisper. On est dans la religion de 42 : « Born to code ». Quand on sait coder, on comprend mieux le monde numérique. Ce n’est pas faux. C’est nécessaire mais ce n’est sûrement pas suffisant. 42 ignore les autres aspects de la littératie numérique dans son curriculum. Mais, est-ce que les facs ou les grandes écoles font mieux ? A peine. A la marge. On retombe sur le même argument : Le but de 42 n’est pas de résoudre tous les problèmes mais de former des informaticiens.
Photo : Serge Abiteboul, cc by-sa
En guise de conclusion
Quand Xavier Niel dit « Le système éducatif ne marche pas » dans un édito, on n’est pas obligé de le suivre. Le système est certainement perfectible mais des tas d’enseignements fonctionnent quoi qu’il dise. Par contre, quand Kwame m’explique qu’avec leurs élèves la méthode 42 semble marcher, je veux bien le croire. Les élèves n’ont ni tous les mêmes capacités, ni les mêmes histoires, ni tous les mêmes modes d’apprentissages. Du coup, cela mérite de regarder pourquoi 42 marche et si on pourrait adapter certaines idées de leur approche à d’autres contextes.
J’imagine déjà une « piscine » à l’Ecole normale supérieure de Cachan, un plateau d’ordinateurs, où on plongerait pour plusieurs semaines les élèves normaliens, les matheux, les sociologues, les autres… On les ferait coder tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi. Ce serait pour eux une expérience extraordinaire. Cela ferait je crois de meilleurs matheux, sociologues, etc. C’est tentant ?
Mais les élèves de l’ENS sont des élèves qui étaient bien adaptés au système scolaire. Et les autres ? Il faut être bon en maths pour réussir en informatique ? Non ! La preuve par 42 que c’est faux. Vous pouvez être faible en maths et devenir un as de la programmation Cela démystifie violemment l’informatique. Tout le monde peut apprendre à programmer. C’est ce que je veux retenir de ma visite à 42.
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