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  • Le logiciel libre, l’open source et l’Etat. Échange avec Stefano Zacchiroli

    Professeur en informatique à l’école Télécom Paris de l’Institut Polytechnique de Paris, Stefano Zacchiroli revient dans cet entretien sur les caractéristiques du logiciel libre qui en font un mouvement social de promotion des libertés numériques des utilisateurs. Nous publions cet entretien dans le cadre de notre collaboration avec le  Conseil national du numérique qui l’a réalisé.

    Ce texte est proposé par le Conseil National du Numérique et nous le co-publions conjointement ici, dans le cadre de notre rubrique sur les communs numériques.

    Qu’entendons-nous par les termes de logiciel libre et open source ? Quels mouvements portent-ils ?

    Le mouvement des logiciels libres vient principalement des sciences et des universités, où l’esprit de partage existe depuis la nuit des temps avant même l’arrivée de l’informatique. Bien avant l’utilisation du terme “logiciel libre”, les scientifiques se sont naturellement mis à partager les codes sources des modifications logicielles qu’ils faisaient sur leur ordinateurs pour les faire fonctionner.

    Autour des années 1980, cette pratique a été interprétée comme un mouvement de libération des droits des utilisateurs de logiciels, notamment grâce à Richard Stallman, ingénieur américain, qui a inventé le terme Free Software. L’idée de cette vision éthique et philosophique de pratiques qui existaient déjà est qu’il ne doit pas y avoir d’asymétrie entre les droits qu’ont les producteurs des logiciels (c’est à dire les développeurs aujourd’hui) et les utilisateurs de ces logiciels. Ce mouvement s’articule notamment autour des 4 libertés du logiciel libre promues par la Free Software Foundation fondée par Richard Stallman : la liberté d’utiliser le logiciel, celle de l’étudier, celle de re-distribuer des copies du logiciel et et enfin celle de le modifier et de publier ses versions modifiées. Si l’utilisateur bénéficie de ces libertés, alors il a les mêmes droits, voire le même pouvoir, que leurs créateurs sur les logiciels qu’il utilise.

    Quelques années plus tard, un autre mouvement est apparu : celui de l’open source. Ce dernier a la particularité d’adopter une stratégie marketing afin de promouvoir les idées du logiciel libre sous l’angle le plus intéressant aux yeux de l’industrie du logiciel. À l’inverse du mouvement porté par Richard Stallman, l’objectif n’est pas de porter un message de libération des droits des utilisateurs, mais de montrer que le développement de logiciels de manière collaborative, à l’instar du logiciel libre, est économiquement et techniquement plus efficace. En mobilisant des cohortes de développeurs issus des quatre coins du monde, on répond beaucoup plus rapidement aux besoins des utilisateurs. Si le code source d’un logiciel est libre, il sera mis à disposition de tous et tout développeur intéressé peut y contribuer pour tenter de l’améliorer, et ce de façon totalement gratuite. À l’inverse, le code source d’un logiciel propriétaire ne sera accessible qu’à son créateur et seul ce dernier pourra le modifier. Cette stratégie a très bien fonctionné et a été adoptée par les entreprises de l’informatique qui ont donné accès aux parties les moins critiques de leurs logiciels pour permettre à des bénévoles d’y contribuer, gagnant ainsi en souplesse de développement et en efficacité.

    D’un côté, on a donc un mouvement axé sur les libertés numériques et de l’autre, une stratégie axée sur l’optimisation et la réduction des coûts. Toutefois, quand bien même ces distinctions idéologiques sont bien présentes, les différences pratiques ne sont pas si nettes. En effet, les listes des licences de logiciels tenues par les organismes de chaque mouvement, la Free Software Foundation pour les logiciels libres, et l’Open Source Initiative pour l’open source, sont quasi identiques.

    Quelles sont les différences pratiques entre un logiciel libre et un logiciel propriétaire ?

    Les libertés garanties par le logiciel libre existent précisément parce que la plupart des logiciels propriétaires ne les assurent pas. Prenons en exemple 3 des libertés promues par le mouvement du logiciel libre.

    À première vue, la liberté de modifier le logiciel ne concerne pas les utilisateurs non aguerris, qui n’ont ni le temps ni les compétences pour le faire, ce qui est non sans lien avec une vision un peu élitiste à l’origine du mouvement. Il s’agit alors de donner les droits aux utilisateurs techniquement compétents pour les appliquer. En général, ce sont de grands utilisateurs comme les entreprises ou les administrations publiques qui trouvent un intérêt à modifier le code des logiciels qu’elles utilisent. C’est même très stratégique pour elles car sans cette liberté, elles ne peuvent pas adapter l’outil à leurs besoins et sont dépendantes des choix de leur fournisseur, voire ne peuvent pas en choisir d’autres. En économie c’est ce qu’on appelle un effet de lock in (verrouillage en français) : un client est bloqué par un fournisseur qui est le seul pouvant fournir un service spécifique. Malgré tout, cette liberté de modifier représente tout de même un intérêt pour les utilisateurs sans compétence technique. S’ils expriment un besoin d’ajustement, un développeur (potentiellement leur prestataire) pourra toujours modifier le code pour l’adapter à leurs besoins. Dans le cas d’un logiciel propriétaire, c’est strictement impossible et l’utilisateur devra attendre que le fournisseur prenne en compte ses demandes.

    La liberté d’utilisation existe ensuite pour contrer la tendance des logiciels propriétaires à restreindre l’utilisation à une seule application. Le logiciel n’est alors utilisable que sur une machine prédéfinie et nulle part ailleurs. Quand il est libre, on peut utiliser le logiciel absolument comme on le souhaite, même pour le mettre en concurrence.

    La liberté d’étudier les codes est quant à elle importante dans notre société pour des raisons de transparence. Avec un logiciel propriétaire, nous ne pouvons jamais être certains que les données transmises sur son fonctionnement sont actuelles ou complètes. C’est exactement la question qui se pose sur le prélèvement des données personnelles par les grandes entreprises. Avec un logiciel libre, nous avons un accès direct à son code, nous permettant de l’étudier, ou de le faire étudier par un expert de confiance.

    Comment et pourquoi les grandes entreprises du numérique sont attachées aux logiciels libres ?

    À l’origine, le mouvement du logiciel libre n’était pas vu d’un très bon œil par le monde industriel de l’informatique. En effet, à l’époque se développait toute une industrie du logiciel dont le modèle économique était fondé sur la vente de copies de logiciels propriétaires. La seule manière d’utiliser un logiciel était alors de le charger sur sa machine via une cassette puis une disquette et un CD-Rom que les entreprises vendaient à l’unité. L’écosystème du libre qui promouvait la copie gratuite mettait ainsi à mal ce modèle économique.

    La situation a depuis changé. De moins en moins de logiciels sont exploités directement sur nos machines : aujourd’hui, la plupart s’exécute sur des serveurs loin de chez nous, c’est ce qu’on appelle le cloud computing (en français informatique en nuage). L’enjeu n’est désormais plus de garder secret les codes des logiciels installés chez les utilisateurs mais de protéger ceux des serveurs sur lesquels sont stockées les données récoltées. Les entreprises ouvrent alors le code de certaines de leurs technologies qui ne sont plus stratégiques pour leur activité. Par exemple, les entreprises ont pu ouvrir les codes sources de leur navigateur web car elles ne fondent pas leur modèle économique sur leur vente, mais sur la vente des services auxquels on accède via ces navigateurs web.

    Il est cependant important de relever que ces grandes entreprises du numérique gardent bien souvent le contrôle sur le développement des projets open source qu’elles lancent. Par exemple, Google a lancé un projet open source appelé Chromium sur lequel s’appuie son navigateur web phare Chrome. Les contributeurs de Chromium sont en réalité en grande majorité des employés de Google. Même si un développeur peut modifier à sa guise sa version de Chromium, en ajoutant plus de modules pour protéger sa vie privée par exemple, il n’y a que très peu de chance que ses changements soient acceptés dans la version officielle. Cela permet à Google de garder la mainmise sur la direction stratégique du projet open source.

    On sait aujourd’hui que les logiciels libres ont pu contribuer à l’implémentation des monopoles des grandes entreprises du numérique1 : en libérant le code source de cette technologie, ces entreprises vont chercher à la diffuser au maximum pour la rendre populaire et affirmer un standard sur le marché, pour ensuite vendre un service connexe. Dès lors, pour dépasser ces monopoles, les logiciels libres sont nécessaires mais ne suffisent pas. Même si l’on avait accès à tous les codes sources des services de ces entreprises, il n’est pas sûr que l’on soit capable d’opérer des services de la même qualité et interopérables sans avoir la même masse de données.

    L’Etat a-t-il un rôle à jouer pour diffuser l’utilisation des logiciels libres ?

    « Il est essentiel que l’Etat investisse cette question pour créer une dynamique économique dans laquelle des entreprises recrutent et rémunèrent les développeurs du logiciel libre. »

    La réponse dépend des échelles. Au niveau de logiciels de petite taille, il y a énormément de solutions et de modèles économiques qui utilisent exclusivement du logiciel libre et qui fonctionnent très bien. Par exemple, de nombreuses entreprises en France proposent des cloud privés open source qui hébergent des services de calendrier partagé, partage de fichiers, vidéoconférences, etc ; des outils devenus indispensables pour les entreprises et les administrations. Comme les solutions existent, il faut que l’Etat marque fermement sa volonté politique de choisir un fournisseur de solutions libres plutôt que de se tourner vers des solutions propriétaires. Il est néanmoins nécessaire de s’assurer d’avoir les compétences en interne pour maintenir le logiciel et garantir la pérennité de ses choix. En France, il existe de nombreux exemples d’acteurs ayant franchi le pas : dans mon travail je constate que beaucoup d’universités utilisent des solutions libres, notamment pour leur environnement de travail. Dès qu’on se tourne vers des solutions de plus grande envergure, cela se complique. Nous avons les compétences en termes de qualités qui ne sont toutefois pas suffisantes en termes de quantité pour rivaliser sur des services d’aussi grande échelle que les services de messagerie électronique comme Gmail par exemple. Il nous faut alors renforcer la formation pour fournir plus d’ingénieurs sur le marché.

    « Si historiquement les logiciels libres ne concernaient qu’une partie relativement petite de la population, aujourd’hui tout le monde est concerné. »

    Finalement, il est essentiel que l’Etat investisse cette question pour créer une dynamique économique dans laquelle des entreprises recrutent et rémunèrent les développeurs du logiciel libre. On ne peut plus faire peser la charge du passage à l’échelle seulement sur des bénévoles. Si l’État insiste dans ses demandes d’achat de service pour n’avoir que des solutions libres, cela va potentiellement créer un marché de fournisseurs de services autour des logiciels libres qui vont recruter dans le domaine.

    L’Etat est conscient de l’importance et de la nécessité de sa transition vers le logiciel libre, mais son adoption concrète reste aujourd’hui limitée. En France, nous sommes très avancés sur la réflexion stratégique des problématiques du numérique, mais il faudrait maintenant plus de volonté pour faire passer ces réflexions stratégiques à l’acte. Nous pouvons le faire, cela a déjà été fait dans le passé dans plusieurs secteurs et il s’agit d’un vrai enjeu de souveraineté. Si historiquement les logiciels libres ne concernaient qu’une partie relativement petite de la population, aujourd’hui la totalité de population est concernée. L’Etat doit s’en servir pour guider toute décision technique dans le futur et faire du logiciel libre sa norme.

    1 Pour aller plus loin : Le pillage de la communauté des logiciels libres, Mathieu O’Neil, Laure Muselli, Fred Pailler & Stefano Zacchiroli, Le Monde diplomatique, janvier 2022

  • Le fonctionnement d’un projet de logiciel libre : Scikit-learn

    Scikit-learn est une bibliothèque libre Python destinée à l’apprentissage automatique. Elle offre des bibliothèques d’algorithmes en particulier pour les data scientists.  Elle fait partie de tout un écosystème libre avec d’autres bibliothèques libres Python comme NumPy et SciPy. Pour les spécialistes, elle comprend notamment des fonctions de classification, régression et clustering. Elle fait un tabac dans le monde de l’apprentissage automatique. Nous avons rencontré Gaël Varoquaux, directeur de recherche à Inria dans l’équipe Soda, cofondateur du projet Scikit-learn, ancien élève de l’École normale supérieure et titulaire d’un doctorat en physique quantique pour comprendre comment fonctionne un projet de logiciel libre plutôt emblématique.
    Gaël Varoquaux,  © Inria / Photo G. Scagnelli

    Binaire : Quelle est la taille de l’équipe Inria de Scikit-learn ?

    Gaël Varoquaux : Si on compte les personnes à temps plein sur le projet à Inria, il y a 5 personnes. Mais il y a beaucoup plus de personnes qui participent et qui aident, entre autres des chercheurs qui s’investissent sur des questions dans leur domaine spécifique d’expertise. Scikit-learn est plus large qu’un projet Inria standard et a de nombreux participants et contributeurs en dehors d’Inria.

    B : Comment peut-on mesurer la popularité du système et son utilisation ?

    GV : Une des façons de le faire est de regarder les statistiques d’accès à la documentation : elles montrent un million d’accès par mois. C’est une bonne mesure des participations des développeurs, mais certainement pas une mesure des participation des utilisateurs qui se servent de produits générée à partir de scikit-learn et qui sont certainement beaucoup plus nombreux. Les statistiques Kaggle (*)  par exemple montrent que plus de 80% des projets Kaggle utilisent régulièrement scikit-learn. Le deuxième plus utilisé étant Tensor Flow avec un taux de plus de 50%.

    Les développeurs Scikit-learn sont répartis un peu partout dans le monde. Le nombre d’utilisateurs aux États-Unis, en Amérique du Sud ou en Chine est proportionnel au nombre de développeurs dans ces pays.

    B : Est-ce qu’il y a des thèmes particuliers ?

    GV : C’est difficile à dire parce qu’on n’a pas toujours l’information. Parmi les thèmes, on voit clairement la science des données, des analyses socio-économiques, et tout ce qui touche aux questions médicales. Un domaine où on a eu un fort impact, c’est la banque. Par exemple sur des sujets type détection de fraude. Vous comprendrez que, vu la sensibilité des sujets, c’est difficile de rentrer dans les détails.

    B : Le projet est-il en croissance, en stabilité ou en régression ?

    GV : En nombre d’utilisateurs, il est clairement en croissance. Une des raisons est que le nombre de data scientists croit ; on est tiré par cette croissance. Est-ce qu’on croit plus que cette croissance naturelle, je ne sais pas. En moyens internes et taille du projet, on est aussi clairement en croissance.

    B : D’où vient le financement ? Quel est le budget de Scikit-learn ?

    GV : Principalement de gros contributeurs. Nous nous sommes focalisés sur eux jusqu’à présent . En particulier, nous avons une dotation d’Inria qui doit être de l’ordre de 300 000 € par an. Ensuite, nous avons beaucoup d’organisations qui contribuent financièrement, soit par des dotations financières, soit en prenant en charge tel ou tel contributeur. Donc si on voulait évaluer le montant global, il est très certainement bien en millions d’euros par an.

    B : Quelle licence avez-vous choisie et pourquoi ?

    GV : On a choisi la licence BSD (+), pour deux raisons. D’abord, c’est une licence avec laquelle les gros utilisateurs sont relativement confortable (en tout cas plus confortable qu’avec la GPL). Par ailleurs, c’est une licence du monde Python, qui est notre monde.

    B : Quelle place le projet a-t-il dans Inria ? Y a t-il d’autres projets similaires dans l’institut ?

    GV : Le projet est hébergé par la Fondation Inria. Nous avons une convention de mécénat qui réunit les partenaires du projet et qui définit comment nous travaillons ensemble. Le projet est vu à l’intérieur d’Inria comme un succès et il est souvent mis en avant.

    Il y a  d’autres projets un peu comme nous, par exemple OCaml. OCaml a une organisation différente de la nôtre, beaucoup plus verticale, et fonctionne sur un ADN différent. Mais les deux approches ont du sens.

    B : Comment êtes-vous organisés ? Et comment vous avez choisi votre gouvernance  ?

    GV :  A l’origine, les premières idées pour la gouvernance nous sont venues de la communauté Apache et c’est sa gouvernance qui a servi d’inspiration. La gouvernance a d’abord été surtout informelle et puis on a commencé à la formaliser. La description de la gouvernance est ici. Cette formalisation a été développée notamment à la demande d’un de nos sponsors qui voulait mieux comprendre comment on fonctionnait. Il y a deux éléments dans nos règles de fonctionnement :  il y a une gouvernance écrite et puis il y a quelque chose qu’on considère comme les us et coutumes, la culture de notre communauté. La gouvernance continue à changer notamment probablement la prochaine étape sera de mettre en place la notion de sous-groupe, qui permettra de fonctionner sur une plus petite échelle.

    De manière générale, on veut être très transparent, en particulier, sur les décisions prises. En revanche, de temps en temps on considère qu’il doit y avoir des discussions privées et ces discussions ont lieu.

    B : Tu crois à l’idée du dictateur bienveillant ?

    GV : Pas du tout ! On refuse ça complètement. Notre mode de décision est par consensus : on fonctionne en réseau et pas du tout de façon hiérarchique. Ça marche, mais le problème du consensus c’est que ça induit une certaine lenteur, lenteur qui peut aussi causer une certaine frustration auprès des contributeurs. Donc on essaie d’améliorer le processus de gestion des conflits.

    B : Quel type de conflits ?

    GV : Il y a 2 types soit des conflits : les complètement triviaux, par exemple quelle est la couleur qui faut donner à tel ou tel objet. Et puis on a des conflits de fond, des choix essentiels qu’il faut régler en prenant son temps.

    B : Tu contribues au code ?

    GV : Je code encore, mais pas énormément. L’essentiel de mon activité est l’animation du projet et de la communauté.

    B : Est-ce qu’il y a des spin-off de Scikit-learn aujourd’hui  ? 

    GV : Il n’y en a pas aujourd’hui, mais ça pourrait se produire. On est sorti des années difficiles, celles pendant lesquelles on se battait pour avoir des moyens, pendant lesquelles les profils de l’équipe étaient essentiellement scientifiques. Maintenant on est un peu plus confortable donc la communauté s’est diversifiée, il y a des profils différents, et  éventuellement certains pourraient être intéressés par la création de start-up.

    B : Des forces d’un tel projet tiennent de sa documentation et de ses tutoriels.  Les vôtres sont excellents. Vous avez un secret ?

    GV : C’est parce que nous sommes pour la plupart chercheurs ou enseignants-chercheurs. Nous avons l’habitude d’enseigner ces sujets, et nous le faisons avec Scikit-learn. Et puis, nous aimons expliquer. Nous avons établi assez tôt des normes et nous nous y tenons : par exemple, une méthode ne peut être ajoutée au projet sans venir avec des exemples et une documentation qui explique son utilité.

    B : Quel est l’intérêt commun qui réunit la communauté ?

    GV : On peut dire que notre objectif, c’est de rendre la science des données plus facile pour tous. Ça, c’est l’objectif global. Les motivations individuelles des contributeurs peuvent être différentes. Certains, par exemple, sont là parce qu’ils veulent participer à rendre le monde meilleur.

    B : C’est bon pour la carrière d’un chercheur de travailler à Scikit-learn ?

    GV : Le projet offre clairement un boost de carrière pour les chercheurs Inria.

    Serge Abiteboul, François Bancilhon

     

    Choisir le bon estimateur avec scikit-learn : le site propose un guide pour s’orienter parmi tous les algorithmes ©scikit-learn

    Références :

    (*) Kaggle est une plateforme web organisant des compétitions en science des données appartenant à Google. Sur cette plateforme, les entreprises proposent des problèmes en science des données et offrent un prix aux datalogistes obtenant les meilleures performances. Wikipédia 2022. (Note des éditeurs : c’est une plateforme très populaire.)

    (+) La licence BSD (Berkeley Software Distribution License) est une licence libre utilisée pour la distribution de logiciels. Elle permet de réutiliser tout ou une partie du logiciel sans restriction, qu’il soit intégré dans un logiciel libre ou propriétaire.

    Et pour en savoir plus :

    – Le site avec le logiciel téléchargeable https://scikit-learn.org/stable.

    – Un MOOC gratuit et accessible pour se former à utiliser Scikit-learn https://www.fun-mooc.fr/en/courses/machine-learning-python-scikit-learn.

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Les ressources éducatives libres 

    Dans le cadre de la rubrique autour des “communs du numérique”, un entretien avec Colin de la Higuera, professeur d’informatique à l’Université de Nantes, titulaire de la chaire Unesco en ressources éducatives libres et intelligence artificielle, ancien président de la Société Informatique de France. Il nous parle des ressources éducatives libres, des éléments essentiels des communs du numérique. C’est l’occasion pour Binaire de retrouver Colin, qui a été un temps éditeur du blog.
    Colin de la Higuerra, Page perso à l’Université de Nantes

    Tu es titulaire d’une chaire Unesco en ressources éducatives libres et intelligence artificielle ? En quoi est-ce que cela consiste ?

    Dans ce projet, nous travaillons en partenariat avec l’Unesco afin de faire progresser les connaissances et la pratique dans ce domaine prioritaire à la fois pour Nantes Université et l’Unesco. Les ressources éducatives libres (REL) sont au cœur des préoccupations de l’Unesco qui voit en elles un moteur essentiel pour l’objectif de développement durable #4 : l’éducation pour tous. Donner un accès plus ouvert à la connaissance change la donne dans les pays en voie de développement, par exemple en Afrique ou en Inde. Il y a aujourd’hui une dizaine de chaires Unesco dont une en France ; on les trouve très répartie, par exemple au Nigéria, en Afrique du Sud ou au Mexique. Une chaire Unesco, ce n’est pas du financement, c’est de la visibilité et la possibilité de porter des idées. Aujourd’hui, le sujet des ressources éducatives libres représente le cœur de mon activité. Notamment, nous organisons une conférence internationale sur l’éducation globale à Nantes cette année.

    Les ressources éducatives libres (REL) sont des matériaux d’enseignement, d’apprentissage ou de recherche appartenant au domaine public ou publiés avec une licence de propriété intellectuelle permettant leur utilisation, adaptation et distribution à titre gratuit. Unesco.
    Par Jonathasmello — Travail personnel, CC BY 3.0 – Wikimedia

    Pourrais-tu nous expliquer ce que sont ces Ressources Éducatives Libres ?

    Les Ressources Éducatives Libres, REL pour faire court, sont des biens communs. L’idée est tout simplement que les ressources éducatives préparées par un enseignant ou un groupe d’enseignants puissent resservir à d’autres sans obstacle. Au delà d’un principe qui inclut la gratuité, pour qu’une ressource soit libre, on demande qu’elle respecte la règle des 5 “R” :

    • Retain : le droit de prendre la ressource, de la stocker, de la dupliquer,
    • Reuse : le droit d’utiliser ces ressources en particulier dans ses cours, mais aussi sur un site web, à l’intérieur d’une vidéo,
    • Revise : le droit d’adapter la ressource ou le contenu (en particulier le droit de traduction)
    • Remix : le droit de créer une nouvelle ressource en mélangeant des morceaux de ressources existantes
    • Redistribute : le droit de distribuer des copies du matériel original, le matériel modifié, le matériel remixé.

     

    Qu’est-ce qui a été le catalyseur sur ce sujet ?

    C’est quand même le numérique qui a rendu techniquement possible le partage et la mise en commun. Le numérique a changé a permis le décollage de cette idée. Mais le numérique peut aussi créer des obstacles, faire peur. Aujourd’hui, il s’agit d’utiliser le numérique encore plus efficacement pour permettre un meilleur partage de ces communs.

    Quand a commencé le mouvement pour les REL ?

    Le mouvement a débuté aux États-Unis il y a une vingtaine d’années. Au MIT plus précisément, des enseignants progressistes se sont souvenus qu’ils avaient choisi ce métier pour partager la connaissance et non la confisquer. Ils ont cherché à partager leurs cours. Les grandes universités américaines y ont rapidement vu leur intérêt et y ont adhéré. Ça a bien marché, parce que les plus prestigieuses comme Harvard et MIT s’y sont mises en premier. Aujourd’hui les Américains sont en avance sur nous sur le sujet.

    Y a-t-il une communauté des ressources éducatives libres ?

    Il existe bien sûr de nombreux activistes, mais le mouvement vient le plus souvent d’en haut. Ce sont des pays qui choisissent cette voie, des universités, des institutions. Par exemple l’Unesco, les États qui soutiennent financièrement les actions (comme pour d’autres communs, il y a des coûts) et en France certains acteurs comme le ministère de l’Éducation nationale. Il existe quand même des lieux pour que les acteurs et activistes se rencontrent, discutent des bonnes pratiques, échangent sur les outils créés.

    Assiste-t-on à un conflit avec les grands éditeurs de manuels scolaires au sujet des ressources éducatives libres. Pourrais-tu nous expliquer la situation ?

    La question est difficile ! Il convient d’abord de rappeler que les éditeurs ont accompagné l’Éducation nationale, en France, depuis très longtemps. Des partenariats forts existent et bien des disciplines sont nées ou se sont développées grâce à la création des manuels bien plus que par la publication de programmes. Il est compréhensible que nombreux voudraient voir perdurer cette coopération.

    Mais aujourd’hui on assiste en France  à la concentration du monde de l’édition au sein d’un unique groupe. Comme pour toutes les situations de monopole, c’est un souci. Et dans le cas qui nous intéresse c’est un souci majeur, surtout si en plus des questions très politiques viennent ici effrayer. Imaginons un instant que vous soyez aux Etats-Unis et que toute l’édition scolaire vienne à  tomber entre les mains d’un seul groupe dirigé par une personne qui soutiendrait des idées encore plus à droite que celles de l’ancien président Donald Trump. Est-ce que vous ne seriez pas inquiet sur le devenir des textes qui seraient distribués en classe, sur le devenir de l’éducation ? Et ne nous leurrons pas sur une supposée capacité de contrôle par l’État : même si on avait envie de voir plus de contrôle de sa part, il en serait bien incapable. Il suffit de regarder du côté de l’audiovisuel pour s’en rendre compte. Cette concentration de l’édition entre trop peu d’acteurs entraîne également une moindre variété des points de vue vis-à-vis des communs.

    Un autre argument à prendre en compte est que les montants financiers en question ne sont pas négligeables. On ne le voit pas au niveau des familles parce que tout est apparemment gratuit mais en réalité les enjeux économiques sont considérables. En France, le chiffre d’affaires net de l’édition scolaire représente 388 millions d’euros par an. On peut contraster ce chiffre avec celui de l’édition liée à la recherche scientifique. Cela conduit à se demander pourquoi les instances publiques exercent un vrai soutien pour l’accès libre aux publications scientifiques et pas de soutien du même ordre pour les REL.

    Mais qu’y a-t-il de particulier en France ?

    D’abord, la gratuité des ressources éducatives. Dans l’esprit du public, notamment des parents et des élèves, le matériel éducatif est “gratuit”. En fait, à l’école primaire, il est pris en charge par la municipalité, au collège par le département, et au lycée par la région. A l’Université, nos bibliothèques sont très bien dotées. Dans beaucoup de pays, les Etats-Unis en premier lieu, le matériel éducatif est payant. Et souvent cher. Ces coûts sont de vrais obstacles aux études. Acheter les différents textbooks en début d’année est un souci pour les familles modestes. Les familles et les étudiants eux-mêmes sont donc, assez logiquement, des avocats des REL et vont faire pression sur les établissements ou les gouvernants pour créer et utiliser des REL. Et ça fonctionne : ainsi, en avril dernier, l’état de Californie a investi en juillet dernier 115 millions de dollars pour soutenir les REL. En France, quand on parle de ressources gratuites, la première réaction est souvent : mais ça l’est déjà !

    Et puis il y a une originalité française sur le “droit d’auteur” sur les cours. En France, les enseignants ne sont pas “propriétaires” du cours qu’ils font, notamment dans le primaire et dans le secondaire. Un professeur de lycée n’a pas le droit de produire un livre à partir de son cours, parce que le cours ne lui appartient pas. C’est plus complexe que ça mais il y a assez de zones d’ombre pour que les enseignants ne se sentent pas en sécurité à l’heure de partager.

    Pourquoi le Ministère ne le déclare-t-il pas tout simplement ?

    A vrai dire, je n’en sais rien. Il y a sans doute du lobbying pour maintenir une situation de statu quo, mais c’est bien dommage. Les enjeux sont importants.. Il suffirait pourtant de peu : d’une déclaration politique soutenant la création de REL par tous les acteurs de l’éducation.

    Existe-t-il un annuaire qui permet de trouver les ressources éducatives libres ?

    Non, il n’existe pas d’annuaire, ou plutôt il en existe beaucoup et ils sont peu utilisables. Là encore, les approches top-down ont prévalu. Dans le primaire et le secondaire, le ministère a mis en place un annuaire qui s’appelle Edubase. Cet annuaire est complexe à utiliser, les licences ne sont que rarement mentionnées, donc on ne sait pas si et comment on peut utiliser telle ou telle ressource. Pour l’université, il y a les UNT (Université Numérique Thématique). Les universités elles-mêmes ont constitué leurs propres catalogues, mais ces catalogues débouchent sur des ressources éparpillées. Et se pose alors le problème de la curation : les cours peuvent avoir disparu, changé d’adresse. Enfin et surtout, l’usage des licences est très approximatif. Il nous est arrivé de trouver un même cours ayant de multiples licences, contradictoires, posées par les auteurs, l’Université et l’annuaire lui-même. Ce qui en pratique rend impossible son utilisation autrement qu’en simple document à consulter : on est alors très loin des REL.

    Au niveau international, c’est un peu le même désordre général. J’ai participé au projet européen X5-GON (Global Open Education Network) qui collecte les informations sur les ressources éducatives libres et qui marche bien avec un gros apport d’intelligence artificielle pour analyser en profondeur les documents. La grande difficulté étant toujours le problème des licences. On essaie de résoudre le problème dans le cadre de la Francophonie et en mettant en place du crowdsourcing.

    Donc on aura besoin de l’aide de tous ?

    Oui, nous espérons organiser au printemps des RELathons, c’est -à -dire des événements où chacun pourra nous aider à identifier les REL francophones. La logistique est presque prête… Nous attendons surtout de meilleures conditions sanitaires pour nous lancer.

    Le mouvement des REL est-il bien accepté chez les enseignants ?

    Si beaucoup d’enseignants sont ouverts à partager leurs ressources éducatives, ce n’est pas nécessairement le cas pour tous . Il n’y a pas adhésion de masse à l’idée de la mise en commun et du partage de la connaissance. Par exemple, à ce jour, il est impossible pour un étudiant qui suit un cours dans une université d’avoir des informations et de se renseigner sur le cours équivalent qui est donné dans une autre université.

    Une anecdote : en Suède, le ministère à essayé de pousser les ressources éducatives libres ; ils ont eu un retour de bâton de la part des syndicats qui ne voyaient pas pourquoi le ministère voulait imposer à un enseignant de partager ses ressources avec d’autres enseignants. Le débat reste très intéressant chez eux.

    Mais je pense que c’est quand même un problème culturel : poser une licence fait peur, s’exposer aussi. Mais si on rappelle aux enseignants qu’au fond, s’ils ont choisi ce métier, c’est bien pour partager la connaissance, on crée des adeptes.

    Existe-t-il des groupes de militants qui représentent l’amorce d’une communauté ?

    Il y a une petite communauté assez active. La Société informatique de France en fait partie par exemple. Mais c’est une communauté de convertis. Il faut arriver à convaincre les gens, en masse, au-delà de petits groupes des précurseurs.

    Les REL sont un exemple de commun numérique, comment se comparent-ils d’autres communs, par exemple à la science ouverte ?

    Une différence avec la science ouverte est que pour les ressources éducatives libres, il y a un droit de remix, c’est-à-dire de prendre un morceau d’un cours, le modifier, l’intégrer un autre, etc. Dans la science ouverte, une publication reste un tout que l’on ne modifie pas. Donc, les REL se rapprochent plutôt de la logique de l’Open Source.

    Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a un responsable pour la science ouverte, Marin Dacos, est-ce qu’on a aussi un responsable pour les REL ?

    Récemment, Alexis Kauffmann, le fondateur de Framasoft, a été nommé “chef de projet logiciels et ressources éducatives libres et mixité dans les filières du numérique” à la Direction du numérique de l’Education nationale. C’est une excellente nouvelle.

    Quel type d’actions est prévu dans le cadre de ta chaire Unesco ?

    Des actions à trois niveaux sont prévues. Au niveau international, on organise la conférence Open Education Global Nantes 2022. Sur le plan national, on essaie en association avec le ministère de l’éducation de mobiliser l’ensemble de la filière : cela passe par des ateliers lors de journées organisées par les rectorats, par la publication de ressources pour aider les enseignants à devenir des éducateurs ouverts… Nous publions ces informations et ressources sur notre blog. Enfin pour ce qui est du local, Nantes Université est totalement impliquée dans la démarche et ce sujet est porté par la Présidente. J’espère qu’à court terme nous pourrons servir d’exemple et de moteur pour faire progresser des ressources éducatives libres dans le contexte universitaire.

    Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris, François Bancilhon, serial entrepreneur

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/