Catégorie : Féminisme

  • La passion du pair-à-pair

    Un nouvel entretien autour de l’informatique.

    Anne-Marie Kermarrec est une informaticienne française, professeure à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Elle est internationalement reconnue pour ses recherches sur les systèmes distribués, les systèmes « pair à pair », les algorithmes épidémiques et les systèmes collaboratifs d’apprentissage automatique. Elle fait partie du Conseil présidentiel de la science français et est nouvellement élue à l’Académie des Sciences. Elle contribue régulièrement à binaire, et a publié en 2021 « Numérique, compter avec les femmes », chez Odile Jacob.

    Anne-Marie Kermarre. Par EPFL, CC BY 4.0, Wikimedia Commons

    Binaire : Tout d’abord, peux-tu nous retracer rapidement le parcours depuis la petite fille en Bretagne jusqu’à la membre Académie des sciences ?

    AMK : Oui, je viens de Bretagne ; je suis la petite dernière d’une fratrie de quatre. On a tous suivi des études scientifiques. Au lycée, en seconde, j’avais pris option informatique pour aller dans un lycée particulier à Saint-Brieuc. À la fac, j’hésitais entre l’économie, les maths, l’informatique, et j’ai choisi l’informatique, un peu par hasard j’avoue. Je n’avais pas une idée très précise de ce que c’était mais il se trouve que j’avais un frère informaticien, qui avait fait un doctorat, et ça avait l’air d’un truc d’avenir !

    J’ai découvert la recherche pendant mon stage de maîtrise, où j’ai étudié les architectures des ordinateurs. Puis, en DEA et en thèse, j’ai bifurqué vers les systèmes distribués, là encore, un peu par hasard. La façon de travailler en thèse m’a beaucoup plu, et m’a donné envie de continuer dans cette voie. J’ai donc poursuivi un postdoc à Amsterdam, avec un chercheur qui m’a beaucoup inspiré, Andy Tanenbaum. C’est là que j’ai commencé à travailler sur les systèmes distribués à large échelle – mon sujet principal de recherche depuis. Après deux ans comme maitresse de conférences à Rennes, j’ai passé cinq ans comme chercheuse pour Microsoft Research à Cambridge en Angleterre. C’était très chouette. Ensuite, je suis devenue directrice de recherche Inria et j’ai monté une équipe sur les systèmes pair-à-pair, un sujet très en vogue à l’époque. Cela m’a conduite à créer une start-up, Mediego, qui faisait de la recommandation pour les journaux en ligne et exploitait les résultats de mon projet de recherche. En 2019, juste avant le Covid, j’ai vendu la start-up. Depuis je suis professeure à l’EPFL. J’y ai monté un labo, toujours sur les systèmes distribués à large échelle, avec des applications dans l’apprentissage machine et l’intelligence artificielle.

    Binaire : Pourquoi est-ce que tu n’es pas restée dans l’industrie après ta start-up?

    AMK : La création de ma start-up a été une expérience très enrichissante techniquement et humainement. On était parti d’un algorithme que j’avais développé et dont j’étais très fière, mais finalement, ce qui a surtout fonctionné, c’est un logiciel de création de newsletters qu’on avait co-construit avec des journalistes. Les joies du pivot en startup. Et à un moment donné, j’avais un peu fait le tour dans le sens où, même si ce n’était pas une grosse boîte, une fois qu’on avait trouvé notre marché, je m’occupais essentiellement des sous et des ressources humaines… et plus tellement, plus assez, de science. Donc j’ai décidé de revenir dans le monde académique que je n’avais pas complètement quitté, puisque j’y avais encore des collaborations. J’ai aimé mon passage dans l’industrie, mais j’aime aussi la nouveauté, et c’est aussi pour ça que j’ai pas mal bougé dans ma carrière. Et après quelque temps, le monde académique me manquait, les étudiants, les collègues. Et puis, ce qui me plaît dans la recherche : quand on a envie, on change de sujet. On fait plein de choses différentes, on jouit d’une énorme liberté et on est entouré d’étudiants brillants. J’avais vraiment envie de retrouver cette liberté et ce cadre.

    Et puis, au vu de tout ce qui se passe avec ces grosses boîtes en ce moment, je me félicite d’être revenue dans le monde académique ; je n’aurais pas du tout envie de travailler pour elles maintenant….

    Binaire : Ton premier amour de chercheuse était le pair-à-pair. Est-ce que tu peux nous expliquer ce que c’est, et nous parler d’algorithmes sur lesquels tu as travaillé dans ce cadre ?

    Architecture centralisée
    (1)
    Architecture pair à pair
    (2)

    Architecture centralisée (1), puis pair-à-pair (2).
    Source: Wikimedia commons.

    AMK : Commençons par les systèmes distribués. Un système distribué consiste en un ensemble de machines qui collaborent pour exécuter une application donnée ; l’exemple type, ce serait les data centers. On fait faire à chaque machine un morceau du travail à réaliser globalement. Mais à un moment donné, il faut quand même de la synchronisation pour mettre tout ça en ordre.

    La majorité des systèmes distribués, jusqu’au début des années 2000, s’appuyait sur une machine, qu’on appelle un serveur, responsable de l’orchestration des tâches allouées aux autres machines, qu’on appelle des clients. On parle d’architecture client-serveur. Un premier inconvénient, qu’on appelle le passage à l’échelle, c’est que quand on augmente le nombre de machines clientes, évidemment le serveur commence à saturer. Donc il faut passer à plusieurs serveurs. Comme dans un restaurant, quand le nombre de clients augmente, un serveur unique n’arrive plus à tout gérer, on embauche un deuxième serveur, puis un autre, etc. Un second problème est l’existence d’un point de défaillance unique. Si un serveur tombe en panne, le système en entier s’écroule, alors même que des tas d’autres machines restent capables d’exécuter des tâches.

    Au début des années 2000, nous nous sommes intéressés à des systèmes distribués qui n’étaient plus seulement connectés par des réseaux locaux, mais par Internet, et avec de plus en plus de machines. Il est alors devenu crucial de pouvoir supporter la défaillance d’une ou plusieurs machines sans que tout le système tombe en panne. C’est ce qui a conduit aux systèmes pair-à-pair.

    Binaire : On y arrive ! Alors qu’est-ce que c’est ?

    AMK : Ce sont des systèmes décentralisés dans lesquels chaque machine joue à la fois le rôle de client et le rôle de serveur. Une machine qui joue les deux rôles, on l’appelle un pair. En termes de passage à l’échelle, c’est intéressant parce que ça veut dire que quand on augmente le nombre de clients, on augmente aussi le nombre de serveurs. Et si jamais une machine tombe en panne, le système continue de fonctionner !

    Bon, au début, les principales applications pour le grand public étaient… le téléchargement illégal de musique et de films avec des systèmes comme Gnutella ou BitTorrent ! On a aussi utilisé ces systèmes pour de nombreuses autres applications comme le stockage de fichiers ou même des réseaux sociaux. Plus récemment, on a vu arriver de nouveaux systèmes pair-à-pair très populaires, avec la blockchain qui est la brique de base des crypto-monnaies comme le Bitcoin.

    Maintenant, entrons un peu dans la technique. Dans un système distribué avec un très grand nombre de machines (potentiellement des millions), chaque machine ne communique pas avec toutes les autres, mais juste avec un petit sous-ensemble d’entre elles. Typiquement, si n est le nombre total de machines, une machine va communiquer avec un nombre logarithmique, log(n), de machines. En informatique, on aime bien le logarithme car, quand n grandit énormément, log(n) grandit doucement.

    Maintenant, tout l’art réside dans le choix de ce sous-ensemble d’environ log(n) machines avec qui communiquer. La principale contrainte, c’est qu’on doit absolument éviter qu’il y ait une partition dans le réseau, c’est-à-dire qu’il doit toujours exister un chemin entre n’importe quels nœuds du réseau, même s’il faut pour cela passer par d’autres nœuds. On va distinguer deux approches qui vont conduire à deux grandes catégories de systèmes pair-à-pair, chacune ayant ses vertus.

    La première manière, dite « structurée », consiste à organiser tous les nœuds pour qu’ils forment un anneau ou une étoile par exemple, bref une structure géométrique particulière qui va garantir la connectivité du tout. Avec de telles structures, on est capable de faire du routage efficace, c’est-à-dire de transmettre un message de n’importe quel point à n’importe quel autre point en suivant un chemin relativement court. Par exemple, dans un anneau, en plaçant des raccourcis de façon astucieuse, on va pouvoir aller de n’importe quelle machine à n’importe quelle autre machine en à peu près un nombre logarithmique d’étapes. Et la base de tous ces systèmes, c’est qu’il y a suffisamment de réplication un peu partout pour que n’importe quelle machine puisse tomber en panne et que le système continue à fonctionner correctement.

    La seconde manière, dite « non structurée », se base sur des graphes aléatoires. On peut faire des choses assez intéressantes et élégantes avec de tels graphes, notamment tout ce qui s’appelle les algorithmes épidémiques (j’avais parlé de ça dans un autre article binaire). Pour envoyer un message à tout un système, je l’envoie d’abord à mes voisins, et chacun de mes voisins fait la même chose, etc. En utilisant un nombre à peu près logarithmique de voisins, on sait qu’au bout d’un nombre à peu près logarithmique d’étapes, tout le monde aura reçu le message qui s’est propagé un peu comme une épidémie. Cela reste vrai même si une grande partie des machines tombent en panne ! Et le hasard garantit que l’ensemble reste connecté.

    On peut faire évoluer en permanence cette structure de graphe aléatoire, la rendre dynamique, l’adapter aux applications considérées. C’est le sujet d’un projet ERC que j’ai obtenu en 2008. L’idée était la suivante. Comme je dispose de ce graphe aléatoire qui me permet de m’assurer que tout le monde est bien connecté, je peux construire au-dessus n’importe quel autre graphe qui correspond bien à mon application. Par exemple, je peux construire le graphe des gens qui partagent les mêmes goûts que moi. Ce graphe n’a même pas besoin de relier tous les nœuds, parce que de toute façon ils sont tous connectés par le graphe aléatoire sous-jacent. Et dans ce cas-là, je peux utiliser ce réseau pour faire un système de recommandation. En fait, au début, je voulais faire un web personnalisé et décentralisé. C’était ça, la « grande vision » qui a été à la base de la création de ma startup. Sauf que business model oblige, finalement, on n’a pas du tout fait ça 😉 Mais j’y crois encore !

    Architecture structurée
    (1)

    Graphe aléatoire
    (2)

    Architectures pair-à-pair: structurée (ici en anneau (1)) et  routage aléatoire (2).
    Source: Geeks for geeks.

    Binaire : Et aujourd’hui, toujours dans le cadre du pair-à-pair, tes recherches portent sur l’apprentissage collaboratif.

    AMK : Oui, l’apprentissage collaboratif, c’est mon sujet du moment ! Et oui, on reste proche du pair-à-pair, mon dada !

    Dans la phase d’entraînement de l’apprentissage automatique classique, les données sont rapatriées dans des data centers où se réalise l’entrainement. Mais on ne veut pas toujours partager ses données ; on peut ne pas avoir confiance dans les autres machines pour maintenir la confidentialité des données.

    Donc, imaginons des tas de machines (les nœuds du système) qui ont chacune beaucoup de données, qu’elles ne veulent pas partager, et qui, pour autant, aimeraient bénéficier de l’apprentissage automatique que collectivement ces données pourraient leur apporter. L’idée est d’arriver à entraîner des modèles d’apprentissage automatique sur ces données sans même les déplacer. Bien sûr, il faut échanger des informations pour y arriver, et, en cela, l’apprentissage est collaboratif.

    Une idée pourrait être d’entrainer sur chaque machine un modèle d’apprentissage local, récupérer tous ces modèles sur un serveur central, les agréger, renvoyer le modèle résultat aux différentes machines pour poursuivre l’entrainement, cela s’appelle l’apprentissage fédéré. A la fin, on a bien un modèle qui a été finalement entraîné sur toutes les données, sans que les données n’aient bougé. Mais on a toujours des contraintes de vulnérabilité liées à la centralisation (passage à l’échelle, point de défaillance unique, respect de la vie privée).

    Alors, la solution est d’y parvenir de manière complètement décentralisée, en pair-à-pair. On échange entre voisins des modèles locaux (c’est à dire entrainés sur des données locales), et on utilise des algorithmes épidémiques pour propager ces modèles. On arrive ainsi à réaliser l’entrainement sur l’ensemble des données. Ça prend du temps. Pour accélérer la convergence de l’entrainement, on fait évoluer le graphe dynamiquement.

    Cependant, que ce soit dans le cas centralisé ou, dans une moindre mesure, décentralisé, l’échange des modèles pose quand même des problèmes de confidentialité. En effet, même si les données ne sont pas partagées, il se trouve qu’il est possible d’extraire beaucoup d’informations des paramètres d’un modèle et donc du client qui l’a envoyé. Il y a donc encore pas mal de recherches à faire pour garantir que ces systèmes soient vraiment respectueux de la vie privée, et pour se garantir d’attaques qui chercheraient à violer la confidentialité des données : c’est typiquement ce sur quoi je travaille avec mon équipe à l’EPFL.

    Binaire : L’entraînement dans un cas distribué, est-ce que cela ne coûte pas plus cher que dans un cas centralisé ? Avec tous ces messages qui s’échangent ?

    AMK : Bien sûr. Il reste beaucoup de travail à faire pour réduire ces coûts. En revanche, avec ces solutions, il est possible de faire des calculs sur des ordinateurs en local qui sont souvent sous-utilisés, plutôt que de construire toujours plus de data centers.

    Binaire : Cela rappelle un peu les problèmes de coût énergétique du Bitcoin, pour revenir à une autre application du pair-à-pair. Peux-tu nous en parler ?

    AMK : Un peu mais nous sommes loin des délires de consommation énergétique du Bitcoin.

    En fait, au début, quand j’ai découvert l’algorithme original de la blockchain et du Bitcoin, je n’y ai pas du tout cru, parce que d’un point de vue algorithmique c’est un cauchemar ! En systèmes distribués, on passe notre vie à essayer de faire des algorithmes qui soient les plus efficaces possibles, qui consomment le moins de bande passante, qui soient les plus rapides possibles, etc… et là c’est tout le contraire ! Un truc de malade ! Bon, je regrette de ne pas y avoir cru et de ne pas avoir acheté quelques bitcoins à l’époque…

    Mais c’est aussi ça que j’aime bien dans la recherche scientifique : on se trompe, on est surpris, on apprend. Et on découvre des algorithmes qui nous bluffent, comme ceux des IA génératives aujourd’hui.

    Binaire : Tu as beaucoup milité, écrit, parlé autour de la place des femmes dans le numérique. On t’a déjà posé la question : pourquoi est-ce si difficile pour les femmes en informatique ? Peut-être pas pour toi, mais pour les femmes en général ? Pourrais-tu revenir sur cette question essentielle ?

    AMK : On peut trouver un faisceau de causes. Au-delà de l’informatique, toutes les sciences “dures” sont confrontées à ce problème. Dès le CP, les écarts se creusent entre les filles et les garçons, pour de mauvaises raisons qui sont des stéréotypes bien ancrés dans la société, qui associent les femmes aux métiers de soins et puis les hommes à conduire des camions et à faire des maths… Pour l’informatique, la réforme du lycée a été catastrophique. La discipline n’avait déjà pas vraiment le vent en poupe, mais maintenant, quand il faut abandonner une option en terminale, on délaisse souvent l’informatique. Et ça se dégrade encore dans le supérieur. La proportion de femmes est très faible dans les écoles d’ingénieurs, et ça ne s’améliore pas beaucoup. Pour prendre l’exemple d’Inria, la proportion de candidates entre le début du recrutement et l’admission reste à peu près constante, mais comme elle est faible à l’entrée on ne peut pas faire de miracles…

    Pourtant, une chose a changé : la parité dans le domaine est devenue un vrai sujet, un objectif pour beaucoup, même si ça n’a pas encore tellement amélioré les statistiques pour autant. Ça prend beaucoup de temps. Un sujet clivant est celui de la discrimination positive, celui des quotas. Beaucoup de femmes sont contre dans les milieux académiques parce qu’elles trouvent ça dévalorisant, ce que je peux comprendre. Je suis moi-même partagée, mais parfois je me dis que c’est peut-être une bonne solution pour accélérer les choses…

    Binaire : Bon, de temps en temps, cela change sans quota. Même à l’Académie des sciences !

    AMK : C’est vrai, magnifique ! Je suis ravie de faire partie de cette promo. Une promo sans quota plus de 50 % de femmes parmi les nouveaux membres Académie des sciences en général, et 50 % en informatique. On a quand même entendu pendant des années qu’on ne pouvait pas faire mieux que 15-20% ! Pourvu que ça dure !

    Serge Abiteboul, Inria, et Chloé Mercier, Université de Bordeaux.

    https://binaire.socinfo.fr/les-entretiens-de-la-sif/
  • Où sont les femmes ? A l’école 42 !

    Un article de binaire parlait déjà de l’école 42 en 2014. On y trouvait certains aspects de la pédagogie intéressants. Cependant, nous avions été surpris par l’absence abyssale de considérations pour la fracture sociale et la question du genre. Carolina Somarriba Pérez-Desoy, qui a acquis ses galons d’informaticienne dans cette école, nous parle des changements pour les femmes. Serge Abiteboul et Chloé Mercier.

    Carolina Somarriba Pérez-Desoy

     

    L’école 42 était la nouvelle réponse (universelle) de ma mère à mes questionnements professionnels.

    Cet établissement créé par Xavier Niel en 2013, faisait souvent les gros titres en raison de sa pédagogie novatrice et de sa gratuité. Cette perspective ne m’enchantait guère : reprendre à zéro des études dans une école qui ne me fournirait pas forcément de diplôme, alors que mes six années d’études dont deux masters en urbanisme ne me suffisaient apparemment pas à trouver un travail ? Pourtant, si je n’arrivais pas à m’imaginer repartir pour des études dans un cadre strict comme celui, par exemple, de Sciences Po, je pouvais envisager de le faire en toute autonomie dans le cadre très différent d’une école singulière. L’alternative était de continuer à enchaîner des entretiens d’embauche déprimants.

    Photo d'une salle de travail à l'école 42.
    Une salle de travail, appelée « cluster » à 42.

    Une rapide recherche internet m’avait révélé l’existence d’une immersion d’une semaine (appelée « piscine Découverte ») qui devait nous apprendre les bases de la programmation web. Elle était destinée aussi bien aux étudiants de 42 qu’aux femmes âgées d’au moins 16 ans, désireuses de tester la pédagogie de l’école. Cette semaine allait déterminer si je me sentais capable de m’intégrer à des jeunes geeks problématiques sur les questions de sexisme. C’était l’image peu flatteuse que je me faisais des étudiants en tech. Certains scandales liés à cette école aidaient à confirmer ces craintes. Entre autres soucis, des listes de classement du physique des étudiantes, une discrimination assumée et des caméras de vidéosurveillance en libre-accès permettant un stalking illimité. Pour moi, l’école 42 paraissait le paradis des harceleurs.

    Je n’avais aucun bagage technique en informatique. Mais tel que le mentionnait l’école, la détermination et l’enthousiasme devaient suffire à combler mes lacunes.

    La découverte de l’école – une semaine « girl power »

    Une bande d’adolescents prépubères aux cheveux gras et aux habits (pyjamas ?) mal lavés, jetant des regards libidineux aux deux seules femmes de l’école. C’est ainsi que j’imaginais mon inconfortable entrée dans l’établissement. La réalité ? Des rangées entières de femmes venues découvrir l’école et des étudiants trop accaparés par leurs projets pour remarquer notre arrivée. Les étudiants, appelés « studs » (pour « students »), participant à cette immersion furent d’une grande assistance et nous encouragèrent toutes à tenter d’intégrer l’école. Malgré cela, la majorité des femmes externes abandonnèrent au cours des deux premiers jours, sentant leur retard se creuser d’heure en heure.

    Il faut dire que pour réussir à suivre (ne serait-ce que de loin) le rythme des studs, il fallait faire des horaires intensifs, et ne pas se laisser abattre par les échecs répétés. Pour autant, celles qui restèrent jusqu’au bout se présentèrent toutes à l’examen d’entrée.

    L’examen d’entrée – un mois de « piscine » décourageant

    L’examen d’entrée, la « piscine », consiste en un mois pendant lequel chaque candidat, appelé « piscineux » doit valider un maximum d’examens et exercices, appelés « days ». Le tout en autonomie, en étant corrigé par ses pairs ainsi que par un algorithme appelé Moulinette. La plupart des scandales liés à l’école ayant fait les grands titres avaient eu lieu pendant cette épreuve. Chose positive cependant, il semblait qu’un changement de direction dans les dernières années avait su rendre l’ambiance moins hostile et plus inclusive, notamment pour les femmes.

    Photo de la salle de pause de l'école.
    La salle de pause, reconvertie en dortoir les soirs de piscine.

    La réalité me parut plus contrastée quand je passai ma piscine en juillet 2022. S’il était bien vrai que beaucoup de progrès avaient été faits depuis le changement de direction, de nombreux comportements problématiques persistaient. Par exemple, il était courant d’entendre dire aux femmes qu’elles seraient favorisées au moment de la sélection et qu’elles pouvaient donc se permettre de maintenir leur niveau minable en programmation.

    Aussi, certaines piscineuses subissaient des pressions en tant que correctrices de la part de groupes d’hommes pour les forcer à valider leurs exercices. Et pendant qu’elles se faisaient corriger leurs travaux, les femmes étaient souvent méprisées par des correcteurs voulant montrer leur présumée supériorité technique. Étant donné l’accès difficile au « bocal », nom donné aux bureaux de l’administration, beaucoup de commentaires dévalorisants et de comportements désobligeants étaient tolérés par les piscineuses ceux-ci étant à la marge de ce qui pouvait être perçu comme suffisamment grave pour se sentir légitimes à les reporter. Cet ensemble pesait lourd sur le moral et poussait beaucoup de femmes à abandonner.

    Une grande partie de ces commentaires et comportements sexistes découlent d’une différence de niveau en informatique entre hommes et femmes. Pourtant, il est connu de tous les piscineux que le critère fondamental de sélection est le delta de progression de chacun plutôt que le niveau final atteint. Ainsi, les candidats sans connaissances préalables ne sont pas désavantagés. Malgré cela, beaucoup de femmes se sentent progresser plus lentement que le reste de leurs camarades masculins et se demandent si elles ont leur place dans l’école. En effet, ce sont quasi-exclusivement des hommes qui figurent dans le top 10 du classement de chaque piscine, qui ne prend en compte que le niveau atteint.  

    Au fil du temps, afin de limiter le nombre d’abandons féminins et de réduire les différences de niveau homme/femme, l’école avait mis en place plusieurs mesures.

    Pour commencer, l’école prit l’initiative d’instaurer un « Tea Time », une réunion hebdomadaire de trois heures animées par la directrice de l’école et d’autres membres féminins du staff. Celle-ci devait remotiver les femmes qui hésiteraient à abandonner la piscine. Beaucoup y ont trouvé des camarades avec qui travailler, plus proches de leur niveau et plus réceptives aux difficultés rencontrées. Personnellement, je n’ai assisté qu’à une seule d’entre elles, car je l’ai trouvée profondément déprimante. Trois heures de témoignages négatifs, de dénonciations de comportements inappropriés, ainsi que de nombreux craquages psychologiques en direct, c’était trop pour moi. Les retours de cette initiative ont néanmoins été positifs, beaucoup de femmes ayant trouvé le soutien émotionnel nécessaire pour se motiver à terminer la piscine. Ces séances avaient également aidé à se défaire d’éventuels syndromes de l’imposteur, et donc à se faire une place légitime dans l’école. Ces réunions ont aussi révélé des témoignages positifs sur des hommes prenant la défense de leurs collègues féminines face à des comportements déplacés.

    Ensuite, afin de favoriser l’entraide, et ainsi pallier les différences de niveau, l’école avait instauré le Voxotron, un système de votes hebdomadaire dans lequel tout piscineux pouvait voter pour les dix camarades l’ayant le plus aidé dans la semaine. Un candidat ne recevant aucun vote, même ayant atteint un niveau un élevé, ne serait pas sélectionné pour intégrer l’école. Cela devait forcer tous les candidats à aider leur prochain, et donc notamment à aider leurs camarades féminines, dont le vote était important.

    Malheureusement, d’autres initiatives dans cette même veine se retrouvaient contournées. C’était notamment le cas du système d’appariement des groupes de « rush », des projets communs ayant lieu pendant le weekend. Les meilleurs piscineux, généralement des hommes, préféraient parfois faire tout le travail seuls plutôt que de collaborer avec leurs camarades moins expérimentés, cela afin d’avancer plus vite. Cette attitude frustrait tant les hommes que les femmes en difficulté, qui auraient voulu profiter de cette opportunité pour progresser. Pour autant, cela semblait davantage affecter les femmes, plus enclines à travailler en groupe et qui semblaient plus souvent dérangées à l’idée de présenter un projet auquel elles n’avaient pas contribué. Cependant, lorsque les membres travaillaient en groupe, ces séances de rush étaient des moments de rencontre importants. Ils permettaient notamment de former des groupes de travail pour la suite ainsi que de se faire des connaissances à qui demander de l’aide. En bref, les rush étaient des moments généralement très appréciés et édifiants.

    Le cursus – deux années plus équilibrées

    Avec la baisse des inégalités de niveau à la fin de la piscine, s’étaient également réduits les comportements sexistes. De plus, j’avais été agréablement surprise de voir que les réclamations faites pendant la piscine avaient été prises très au sérieux par l’administration, qui avait refusé les candidats les plus problématiques. Même si certains comportements sexistes persistaient, ils étaient beaucoup moins importants. La piscine ayant permis aux femmes de rattraper une grande partie de leur retard technique et leur ayant permis de s’affirmer en ayant gagné en légitimité. Pendant le cursus, les femmes étaient loin d’être invisibles dans les « clusters » (salles de travail). Les amitiés et groupes de travail homme/femme étaient la norme.

    En 2024, alors que je viens de terminer mon cursus, les femmes ont obtenu un taux record de 46% de participation aux piscines de février et mars, et représentent environ 25% des étudiants. Ce nombre de femmes grandissant et avec une administration sensible et volontaire à atteindre la parité, être une femme à 42 est de plus en plus agréable au fil des années. Personnellement, j’ai mal été orientée dans mes choix d’études, car on partait du principe que je serais plus épanouie dans un milieu plus mixte et moins technique. Je me suis donc dirigée tard vers l’informatique, à mon grand regret.

    Cette école est très dure mais, si on est motivé et curieux, c’est aussi un lieu de rencontres incroyable. J’encourage tout le monde à venir essayer, en particulier les femmes, pour faire en sorte que l’informatique ne soit plus un secteur majoritairement masculin.

    Carolina Somarriba Pérez-Desoy, informaticienne

  • Lena fait ses adieux

    © CNRS / Femmes & Sciences
    Dans beaucoup de domaines de la recherche en informatique, il existe  des « objets » que l’on retrouve dans grand nombre d’articles pour illustrer des résultats. Ainsi des dialogues entre Alice et Bob pour la cryptographie, de l’affichage de « Hello world » pour les langages de programmation, de la théière pour la synthèse d’images, etc. Pour l’analyse et le traitement d’images, c’est l’image d’un mannequin suédois, Lena Forsén, qui ser[vai]t d’image de référence depuis les années 70’s. L’IEEE, association dédiée à l’avancement de la technologie au profit de l’humanité et qui  regroupe plusieurs centaines de milliers de membres  [1], vient de demander aux auteurs d’articles publiés dans ses revues et ses conférences de la remplacer par une autre image. Florence SEDES qui est professeure d’informatique (Université Paul Sabatier à Toulouse et présidente de ) nous explique pourquoi. Pascal Guitton

    Il était une fois….

    Recadrée à partir des épaules, la photo centrale de Playboy du mannequin suédois Lena Forsén regardant le photographe de dos fut l’étalon improbable des recherches en traitement d’image, et l’une des images les plus reproduites de tous les temps. « Miss November », playmate d’un jour, aura vu son unique cliché pour le magazine sublimé.

    Peu après son impression dans le numéro de novembre 1972 du magazine PlayBoy, la photographie a été numérisée par Alexander Sawchuk, professeur assistant à l’université de Californie, à l’aide d’un scanner conçu pour les agences de presse. Sawchuk et son équipe cherchaient de nouvelles données pour tester leurs algorithmes de traitement d’images : la fameuse page centrale du magazine fut élue, et ce choix justifié par la présence d’un visage et d’un mélange de couleurs claires et foncées. Heureusement, les limites du scanner ont fait que seuls les cinq centimètres encadrant le visage ont été scannés, l’épaule nue de Forsén laissant deviner la nature de l’image originale, à une époque où la pornographie et la nudité étaient évaluées différemment de ce qu’elles le sont désormais.

    Etalon d’une communauté, la madone ès image processing…

    Dès lors, la photo est devenue une image de référence standard, utilisée un nombre incalculable de fois depuis plus de 50 ans dans des articles pour démontrer les progrès de la technologie de compression d’images, tester de nouveaux matériels et logiciels et expliquer les techniques de retouche d’images. L’image aurait même été une des premières à être téléchargée sur ARPANET, son modèle, Lena, ignorant tout de cette soudaine et durable célébrité.

    Lena, vraie étudiante suédoise à New York, modèle d’un jour, a enfin droit à faire valoir sa retraite : l’IEEE a publié un avis à l’intention de ses membres mettant en garde contre l’utilisation continue de l’image de Lena dans des articles scientifiques.

    « À partir du 1er avril, les nouveaux manuscrits soumis ne seront plus autorisés à inclure l’image de Lena », a écrit Terry BENZEL, vice-président de l’IEEE Computer Society. Citant une motion adoptée par le conseil d’édition du groupe : «La déclaration de l’IEEE sur la diversité et les politiques de soutien telles que le code d’éthique de l’IEEE témoignent de l’engagement de l’IEEE à promouvoir une culture inclusive et équitable qui accueille tout le monde. En accord avec cette culture et dans le respect des souhaits du sujet de l’image, Lena Forsén, l’IEEE n’acceptera plus les articles soumis qui incluent l’image de Lena».

    L’IEEE n’est pas la première à « bannir » la photo de ses publications : en 2018, Nature Nanotechnology a publié une déclaration interdisant l’image dans toutes ses revues de recherche, écrivant dans un édito que «…l’histoire de l’image de Lena va à l’encontre des efforts considérables déployés pour promouvoir les femmes qui entreprennent des études supérieures en sciences et en ingénierie… ».

    De multiples raisons scientifiques ont été invoquées pour expliquer cette constance dans l’utilisation de cette image-étalon, rare dans nos domaines : la gamme dynamique (nombre de couleurs ou de niveaux de gris utilisées dans une image), la place centrale du visage humain, la finesse des détails des cheveux de Lena et la plume du chapeau qu’elle porte.

    Dès 1996, une note dans IEEE Trans on Image Processing déclarait, pour expliquer pourquoi le rédacteur n’avait pas pris de mesures à l’encontre de l’image, que «l’image de Lena est celle d’une femme attirante», ajoutant : «Il n’est pas surprenant que la communauté des chercheurs en traitement d’images [essentiellement masculine] ait gravité autour d’une image qu’elle trouvait attrayante».

    Le magazine PlayBoy aurait pu lui-même mettre un terme à la diffusion de l’image de Lena : en 1992, le magazine avait menacé d’agir, mais n’a jamais donné suite. Quelques années plus tard, la société a changé d’avis : «nous avons décidé d’exploiter ce phénomène», a déclaré le vice-président des nouveaux médias de Playboy en 1997.

    Lena Forsén elle-même, « sainte patronne des JPEG » a également suggéré que la photo soit retirée. Le documentaire Losing Lena a été le déclencheur pour encourager les chercheurs en informatique à passer à autre chose :  «il est temps que je prenne moi aussi ma retraite […] »[2].

    “Fabio is the new Lena”

    Fabio Lanzoni, top model italien, sera, le temps d’une publication, le « Lena masculin » : dans « Stable image reconstruction using total variation minimization », publié en 2013, Deanna Needell and Rachel Ward décident d’inverser la vision du gender gap (inégalités de genre) en choisissant un modèle masculin.

    La légende a débordé du cadre purement académique : en 2016, « Search by Image, Live (Lena/Fabio) », de l’artiste berlinois Sebastian Schmieg, utilise le moteur de recherche d’images inversées de Google pour décortiquer les récits de plus en plus nombreux autour de l’image (tristement) célèbre de Lena [3] : l’installation est basée sur une requête lancée avec l’image de Lena vs. une lancée avec l’effigie du blond mâle Fabio. Son objectif est d’analyser la manière dont les technologies en réseau façonnent les réalités en ligne et hors ligne. Beau cas d’usage pour la story de notre couple !

    De Matilda à Lena….

    Alors qu’on parle d’effet Matilda et d’invisibilisation des scientifiques, pour le coup, voilà une femme très visible dans une communauté où les femmes sont sous-représentées !

    Quel message envoie cet usage d’une photo « légère », indéniablement objectifiée, pour former des générations d’étudiant.e.s en informatique ? Comment expliquer l’usage par une communauté d’un matériel désincarné, alors que le sujet pouvait être considéré comme dégradant pour les femmes ?

    Comment interpréter l’usage abusif, irrespecteux du droit d’auteur, du consentement et de l’éthique, par une communauté très masculinisée d’une seule et unique image féminine ? Effet de halo, biais de confirmation ou de représentativité ? L’ancrage du stéréotype est ici exemplaire.

    Amélioration d’image avec le logiciel libre gimp © charmuzelle

    Alors, conformément aux préconisations de l’IEEE, remercions Lena d’avoir permis les progrès des algorithmes de traitement d’images. Engageons-nous désormais à l’oublier, marquant ainsi  « un changement durable pour demain », et à accueillir toutes les futures générations de femmes scientifiques !

    Florence SEDES, Professeur d’informatique (Université Paul Sabatier, Toulouse),

    [1] https://ieeefrance.org/a-propos-de-ieee/

    [2] https://vimeo.com/372265771

    [3] https://thephotographersgallery.org.uk/whats-on/sebastian-schmieg-search-image-live-lenafabio

     

  • Qui a voulu effacer Alice Recoque ? Sur les traces d’une pionnière oubliée de l’IA

    Un billet à propos d’un livre. Nous avons demandé à Isabelle Astic, Responsable des collections Informatique au Musée des arts et métiers, de nous faire partager son avis du livre de Marion Carré à propos de Alice Recoque. Pierre Paradinas

    Qui a voulu effacer Alice Recoque ? (Grand format - Broché 2024), de Marion  Carré | Éditions FayardLe titre de l’ouvrage de Marion Carré, un brin provocateur : « Qui a voulu effacer Alice Recoque ?», pourrait laisser penser qu’Alice Recoque est un de ces avatars informatiques issu des jeux vidéo. Mais c’est bien une femme en chair et en os qu’elle nous présente.

    Ce titre est celui du premier chapitre, introductif, durant lequel l’autrice nous décrit les complications rencontrées pour que Alice Recoque puisse avoir sa page dans Wikipédia. Ou la double peine de l’effet Matilda : la minimalisation du rôle des femmes dans la recherche a pour conséquence qu’elles sont autrices de peu d’articles scientifiques, c’est pourquoi elles ne sont donc pas jugées dignes d’un article dans Wikipédia.

    Les chapitres suivants décrivent la vie et la carrière d’Alice Recoque, contextualisées dans l’histoire quotidienne ou professionnelle de son époque. Ils s’appuient sur un témoignage de première main : les mémoires de Mme Recoque. Son enfance en Algérie, ses études à l’ENSPCI, à Paris, sont l’occasion de parler du contexte international et de la guerre qui ont imprégné l’enfance et l’adolescence de la jeune Alice, de l’ambiance familiale qui a forgé certains traits de son caractère, de sa capacité à sortir des chemins convenus grâce à certaines figures inspirantes de son entourage.

    Ces premiers chapitres expliquent les suivants, consacrés plutôt à son expérience professionnelle. La SEA (Société d’Électronique et d’Automatisme) d’abord, jeune pousse créée par un ingénieur clairvoyant, François-Henri Raymond, qui a très tôt compris l’avenir de l’informatique. Elle s’y épanouit et développe ses connaissances en conception d’ordinateur, en hardware. Puis la CII, dans laquelle doit se fondre la SEA sous l’injonction du Plan Calcul, qui devient CII-Honeywell Bull, puis Bull. Elle prend peu à peu des galons pour gérer finalement une équipe qui va construire le mini-ordinateur qu’elle a en tête, le Mitra 15. Enfin, c’est la découverte de l’Intelligence Artificielle, lors d’un voyage au Japon, domaine dans lequel Bull acceptera de s’engager, opportunité pour Alice Recoque de passer du matériel au logiciel.

    En parallèle de la vie d’Alice Recoque, nous suivons le développement de l’industrie informatique en France. Nous assistons à ses débuts où il y avait tout à faire : le processeur à concevoir, les techniques de mémorisation à imaginer. L’ouvrage décrit l’effervescence d’une jeune entreprise, poussée par cette nouveauté, par l’exaltation de la découverte, par les visions de son fondateur mais aussi par les risques et les difficultés qu’elle rencontre pour survivre. Avec l’évolution de la carrière d’Alice Recoque, nous suivons les hauts et les bas de cette industrie, à travers l’entreprise Bull. Mais l’ouvrage dresse également, et surtout, le portrait d’une femme de sciences et de techniques, qui s’engage dans un univers d’homme. Il nous décrit ses questionnements, ses choix, les heurs et malheurs d’une vie. Cet angle du livre créé une empathie avec Mme Recoque, ouvrant un dialogue entre son époque et la nôtre. C’est donc un voyage dans le contexte social, économique, technique et informatique de l’époque qu’il nous propose.

    Certains diront que ce n’est pas un ouvrage d’historien. Et il est vrai qu’en suivant la vie d’Alice Recoque, nous manquons parfois un peu de recul. Certains points pourraient demander des approfondissements, comme le rôle de la politique sociale et l’organisation d’une entreprise dans les possibilités de carrière des femmes. De même, on peut s’interroger sur la part et le rôle de l’état dans le succès du Mitra 15, sans remettre en question la qualité du travail d’Alice Recoque. Mais Marion Carré ne revendique pas un rôle d’historienne. Elle préfère parler d’ « investigations » et son ouvrage est effectivement le résultat d’un long travail d’enquête, de la recherche de ses sources à l’analyse qu’elle en fait, qui offre de nombreuses perspectives à des travaux scientifiques.

    Photo Aconit

    Marion Carré a su faire un beau portrait de femme dans un ouvrage facile à lire, qui ne s’aventure pas dans les descriptions techniques ardues pouvant rebuter certains ou certaines et qui ne se perd pas non plus dans les méandres d’une vie familiale et personnelle. Il est l’un des rares livres consacré à une femme informaticienne française, à une femme de science contemporaine qui a su se donner un rôle dans l’émergence de l’industrie de l’informatique en France. Grâce aux rencontres provoquées, aux sources retrouvées, Alice Recoque est enfin sortie de l’ombre. Espérons que d’autres portraits d’informaticiennes verront bientôt le jour, comme celui de Marion Créhange, première femme à soutenir une thèse en informatique en France (1961), qui nous avait régalé, sur le site d’Interstices, d’une randonnée informatique quelques mois avant son décès. Ces portraits contribueraient sans aucun doute à ce que de jeunes femmes puissent se rêver, à leurs tours, informaticiennes.

    Isabelle Astic, Musée des Arts et Métiers (Paris)

  • Femmes et numérique inclusif par la pratique

    Après s’être interrogé sur la place des femmes dans le monde numérique, Sara Bouchenak considère des pistes de solutions pour améliorer les choses. Serge Abiteboul, Marie-Agnès Enard

    Concrètement, quelles actions pour plus d’égalité entre les sexes dans le domaine du numérique ont démontré leur efficacité avec, parfois, des retombées étonnamment rapides ? 

    Comment penser notre société de demain, un monde où le numérique nourrit tous les secteurs – la santé, les transports, l’éducation, la communication, l’art, pour n’en citer que certains –, un thème mis en avant par l’ONU : « Pour un monde digital inclusif : innovation et technologies pour l’égalité des sexes ». 

    Pour répondre à ces questions, nous poursuivons notre lecture croisée d’ouvrages et de points de vue de la sociologue et politologue Véra Nikolski [Nikolski, 2023], de l’anthropologue Emmanuelle Joseph-Dailly [Joseph-Dailly, 2021], de l’informaticienne Anne-Marie Kermarrec [Kermarrec, 2021], de la philosophe Michèle Le Dœuff [Le Dœuff, 2020], et de l’informaticienne et docteure en sciences de l’éducation Isabelle Collet [Collet, 2019].

    Féminisme et numérique

    Bien avant le numérique et l’informatique née au milieu du XXe siècle, l’égalité entre les sexes a été une question dont plusieurs mouvements féministes se sont emparés dès la fin du XIXe siècle, avec des textes majeurs et des luttes de fond à travers le monde : Dona Haraway, pionnière du cyberféminisme aux États-Unis, Gisèle Halimi en France, Nawal El Saadaoui en Égypte, Prem Chowdhry en Inde, Wassyla Tamzali en Algérie, et bien d’autres.

    Dans son ouvrage Féminicène, Véra Nikolski questionne la corrélation directe entre les progrès de l’émancipation féminine et les efforts pour y parvenir :

    « Il y a bien, d’un côté, l’histoire des féminismes, retraçant les actions et les tentatives d’action des individus, puis des mouvements ayant pour but l’amélioration de la condition des femmes et, de l’autre, l’histoire des avancées législatives et pratiques dont les femmes bénéficient, ces deux histoires suivant chacune son rythme, sans qu’on puisse établir entre elles un quelconque rapport de cause à effet. » [Nikolski, 2023]

    Véra Nikolski fait le constat que des avancées législatives pour les droits des femmes ont parfois été obtenues sans mobilisation, au sens de soulèvements et luttes féministes. Par exemple, si le droit de vote des femmes proposé en 1919 aux États-Unis fait suite aux manifestations et luttes pour le suffrage féminin, dans de nombreux autres pays y compris les premiers à avoir accordé le droit de vote aux femmes (la Nouvelle-Zélande en 1893, l’Australie en 1901, puis les pays scandinaves à partir de 1906), il n’y a pas eu de soulèvement spectaculaire. Un constat similaire est fait concernant l’ouverture des lycées publics aux jeunes filles en 1880 en France, l’exercice des professions médicales ou du métier d’avocate entre 1881 et 1899. Quel a donc été le facteur majeur de ces avancées ? Le point de bascule, selon Véra Nikolski, est la révolution industrielle et la période de l’anthropocène. Le progrès économique et technologique décolle à partir de cette révolution, et apporte progrès technologique et progrès médical, les deux, et en particulier, ce dernier étant particulièrement favorables à la condition des femmes. À cela s’ajoute le capitalisme qui ne rend pas uniquement le travail des femmes possible, mais indispensable : « il faut faire des femmes des travailleurs comme les autres ».

    Après la révolution industrielle, suit la révolution numérique que nous vivons actuellement, et qui voit la transformation d’un monde où les technologies numériques se généralisent à de nombreux secteurs et les affectent profondément, tels que la santé, les transports, l’éducation, la communication, ou l’art, pour n’en citer que certains [Harari, 2015]. Le secteur du numérique est devenu source de richesse, et sa part dans l’économie de plus en plus importante. Selon l’OCDE, en 2019, la part du numérique dans le PIB était de 6% en France, 8% aux États-Unis, 9,2% en Chine, 10% au Royaume-Uni, et 10,1% en Corée du Sud. Plus récemment, une étude en 2020 montre que les STIM représentent 39% du PIB des États-Unis. Cette étude est plus inclusive et considère non seulement les ingénieurs et docteurs du domaine, mais également des spécialistes de domaines d’application des STIM qui ne détiennent pas forcément un diplôme de bachelor mais d’autres formations plus courtes et spécifiques pour la montée en compétence en STIM. Les chiffres globaux inclusifs montrent alors que les employés en STIM représentent deux travailleurs États-Uniens sur trois, avec un impact global de 69% du PIB des États-Unis.

    Ainsi, le besoin de main d’œuvre croissant pousse les entreprises à rechercher des talents dans les rangs féminins, et à mettre en place des actions pour plus de diversité et de parité. Ce besoin croissant de main d’œuvre dans le numérique fait également prendre conscience aux gouvernements de la nécessité d’une politique de formation en STIM plus inclusive pour les femmes. Aujourd’hui, tous types d’acteurs arrivent à la même conclusion, à savoir la nécessité de mettre en place une action volontariste pour une égalité entre les sexes dans les STIM, en termes de nombre de femmes formées, d’égalité des salaires à postes équivalents, d’évolution de carrière et d’accès aux postes de direction.

    Elles et ils l’ont fait, et ça a marché

    Quelles actions pour plus d’inclusion de femmes dans le domaine des STIM ont démontré leur efficacité ? Un exemple concret est celui de l’école d’ingénieur.es l’INSA Lyon qui a réussi, à travers plusieurs actions proactives, à avoir 45% de jeunes femmes en entrée de l’école. L’INSA Lyon compte un institut – l’Institut Gaston Berger (IGB) – qui a pour objectif, entre autres, de promouvoir l’égalité de genre. Pour ce faire, l’IGB a mis en place des actions auprès des plus jeunes, en faisant intervenir des étudiantes et des étudiants de l’INSA Lyon auprès d’élèves de collèges et de lycées. L’INSA Lyon a par ailleurs mis en place, et ce depuis plusieurs années, un processus de sélection après le baccalauréat qui prend en compte les résultats scolaires à la fois en classe de terminale et en classe de première au lycée, ce qui a eu pour effet d’augmenter les effectifs féminins admis à l’INSA Lyon ; les jeunes filles au lycée feraient preuve de plus de régularité dans leurs études et résultats scolaires.

    Cela dit, malgré ce contexte favorable, après les deux premières années de formation initiale généraliste à l’INSA Lyon, lorsque les étudiant.es choisissaient une spécialité d’études pour intégrer l’un ou l’autre des départements de formation spécialisée de l’INSA Lyon, les étudiant.es optant pour le département Informatique comptaient seulement entre 10% et 15% de femmes. Le département Informatique a alors mis en place une commission Femmes & Informatique dès 2018, avec pour objectif là encore de mener des actions proactives pour augmenter la participation féminine en informatique. En effet, le vivier de femmes était juste là, avec 45% de femmes à l’entrée de l’INSA Lyon. Des rencontres des étudiant.es en formation initiale à l’INSA Lyon (avant leur choix de spécialité) avec des étudiantes et des étudiants du département Informatique, ainsi que des enseignantes et des enseignants de ce département, ont été organisées. Ces rencontres ont été l’occasion de présenter la formation en informatique et les métiers dans le secteur du numérique, de briser les idées reçues et les stéréotypes de genre, et de permettre aux étudiantes et étudiants en informatique de faire part de leur parcours et choix d’études, et de partager leur expérience. Par ailleurs, l’Institut Gaston Berger conjointement avec le département Informatique ont mis en place pour les élèves de première année à l’INSA Lyon des aménagements pédagogiques et des séances de tutorat pour l’algorithmique et la programmation. Deux ans plus tard, les étudiant.es de l’INSA Lyon rejoignant le département d’Informatique comptent 30% de femmes. Preuve, s’il en faut, que des actions proactives ciblées peuvent avoir des retombées rapides. Des actions spécifiques pour l’augmentation des effectifs féminins ont également été menées avec succès dans d’autres universités, à Carnegie Mellon University aux États-Unis, et à la Norwegian University of Science and Technology en Norvège.

    Hormis les actions proactives de ce type, Isabelle Collet mentionne dans son ouvrage Les oubliées du numérique un certain nombre de bonnes pratiques pour l’inclusion des femmes, dont la lutte contre les stéréotypes avec, toutefois, un regard circonstancié [Collet, 2019] :

    « La lutte contre les stéréotypes est un travail indispensable, mais dont il faut connaître les limites. En particulier, il est illusoire de penser qu’il suffit de déconstruire les stéréotypes (c’est-à-dire de comprendre comment ils ont été fabriqués) pour qu’ils cessent d’être opérants.
    [..]

    Un discours exclusivement centré sur les stéréotypes a tendance à rendre ceux-ci déconnectés du système de genre qui les produit. [..] L’entrée unique « lutte contre les stéréotypes » fait peser la responsabilité de la discrimination sur les individus et évite d’attaquer la source du problème (le système de genre) en ne s’occupant que de ses sous-produits (les stéréotypes), présentés comme premiers, obsolètes, désincarnés. »

    Sur la question des stéréotypes, dans son ouvrage Le sexe du savoir, Michèle Le Dœuff rappelle que durant la Grèce antique, l’intuition était une qualité intellectuelle très valorisée, la plus élevée [Le Dœuff, 2020]. Elle était alors jugée comme une qualité masculine, dont les hommes étaient principalement dotés. Aujourd’hui, la qualité intellectuelle jugée la plus élevée est le raisonnement logique – une qualité là encore perçue comme masculine –, alors que les femmes sont à présent jugées plus intuitives. Et Isabelle Collet de conclure à ce propos :

    « Si l’on se met à croire que les disciplines scientifiques, telles que les mathématiques et l’informatique, nécessitent avant tout de l’intuition, et de manière moindre, de la logique et du raisonnement, cette compétence jugée aujourd’hui féminine redeviendra l’apanage des hommes. »

    Un autre type d’action d’inclusion féminine est l’action affirmative[2], avec l’application de quotas et de places réservées. Dans son ouvrage Numérique, compter avec les femmes, Anne-Marie Kermarrec dresse le pour et le contre d’une telle mesure [Kermarrec, 2021]. Ce type d’action, appliqué dans différentes universités dans le monde, mais également dans des conseils d’administration et des instances politiques, a le mérite de démontrer des résultats rapides et efficaces. Ainsi, en France, de nouvelles lois ont été instaurées pour garantir la parité politique. En 2000, une loi est promulguée pour une égalité obligatoire des candidatures femmes et hommes pour les scrutins de liste. En 2013, une autre loi est mise en place obligeant les scrutins départementaux et les scrutins municipaux pour les communes de plus de 1000 habitants à présenter un binôme constitué obligatoirement d’une femme et d’un homme. Une nouvelle législation s’applique également aux entreprises. En 2011, une loi est adoptée pour imposer 40% de femmes dans les conseils d’administration et de surveillance des grandes entreprises cotées. En 2021, une autre loi est promulguée pour imposer des quotas de 40 % de femmes dans les postes de direction des grandes entreprises à horizon 2030, sous peine de pénalités financières pour les entreprises. Et en 2023, une loi visant à renforcer l’accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique porte à 50% le quota obligatoire de primo-nominations féminines aux emplois supérieurs et de direction. En résumé, alors que ces pratiques se généralisent au monde politique et aux entreprises, verra-t-on des pratiques similaires pour la formation des jeunes femmes aux sciences et aux STIM, pour le recrutement des enseignant.es de ces domaines, pour une inclusion effective des femmes dans l’innovation et l’économie de ces secteurs ?

    La promulgation de lois sur des quotas a montré des effets rapides et a aidé à briser le plafond de verre. Cela dit, le principe de quota peut soulever des interrogations et causer une appréhension de la part de certaines personnes qui bénéficieraient de ces mesures, et qui ne pourraient s’empêcher de se demander si elles ont été choisies pour leurs compétences ou uniquement pour leur genre. À propos de ce dilemme, Isabelle Collet, invitée aux assises de féminisation des métiers du numérique en 2023, répond ceci :

    « Soyons clair.es. Je préfère être recrutée parce que je suis une femme, plutôt que ne pas être recrutée parce que je suis une femme. »

    Même si l’on peut reprocher à la mesure d’être imparfaite – à vrai dire, l’imperfection vient de la cause et non de la mesure –, le choix à faire aujourd’hui est clair.

    Et (en cette veille de) demain ?

    Nous vivons actuellement des transformations de notre monde, certes, des transformations et des évolutions technologiques qui ont amélioré notre qualité de vie, mais également des transformations dues à l’impact de l’activité humaine sur la planète, la raréfaction des ressources naturelles, et l’altération de l’environnement et de sa stabilité. Dans ce contexte, nous devons être conscients que l’émancipation féminine reste fragile. En effet, par temps de crise, les acquis d’égalité entre les sexes peuvent malheureusement être réversibles. Comment sauvegarder et développer les droits des femmes ? Véra Nikolski conclut dans Féminicène par l’importance de « comprendre les lois naturelles et historiques, et à travailler au maintien des conditions matérielles de l’émancipation [..] Ce travail passe, entre autres, par la sauvegarde de l’infrastructure technologique qui, si étonnant que cela puisse paraître, a favorisé l’émancipation des femmes ».

    Alors, mesdames, investissons massivement tous les secteurs d’un numérique qui s’inscrit dans les limites planétaires. Et mesdames et messieurs, travaillons à permettre l’inclusion massive des jeunes filles dans les formations scientifiques, et ce dès le plus jeune âge.

    Sara Bouchenak, Professeure d’informatique à l’INSA Lyon, Directrice de la Fédération Informatique de Lyon.

    [2] Ou sa variante anglophone positive discrimination.

    Pour aller plus loin

    • Isabelle Collet. Les oubliées du numérique. Le Passeur, 2019.
    • Catherine Dufour. Ada ou la beauté des nombres. Fayard, 2019.
    • David Alan Grier. When Computers Were Human. Princeton University Press, 2007.
    • Yuval Noah Harari. Sapiens : Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel, 2015.
    • Emmanuelle Joseph-Dailly. La stratégie du poulpe. Eyrolles, 2021.
    • Emmanuelle Joseph-Dailly, Bernard Anselm. Les talents cachés de votre cerveau au travail. Eyrolles, 2019.
    • Anne-Marie Kermarrec. Numérique, compter avec les femmes. Odile Jacob, 2021.
    • Michèle Le Dœuff. Le Sexe du savoir. Flammarion, 2000.
    • Véra Nikolski. Féminicène. Fayard, 2023.
  • Non, les femmes n’ont pas déserté le numérique

    En ce 1000/11 (08/03 en binaire), Binaire souhaite à ses lectrices une excellente  Journée internationale des droits des femmes. Comme beaucoup nous sommes questionnés par le petit nombre de femmes dans le numérique. Nous avons demandé à Sara Bouchenak d’expliquer à nos lectrices et lecteurs  ce qu’il en était, en 2024,  de la place des femmes et de l’égalité entre les sexes dans le domaine du numérique. Serge Abiteboul et Marie-Agnès Enard.
    Sara Bouchenak

    Où en est-on en 2024 de la place des femmes et de l’égalité entre les sexes dans le domaine du numérique ?

    C’est une question aux histoires et aux géographies variables. La situation a certes évolué au cours du temps, au cours de l’histoire de la science informatique et avec l’avènement du numérique, mais pas forcément dans le bon sens : pourquoi ?

    L’égalité entre les sexes dans le secteur du numérique est bien présente dans certains pays du monde, mais pas dans les pays les plus égalitaires entre les sexes et auxquels on penserait de prime abord : pourquoi ?

    Quelles actions pour plus d’égalité entre les sexes dans le domaine du numérique ont démontré leur efficacité avec, parfois, des retombées étonnamment rapides ?

    Comment penser notre société de demain, un monde où le numérique nourrit tous les secteurs – la santé, les transports, l’éducation, la communication, l’art, pour n’en citer que certains –, un thème mis en avant par l’ONU : « Pour un monde digital inclusif : innovation et technologies pour l’égalité des sexes ».

    Pour répondre à ces questions, nous proposons une lecture croisée d’ouvrages et de points de vue de la sociologue et politologue Véra Nikolski [Nikolski, 2023], de l’anthropologue Emmanuelle Joseph-Dailly [Joseph-Dailly, 2021], de l’informaticienne Anne-Marie Kermarrec [Kermarrec, 2021], de la philosophe Michèle Le Dœuff [Le Dœuff, 2020], et de l’informaticienne et docteure en sciences de l’éducation Isabelle Collet [Collet, 2019].

    Aujourd’hui, le constat est le même dans plusieurs pays, la proportion de femmes dans le numérique est faible. En France, les écoles d’ingénieur.es ne comptent en 2020 qu’entre 17% et 20% de femmes parmi leurs étudiant.es en numérique de niveau Licence ou Master. Des proportions similaires (entre 21% et 24%) sont observées dans les pays de l’Union Européenne. Comment se fait-il que la proportion de femmes dans le numérique soit aujourd’hui si faible, alors que les premiers programmeurs des ordinateurs étaient des programmeuses ? Est-ce que les femmes sont moins nombreuses à s’orienter dans le numérique ?

    La réponse est non, bien au contraire. Par exemple, aux États-Unis (où les statistiques par genre sont collectées depuis plusieurs décennies), les femmes n’ont pas cessé d’être de plus en plus nombreuses à effectuer des études supérieures en général, et à s’orienter en informatique et dans le numérique en particulier. Ainsi, le nombre d’étudiantes femmes en informatique a été multiplié par x1495 entre 1964-1965 et 1984-1985, et ce nombre a plus que doublé entre 1984-1985 et 2020-2021. Alors, pourquoi cette faible proportion aujourd’hui, alors que les femmes représentaient jusqu’à 36% des personnes formées en informatique aux États-Unis jusque dans les années 1980 ?

    Statistiques aux États-Unis

    Le paradoxe de l’égalité des sexes est-il vraiment un paradoxe ?

    Il existe aujourd’hui des pays présentant plus d’égalité entre les femmes et les hommes dans le domaine du numérique. C’est le cas par exemple de l’Indonésie, de la Turquie, des Émirats arabes unis, et des pays du Maghreb. Une étude a été menée sur plusieurs pays dans le monde, et arrive à la conclusion suivante : dans les pays moins égalitaires entre les sexes, la proportion de femmes parmi les personnes diplômées en STIM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques) est plus importante, en comparaison avec les pays les plus égalitaires entre les sexes. Ceci soulève deux questions. D’une part, pourquoi les pays les plus égalitaires entre les sexes ont-ils une proportion faible de femmes dans les STIM ? D’autre part, comment se fait-il que des pays les moins égalitaires entre les sexes arrivent à avoir une proportion élevée de femmes dans les STIM ?

    © G. Stoet & D. C. Geary

    Pourquoi dans les pays les plus égalitaires entre les sexes, la proportion des femmes dans les STIM et le numérique est-elle faible ?

    Si l’on remonte dans le temps, il y a environ 150 ans, le groupe des « Harvard Computers » venait de voir le jour. Il était constitué de femmes engagées par l’observatoire de l’université de Harvard comme calculatrices, pour effectuer des traitements mathématiques sur d’importantes quantités de données astronomiques. Un travail répétitif, méticuleux et fastidieux, auquel les femmes étaient supposées naturellement prédisposées [Collet, 2019]. Des scientifiques ont alors utilisé une nouvelle unité de mesure du temps de calcul, appelée girl-year [Grier, 2007]. Comme d’autres avaient défini auparavant le cheval-vapeur, unité de mesure de puissance. Deux unités pour deux usages différents, mais faisant chacune référence en définitive, avec plus ou moins de subtilité, à une bête de somme.            

    Unité cheval-vapeur © Futura
    Unité girl-year [1]

     Dans les années 1940, lorsque les ordinateurs sont finalement devenus une réalité, les femmes ont été pionnières dans l’écriture de programmes pour les ordinateurs. Un travail là encore dévolu uniquement aux femmes, qui sont passées de calculatrices à programmeuses ; le travail de programmation était alors considéré comme déqualifié et sans importance. Dans les années 1950 et 1960, à mesure que les ordinateurs sont devenus indispensables dans de nombreux secteurs du gouvernement et de l’industrie, le nombre d’emplois dans la programmation a explosé. Ces emplois sont encore en grande partie féminins, et plébiscités par le magazine féminin Cosmopolitan dans son édition d’avril 1967. Ceci a duré jusqu’au milieu des années 1980, où les femmes représentaient 36% des personnes formées en informatique.

    @The New York Times Magazine, Programmeuses de l’ordinateur ENIAC dans les années 1940, premier ordinateur programmable à usage général

    L’analyse de l’évolution au cours du temps montre qu’il y a eu deux périodes dans l’histoire récente de l’informatique où le nombre de femmes s’orientant vers l’informatique a baissé : en 1984-1985, puis en 2002-2003, et ce pendant environ sept ans. Deux dates qui peuvent être corrélées à deux crises : la récession et la crise du chômage au début des années 1980, et le krach boursier dû à l’éclatement de la bulle internet au début des années 2000. Ces crises ont certes impacté femmes et hommes, mais les femmes ont été plus lourdement touchées : moins 43%-44% de femmes formées dans le domaine vs. moins 23%-24% d’hommes.

    Simone de Beauvoir l’a bien dit : « Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. »

    À cela s’ajoute la transformation survenue à la fin des années 1970 et au début des années 1980, avec l’entrée des ordinateurs personnels dans les foyers familiaux. Cette nouvelle technologie a subi les stéréotypes en vigueur : les garçons étaient encouragés à jouer avec les objets électroniques, tandis que les filles étaient orientées vers les poupées et les dînettes. Depuis lors, l’informatique a pâti de ce stéréotype faisant d’elle un domaine masculin, elle qui a d’abord été féminine [Dufour, 2019].

    L’anthropologue Emmanuelle Joseph-Dailly aborde la question des biais cognitifs. Dans son ouvrage Les talents cachés de votre cerveau au travail, elle rappelle le rôle majeur que tiennent les émotions dans nos décisions et nos actions, leur aide précieuse, mais également leur effet néfaste lorsque nos biais cognitifs prennent le dessus [Joseph-Dailly, 2019]. Aujourd’hui, les biais cognitifs sont bien à l’œuvre dans les pays plus égalitaires entre les sexes. Ainsi, lorsqu’il y a eu reprise économique suite aux crises dans les années 1980 et 2000, les hommes ont bénéficié de la reprise bien plus avantageusement que les femmes, avec une multiplication du nombre de personnes formées en informatique par x4 pour les hommes vs. x2,5 pour les femmes, entre 1984 et 2020.

    Pourquoi les pays les moins égalitaires entre les sexes ont-ils une proportion élevée de femmes dans les STIM et le numérique ?

    Alors que les baby-boomers et la génération X dans les pays occidentaux ont initialement vu l’arrivée de l’ordinateur personnel à la fin des années 1970 et au début des années 1980 comme un objet électronique rare, et plutôt dédié aux garçons, la population dans les pays en voie de développement n’avait à ce moment-là, quant à elle, pas accès à cet objet, du fait d’une politique économique moins ouverte et d’un pouvoir d’achat plus faible. Ces derniers pays ont ainsi été épargnés des stéréotypes et biais de genre liés aux ordinateurs et à l’informatique. Les générations Y et Z dans ces pays ont ensuite coïncidé avec une ouverture économique des pays, et un accès aux ordinateurs et aux smartphones dont a bénéficié la population plus largement sans inégalité de genre.

    Aujourd’hui, la proportion de femmes diplômées en STIM dans ces pays est bien au-delà de celle des pays égalitaires entre les sexes. Mais il est à noter que contrairement à ces derniers où le numérique joue un rôle important dans l’économie du pays (10% du PIB du Royaume-Uni, 8% du PIB des États-Unis en 2019 selon l’OCDE), dans les pays les moins égalitaires entre les sexes, les principales sources de richesse économique proviennent d’autres secteurs que le numérique, comme par exemple les hydrocarbures (Émirats arabes unis, Algérie), l’agriculture (Turquie, Indonésie), ou les industries de main d’œuvre (Tunisie). Lorsque les STIM prendront une part plus importante dans l’économie de ces pays, il faudra alors veiller à maintenir une proportion féminine suffisante, et ne pas la voir réduite drastiquement suite à une participation massive des hommes au détriment des femmes comme cela a pu être le cas dans d’autres pays.

    Éloge de la dissemblance

    Aujourd’hui, bon nombre d’entreprises et de grands groupes du numérique cherchent à augmenter leurs effectifs féminins. C’est un moyen d’augmenter le vivier de candidat.es à recruter, étant donné les estimations de nouveaux postes qui seront créés dans le domaine dans les années à venir, et la pénurie de talents. Mais il se trouve également que la mixité et la diversité sont reconnues comme sources d’innovation et de créativité, permettant, d’une part, le développement de l’entreprise, et d’autre part, une meilleure stimulation et inclusion des salariés.

    À ce propos, dans son ouvrage La stratégie du poulpe, Emmanuelle Joseph-Dailly pose un regard riche et lucide sur la dissemblance :

    « L’entreprise projette souvent intellectuellement la diversité comme une opportunité, tout en refusant le risque de s’y aventurer en pratique. [..] Si l’hétérogénéité est promesse d’innovation et de performance, elle introduit une forme de non-alignement, de possibilité de divergence qui peut au départ ralentir le système.

    [..]

    Mais dans l’environnement changeant qui est le nôtre, l’agilité ne peut passer que par une diversité d’expériences et de perceptions du monde, de la réalité, de la vérité, créatrices de valeur. Les réponses au renouvellement et à la réinvention viendront avec le « dissensus », qui sera une occasion d’expérimentation pour tester d’autres réponses aux besoins émergents. Plutôt que de systématiquement chercher le consensus, nous devrions chercher le débat, aussi vif soit-il, en prenant la précaution de toujours préserver la relation. »

    Sara Bouchenak, Professeure d’informatique à l’INSA Lyon, Directrice de la Fédération Informatique de Lyon.

    Pour aller plus loin

    • Isabelle Collet. Les oubliées du numérique. Le Passeur, 2019.
    • Catherine Dufour. Ada ou la beauté des nombres. Fayard, 2019.
    • David Alan Grier. When Computers Were Human. Princeton University Press, 2007.
    • Yuval Noah Harari. Sapiens : Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel, 2015.
    • Emmanuelle Joseph-Dailly. La stratégie du poulpe. Eyrolles, 2021.
    • Emmanuelle Joseph-Dailly, Bernard Anselm. Les talents cachés de votre cerveau au travail. Eyrolles, 2019.
    • Anne-Marie Kermarrec. Numérique, compter avec les femmes. Odile Jacob, 2021.
    • Michèle Le Dœuff. Le Sexe du savoir. Flammarion, 2000.
    • Véra Nikolski. Féminicène. Fayard, 2023.

    [1] Illustration schématique, non basée sur un fondement formel.

  • Une gameuse dans le monde de l’ESport

    Binaire ne parle pas assez de jeux vidéo et en particulier de l’ESport regroupant un ensemble de disciplines variées. Pour corriger un peu cela, voici un entretien d’une gameuse, Chloé Camou par une amie de binaire, Florence Sedes. Serge Abiteboul et Pascal Guitton

    Chloé Camou. Photo personnelle.

    Florence : Chloé, dis-nous qui es-tu ?

    Chloé : Je m’appelle Chloé, j’ai 23 ans. Après avoir obtenu mon bac SAPAT (Services aux personnes et aux territoires) en 2019, j’ai commencé une première année de licence qui ne correspondait pas à mes attentes. En 2021, je me suis tournée vers un engagement en service civique dans une association culturelle, œuvrant pour l’histoire et l’héritage de l’immigration dans les quartiers populaires Toulousains. Cette expérience a renforcé mon désir d’être une jeune engagée et actrice du changement.

    Je me suis passionnée depuis très jeune pour les jeux vidéo, et plus particulièrement, ces dernières années, pour l’eSport, le « sport électronique ». C’est dans cet univers que je trouve une véritable motivation et mon épanouissement personnel. J’aimerais en faire un métier et vivre de ma passion. J’aimerais contribuer à l’évolution et à la croissance de l’eSport, tout en m’améliorant personnellement dans ce sport.

    Florence : C’est quoi l’eSport ? 

    Chloé : Le jeu vidéo n’a jamais été aussi populaire. 73% des français jouent occasionnellement à des jeux vidéo (en 2021). Cela conduit naturellement à une pratique à haut niveau et à la professionnalisation.  Cela a donné naissance à l’« ESport ». Avec une croissance exponentielle, l’ESport est devenu un véritable phénomène de société.

    Aussi vieille que le jeu vidéo lui-même, c’est en 1972 que la discipline voit le jour avec le premier tournoi de l’histoire se déroulant sur le campus de Stanford sur le jeu Space War. Les compétitions se multiplient au-delà de ce continent et séduisent de nombreux joueurs. L’arrivée d’Internet accélère les succès de l’ESport, mettant fin à la barrière physique : des joueurs du monde entier peuvent à présent se confronter sur leur jeu favori. On peut distinguer plusieurs catégorie de jeux parmi bien d’autres :

    – simulant des sports existants comme le football (EAFC), les courses automobiles (forza, grand turismo ou Mario kart) où les joueurs interagissent le plus souvent via des interfaces « classiques » (clavier, joystick…) ;

    – simulant des sports existants où les compétiteurs concourent par l’intermédiaire de leurs avatars animés par leur activité physique réelle : courses de vélos (ZWIFT), triathlon (Arena Games) ;

    – se déroulant dans un monde imaginaire avec ses propres lois et souvent basés sur des confrontations impliquant des combats (League of Legends, Counter Strike…) ;

    – et des jeux très populaires comme les MMO RPG (pour massively multiplayer online role-playing game, en français, jeu de rôle en ligne massivement multijoueur) comme World of Warcraft.

    Les plates-formes de diffusion comme Twitch ou YouTube ont marqué un tournant majeur dans l’industrie en permettant des retransmissions en direct, attirant des centaines de milliers de spectateurs en simultané.

    Toutes les conditions sont réunies pour susciter l’intérêt des entreprises qui se mettent alors à investir massivement dans le domaine, contribuant à la structuration de l’ESport développant ainsi un solide écosystème financier. Plus globalement, on assiste à l’émergence de vraies communautés avec leurs formations, leurs commentateurs, leur presse spécialisée.

    Aujourd’hui, l’industrie de l’ESport a dépassé le milliard de dollars. Les compétitions remplissent des stades, sont suivies par des millions de spectateurs, et offrent des récompenses de millions de dollars aux meilleurs joueurs. Le jeu vidéo n’est plus simplement un loisir, il est devenu une véritable institution mondiale et intergénérationnelle.

    Florence : On entend dire que les jeux vidéo sont dangereux. Qu’en penses-tu ? 

    Chloé : La question de savoir si les jeux vidéo sont dangereux est complexe. Factuellement, ce ne sont pas les jeux vidéo en eux-mêmes qui sont dangereux, mais les dérives qu’une pratique excessive provoque. La dépendance à ces jeux vidéo, la perte d’intérêt pour d’autres activités pouvant conduire à l’isolement social, la dégradation de la qualité du sommeil peuvent conduire à des problèmes de santé mentale. Les experts estiment à environ 5% les cas de problèmes graves et à environ 50% les cas de conséquences affectant le comportement. L’OMS a ajouté en 2019 le « trouble du jeu vidéo » à la classification internationale qui tient lieu de référence internationale [1].

    Par ailleurs, on sait aujourd’hui que la relation entre les jeux vidéo et la violence est loin d’être démontrée clairement : la violence ne vient pas des jeux vidéo ; beaucoup d’autres facteurs sociétaux entrent en jeu.

    A contrario, une pratique maîtrisée des jeux vidéo peut permettre de créer du lien social, d’améliorer considérablement certaines compétences cognitives, de booster la créativité ou encore d’augmenter sa capacité de prise de décision et de résolution de problèmes. Pour les plus jeunes, le jeu vidéo ludique et éducatif peut être un excellent moyen de combiner divertissement et apprentissage.

    Comme n’importe quel centre d’intérêt, il est important d’encourager une pratique saine et équilibrée et d’être sensibilisé aux risques qu’une mauvaise utilisation peut provoquer.

    Florence : Quelle est la place des femmes dans le monde des jeux vidéo ?

    Chloé : Être une femme dans les jeux vidéo n’a jamais été simple. Pour jouer, j’ai longtemps préféré mentir sur mon genre. Cela me permettait d’éviter les remarques sexistes ou discriminatoires. Le sexisme n’est pas un phénomène propre aux jeux vidéo, mais il est favorisé par l’environnement qui se compose en grande majorité d’hommes. Longtemps socialement adressé à un public masculin, les jeux vidéo s’adressent aujourd’hui à tous et toutes bien que le sexisme perdure. Cachés derrière un pseudo ou un avatar, les joueurs sont d’avantage susceptibles d’exprimer des commentaires ou des opinions les plus malsains.

    Pourtant, soyons optimistes ! Le monde du jeu vidéo évolue progressivement vers une meilleure inclusivité. Le nombres de joueuses augmente y compris dans les compétions de tous niveaux.  Les représentations féminines dans les jeux augmentent également. Les joueurs sont de plus en plus sensibilisés aux bons comportements à adopter ainsi qu’à l’importance du respect des autres dans un milieu qui se veut être accessible à tous.

    Florence : On peut noter l’évolution de la représentation du personnage iconique de Lara Croft depuis 1996, de moins en moins « sexualisée ». Que penses-tu de cette tendance, en général ?

    Chloé : Il y a plusieurs raisons à la désexualisation des avatars féminins. En particulier, les avatars féminins ne sont plus simplement créés pour des hommes, puisque les jeux vidéos ne s’adressent plus simplement aux hommes. Et puis, à l’heure de metoo, les éditeurs ne se risqueraient plus à reproduire le modèle morphologique d’avant au regard de l’avancée de la place de la femme dans la société. Il reste cependant encore beaucoup à faire.

    Florence : Tu as un projet de vie. Tu peux en parler à binaire ?

    Chloé : Mon ambition est de créer une entreprise à Toulouse dédiée à l’univers du jeu vidéo, d’offrir un lieu accueillant aussi bien pour les joueurs solitaires que pour les groupes d’amis. Cet espace multigaming sera équipé de PC performants et de consoles de jeu. Des tournois d’ESport y seront également organisés à destination du grand public comme des professionnels.

    Je désire créer un environnement convivial qui sera également destiné à diffuser en direct les compétitions d’ESport et à réunir tous les supporters passionnés de cette discipline.

    Les jeux vidéo rassemblent, c’est pourquoi je souhaite également mener des initiatives sociales et solidaires. Cela inclut entre autres la création de rencontres intergénérationnelles, la tenue d’ateliers éducatifs ludiques pour les jeunes ou encore des campagnes de sensibilisation dans les écoles. L’entreprise Ready Toulouse s’engagera à promouvoir une communauté de joueurs engagés et responsables.

    Entretien avec Chloé Camou.

    Propos recueillis par Florence Sédes, Université Paul Sabatier de Toulouse.

    [1] https://www.drogues.gouv.fr/loms-reconnait-officiellement-le-trouble-du-jeu-video-gaming-disorder

  • HAL 9000, Joshua et le Métavers

    Isabelle Collet nous propose ici une série de fictions pour nos lectures de l’été : sur le genre, les ordinateurs et les créatures artificielles de la littérature, histoire d’avoir une autre vision de l’intelligence dite artificielle et de nos mythes et stéréotypes humains. Voici le 4ème épisode après celui sur Golems, Robots et IA, celui sur Galatée et Hadaly et celui sur Frankenstein et les Robots. Serge Abiteboul et Thierry Viéville.

    Nous voici à la fin les années 1960. Trente ans se sont écoulés depuis les premières machines conçues par John von Neumann. Si l’ordinateur se perfectionne et se miniaturise, l’industrie ne s’oriente manifestement pas vers la création de robots humanoïdes. Des films ou séries mettant en scène des robots continuent à être produits jusqu’au début des années 80, mais vont être peu à peu remplacés par des histoires d’ordinateurs intelligents. Les grosses histoires de robots postérieures à 2000 sont en général des suites ou des mises en images d’histoires écrites jusqu’au début des années 80 : Blade Runner en 1982 est tiré d’une nouvelle de Philip K. Dick de 1966, la série Westworld lancée en 2016 est une reprise du film du même nom (Mondwest, en français) de 1973, la série Battlestar Galactica a débuté en 1978 avant que ne soit lancée sa suite de 2004, et enfin la série des Terminator a commencé en 1984. À noter que toutes ces histoires commencent par parler de robots tueurs, se rebellant contre l’humanité.

    Vu de l’ordinateur de fiction HAL9000 ©CC-BY-SA-4.0 Arthur C. Clarke via Wikicommons

    Une transition se produit donc à partir de la fin des années 60 avec un film de 1968 qui va marquer tant l’histoire du cinéma que de la science-fiction : 2001, l’Odyssée de l’espace, scénarisé par Kubrick et Arthur C. Clarke. En 2001, le vaisseau Discovery One fait route vers Jupiter. Son équipage est composé de deux astronautes, trois scientifiques endormis le temps du voyage et HAL 9000, une intelligence artificielle devenue malgré elle symbole de l’ordinateur tueur. En effet, peu après le départ, HAL va tenter d’exterminer tous les passagers du vaisseau. Une bonne partie du film va relater le duel à mort entre l’ordinateur et David Bowman, dernier survivant de l’équipage.

    Dans une scène très célèbre du film de Kubrick, on entend la voix de l’ordinateur qui retombe en enfance au fur et à mesure que David Bowman le débranche. En perdant peu à peu ses ressources de calcul, HAL remonte à ses premières connaissances informatiques puis il récite une comptine que lui a apprise son « père » lors des premières heures de sa mise sous tension. Ce père, c’est Chandra, un informaticien brillant qui se situe lui-même entre les hommes et les machines. Dans le roman suivant, 2010, Odyssée II, Clarke nous parle des relations qui unissent le Docteur Chandra à son fils artificiel. Depuis que Chandra a créé HAL 9000, il ne fait plus tout à fait partie de la race humaine, en particulier au niveau de ses sympathies. « Ceux de ses étudiants et de ses collègues qui se demandaient souvent si [Chandra] était vraiment un être humain n’auraient pas été surpris d’apprendre qu’il ne pensait jamais aux astronautes qui avaient trouvé la mort. Le Docteur Chandra portait uniquement le deuil de son enfant perdu, HAL 9000 ». Chandra sera obsédé par l’échec de Discovery One et fera tout pour comprendre pourquoi HAL a éliminé l’équipage, tel un père qui garde une confiance indéfectible en l’honnêteté de son fils.

    Il s’avère que HAL n’a aucune hostilité envers les humains (et a fortiori envers l’humanité, en général) : il a été placé dans une situation insoluble à cause d’ordres contradictoires. Les responsables du programme, restés sur terre, lui ont ordonné de tenir secret le but véritable de la mission tout en la réussissant au mieux. HAL n’a d’autre solution que de supprimer les humains à son bord pour débloquer une contradiction logique : il ne peut pas à la fois obéir aux ordres des humains, garder la mission secrète et la réussir. On peut certes y voir la machine implacable, pour qui la vie humaine est sans valeur. On peut aussi y voir, comme Clarke le fait, la bêtise tragique de politiciens qui ne comprennent rien à la science (c’est-à-dire au fonctionnement de HAL) et cultivent une culture du secret pour servir leurs propres intérêts. Clarke prend clairement parti pour HAL, car comme Asimov, il a la vision d’une science fondamentalement bonne et de scientifiques essentiellement raisonnables. Cette dualité entre scientifiques raisonnables et politiciens bornés perdure dans bon nombre de romans ou de films de science-fiction (par exemple Alien). C’est ce point de vue qui permet de considérer HAL comme un personnage positif. Si David Bowman débranche l’ordinateur pour sauver sa vie, il prend ensuite l’ordinateur comme compagnon dans 2010, Odyssée II.

    Avec HAL, on poursuit les mythes précédents en faisant disparaître la forme humaine. L’image picturale humanoïde n’est plus nécessaire, mais l’image opérante a toujours besoin d’un support physique pour exister : la créature artificielle n’est pas encore un logiciel pouvant tourner sur n’importe quelle plateforme, l’IA habite son ordinateur, comme l’esprit habite son corps.

    Image «bing» par Jean Paul Gourdant

    Cet auto-engendrement sous forme d’ordinateur se poursuit de manière très littérale dans Wargames en 1983. La représentation de l’informatique évolue pour le grand public, qui commence à croiser des ordinateurs dans son quotidien. Le film incarne ces changements, et contribue également largement à les populariser. Tous les ingrédients de la pop culture informatique sont présents dans Wargames : David Lightman, un jeune hacker, fan de jeux vidéo, mauvais élève, mais brillant en informatique se connecte par erreur à l’ordinateur du NORAD en pensant pirater une entreprise de jeux vidéo. Si la sécurité du NORAD est assez risible, beaucoup d’éléments techniques présentés dans le film tiennent la route, par exemple le concept de backdoor : une porte d’entrée virtuelle dissimulée par le concepteur du programme. On y voit aussi comment pirater les réseaux téléphoniques en utilisant un téléphone et un modulateur de fréquences. Wargames a suffisamment marqué les esprits de l’époque pour qu’on attribue a posteriori au célèbre hacker Kevin Mitnick le piratage du NORAD en prétendant que son histoire aurait inspiré Wargames. Or Mitnick n’a jamais piraté le NORAD et les scénaristes de Wargames n’ont jamais entendu parler de Mitnick !

    Revenons au récit. Le jeune lycéen David Lightman accède donc à WOPR, l’ordinateur du NORAD qui lui demande un login. En fouillant dans la biographie du concepteur de l’ordinateur, le Pr Stephen Falken, il découvre que Joshua, le fils de Falken est décédé. Joshua sera le login permettant de se connecter via la backdoor du Pr Falken. WOPR/Joshua pense que Falken s’est connecté et lui propose de jouer aux échecs, au poker ou à la guerre thermonucléaire globale. C’est ce dernier jeu que choisira Lightman : il prend le camp de l’URSS et lance à son insu une simulation d’attaque soviétique. WOPR/Joshua ne distingue pas le jeu de la réalité et semble en outre très heureux d’avoir de nouveau un contact avec son créateur. Joshua s’autonomise, rappelle spontanément Lightman pour poursuivre le jeu. À partir de ce moment, alors que les informaticiens du NORAD peinent à comprendre ce qui se passe et continuent à parler du WOPR, Lightman, et par la suite Falken appelé à la rescousse, ne parlerons plus que de Joshua. « Joshua, que fais-tu ? » dira son père, impuissant devant la détermination de la machine à mener à bien la partie. Celui-ci fait ce pour quoi son père l’avait imprudemment programmé ; il cherche à gagner la 3e guerre mondiale en appliquant le choix de Lightman : les Russes prennent l’initiative, maximisent les dégâts chez l’ennemi américain, tout en minimisant les pertes dans leur camp.

    Si la 3e guerre mondiale sera finalement évitée, c’est parce que son père et David Lightman, qui devient en sorte son « grand frère », vont s’unir pour apprendre à Joshua à jouer. En effet, on constate assez vite qu’une complicité s’installe entre David Lightman et le Pr Falken de sorte qu’ils deviennent l’un pour l’autre père et fils de substitution.

    Wargames est une belle application de la théorie des jeux à somme nulle de von Neumann : les intérêts des deux joueurs sont strictement opposés et les gains de l’un sont les pertes de l’autre. Joshua connait d’autres jeux à somme nulle comme le poker, les échecs et le morpion. Quand il se rend compte qu’il ne peut pas y avoir de vainqueur dans le jeu de la guerre nucléaire (à l’instar du morpion sur lequel il s’entraine en boucle), il arrête le jeu. À noter qu’il est plus clairvoyant que von Neumann qui avait déduit que la seule solution pour « gagner » était d’attaquer les Soviétiques par surprise, au plus vite et sans sommation.

    Wargames est un film charnière dans les représentations de l’informatique : on y trouve un microordinateur (un IMSAI 8080) et un jeune geek. En effet, David Lightman a déjà les caractéristiques qu’on prête encore actuellement aux geeks : un garçon génial, incompris par l’école et peu sportif (il ne sait pas nager)1. C’est aussi une des dernières histoires avec un ordinateur géant2. Et c’est enfin un des derniers récits littéraux d’auto-engendrement.

    Image «bing» par Jean Paul Gourdant

    En 1990, dans un ouvrage pionnier appelé La tribu informatique, Philippe Breton attribuait à ce phénomène une des raisons de l’exclusion des femmes de l’informatique : « la reproduction au sein de la tribu se fait fantasmatiquement grâce, d’une part à l’union de l’homme et de la machine, et, d’autre part, à l’exclusion des femmes comme ‘matrices biologiques’. Dans ce sens, l’existence même de la tribu informatique est en partie conditionnée par l’exclusion des femmes qui constituent une concurrence non désirée. ». Je n’ai jamais été totalement d’accord avec Breton. L’homme ne s’unit pas avec la machine, car les machines ne remplacent pas les femmes dans un mode de reproduction qui le rendrait de nouveau incomplet. L’homme se reproduit seul, il a tous les pouvoirs et à ce titre, il évite soigneusement d’y mêler quiconque, notamment les femmes. Il ne se reproduit pas avec les machines, mais à travers les machines.

    David Noble, dans son ouvrage de 1992 Un monde sans femmes, fait une démonstration similaire pour la science en général. Il dresse une grande fresque historique du monde occidental des sciences couvrant vingt siècles. Noble établit un parallèle entre l’exclusion des femmes des institutions scientifiques en Europe puis aux États-Unis et le long combat des représentants de l’orthodoxie religieuse pour maintenir le célibat des prêtres, moines, enseignants religieux ou laïcs des universités. La science se fait entre hommes, car, dans l’ascétisme clérical, des métaphores autour de l’enfantement sont mobilisées pour évoquer la création scientifique. Pour Noble, avec les technologies reproductives (et on peut estimer que les créations de créatures artificielles en font partie sur le plan imaginaire), les hommes mènent « depuis un millier d’années, la poursuite scientifique obsessionnelle d’un enfant sans mère ».

    Ces fantasmes d’auto-engendrement apportent une solution à ce que Françoise Héritier appelle en 2000 dans Masculin/féminin le privilège exorbitant des femmes à pouvoir se reproduire à l’identique, mais aussi au différent. Les femmes sont les seules capables de mettre au monde non seulement leurs filles, mais aussi les fils des hommes. De nombreux mythes mettent en scène des groupes humains non mixtes vivant séparément et pacifiquement. L’harmonie primitive résidait dans l’absence d’altérité. Le monde scientifique des années 1950 peut être un exemple de ce paradis non mixte fantasmatique. Le monde de l’informatique d’aujourd’hui n’en est pas très loin. L’auto-engendrement cybernétique permettrait de faire fonctionner pleinement ce paradis sans altérité. Il possède le double avantage de supprimer la différence des sexes en écartant les femmes du processus de reproduction et de permettre aux êtres masculins de se reproduire à l’identique.

    Si ces fantasmes étaient actifs dans l’informatique des années 80, ils se sont peu à peu délités pour passer à l’échelle supérieure, à mesure que l’informatique elle-même progresse. Dès les années 1990, avec le cyberspace, ce ne sont plus des êtres artificiels qui sont créés par les hackers, mais des univers complets, dans lesquels ils peuvent jouer à être les héros qu’ils ne peuvent pas être dans le monde réel. Le premier d’entre eux nait en 1985, avec Case, le héros de Neuromancien de William Gibson, qui fonde en même temps le mouvement cyberpunk. On peut aussi citer Snowcrash / Le samouraï virtuel de Neal Stephenson en 1992, qui invente le terme métavers.

    Au début des années 80, les IA cessent d’être les enfants des informaticiens, elles émergent d’elles-mêmes ou sont fabriquées par d’autres IA : Skynet dans Terminator, les IA de Neuromancien, celles qui dirigent les vaisseaux et stations orbitales chez Iain Banks, et toutes les autres. La science-fiction leur donne les pouvoirs que l’humanité attribuait d’ordinaire à Dieu. L’aboutissement de la science n’est plus, comme le pensait von Neumann de dupliquer un cerveau humain, mais de créer Dieu.

    Mais ceci est une autre histoire, qui sera contée une autre fois…

    Isabelle Collet, informaticienne, enseignante-chercheuse à l’université de Genève et romancière.

    1 En revanche, Lightman, semble bien intégré dans son école et il utilise ses compétences informatiques pour frimer auprès des filles et ça fonctionne.

    2 Les futures intelligences artificielles seront immatérielles. Le film Terminator sorti l’année suivante, en 1984, exprime cette transition. Le Terminator est un robot humanoïde mais Skynet est une intelligence artificielle dématérialisée qui a pris conscience d’elle-même et cherche depuis à éradiquer les humains.

    Je remercie Jean-Paul Gourdant pour ses relectures attentives qui permettent aux textes d’être bien plus compréhensibles.

  • Frankenstein et les Robots

    Isabelle Collet nous propose ici une série de fictions pour nos lectures de l’été : sur le genre, les ordinateurs et les créatures artificielles de la littérature, histoire d’avoir une autre vision de l’intelligence dite artificielle et de nos mythes et stéréotypes humains. Voici le 3ème épisode après celui sur Golems, Robots et IA , et celui sur Galatée et Hadaly. Serge Abiteboul et Thierry Viéville.

    Reprenons notre histoire à la fin de l’Eve Future. Si Lord Ewald n’a pas emporté Hadaly au paradis, c’est parce que l’homme qui vole à (aux) Dieu(x) un pouvoir qui leur est propre est souvent puni en retour. Edison ne sera pas inquiété, car il s’est contenté de fournir l’image picturale comme dirait Wiener. C’est Ewald et son amour trouble qui a fait d’Hadaly une image opérante. C’est donc lui qui paiera pour la transgression.

    Le premier à avoir été condamné de la sorte est Prométhée, qui vole le feu aux Dieux pour le donner aux hommes. Si on associe l’histoire de la créature qui se retourne contre son créateur (le Golem) à celle du savant qui s’arroge un pouvoir qui est propre aux Dieux (Prométhée), on obtient la trame de beaucoup d’histoires de créatures artificielles. En particulier, une des plus célèbres d’entre elles : Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley (1818).

    Le récit original va mettre en avant un thème supplémentaire. La principale préoccupation de Mary Shelley est de : « montrer la douceur d’une affection familiale », dit-elle dans sa préface. Frankenstein est certes un conte moral, mais peut-être et surtout une histoire familiale qui a pour sujet l’amour que les parents doivent à leur enfant.

    Voici les principaux éléments du récit d’origine. Depuis la mort de sa mère, le docteur Victor Frankenstein est obsédé par l’impuissance du médecin à lutter contre la mort. Il s’isole, ne voit plus personne, et, en mélangeant des connaissances d’alchimie et de science, il invente un moyen de créer de la vie. À partir de différents morceaux de cadavres, il reconstitue un homme qu’il anime grâce à l’électricité. Mais quand il voit la monstruosité qu’il a créée, il prend peur et abandonne sa créature. Celle-ci ne peut compter que sur elle-même pour comprendre qui elle est. Elle apprend à parler en observant de loin une famille unie, les De Lacey. Grâce à eux et en secret, elle va lire de la philosophie, ce qui lui permettra de comprendre ce qu’elle est. Elle va alors tenter de prendre contact avec les De Lacey, en se faisant connaitre du père, aveugle. Mais le fils De Lacey entre dans la maison au même moment, l’aperçoit et craignant pour la vie de son père, tente de tuer le monstre. Délaissée par son père et rejetée par la société, la créature veut alors avoir une compagne à ses côtés. Il tente d’obtenir de Victor Frankenstein qu’il lui en crée une. Mais Victor ne peut s’y résoudre. Alors, la créature rejette toute morale et se venge en tuant les amis de Victor, puis Victor lui-même, avant de se suicider.

    Vue sur le lac Léman depuis la villa Diodati de Byron avec ses jardins, où séjourna Marie Shelley © Isabelle Collet

    La genèse de cette histoire se trouve dans la biographie de Marie Shelley. Elle est la fille de la célèbre féministe anglaise Mary Wollstonecraft, et du non moins célèbre philosophe politique William Godwin. Mary Wollstonecraft meurt en donnant naissance à sa fille, en 1797. Son père se charge de lui donner une éducation d’une rare qualité pour une fille de son époque, mais il ne sait pas comment aimer et élever ses enfants. Dès son plus jeune âge, Mary est entourée par des philosophes et poètes et à 16 ans, elle s’enfuit avec l’un d’entre eux : Percy Shelley, qui est déjà marié. À court d’argent et poursuivis par le scandale, ils finissent par rejoindre un grand ami de Shelley, Lord Byron en juin 1816. Byron loge à la villa Diodati au bord du lac Léman en compagnie de son secrétaire, médecin, amant et souffre-douleur, John Polidori. Lors des soirées de la villa Diodati, Polidori raconte comment on a pu « animer » un cadavre quelques instants avec une pile voltaïque. C’est ce qu’indique Mary Shelley dans la préface de Frankenstein : « Le fait sur lequel est fondé ce récit imaginaire a été considéré par le Dr. Darwin et par quelques auteurs physiologistes allemands comme n’appartenant nullement au domaine de l’impossible. » Nous sommes bien en présence d’une créature artificielle de science-fiction et non d’une créature magique de type mort-vivant.

    Les soirées de la Villa Diodati ont généré bien des écrits, en particulier dans des récits de littérature fantastique, tels que Le poids de son regard de Tim Powers ou Les insolites de René Sussan Reouven, car deux figures majeures de la littérature fantastique y sont nées. Le Vampyre, dandy élégant à l’image de Lord Byron, provient d’une nouvelle de John Polidori ; ce personnage servira par la suite d’inspiration pour Dracula de Bram Stocker. L’autre figure est la créature de Frankenstein qui jaillit de la plume de Mary Shelley.

    Au début de l’histoire, Victor Frankenstein incarne un chercheur moderne, prenant en compte dans ses travaux les acquis scientifiques les plus récents. Mais suite à la mort de sa mère, à l’opposé du « bon » savant qui observe la nature et ses mécanismes, il devient un savant exalté qui ne sort plus de son laboratoire, qui se coupe de sa famille et de la société, travaillant dans l’isolement et la frénésie.

    La mort de la mère de Frankenstein plane sur le livre comme celle de Mary Wollstonecraft a toujours plané autour de Mary Shelley. Petite, elle a appris à lire en déchiffrant les lettres sur la tombe de sa mère et c’est sur cette tombe qu’elle a déclaré son amour à Percy Shelley. De plus, la maternité reste fortement liée à la mort dans la biographie de Mary. Au moment d’écrire Frankenstein, elle a 19 ans, mais a déjà perdu une petite fille en bas âge. Elle a ensuite mis au monde un bébé qui est âgé de six mois au moment où elle compose Frankenstein, et elle est de nouveau enceinte.

    Plaque devant la villa Diodati à Cologni dans le canton de Genève. © Isabelle Collet.

    Victor Frankenstein veut pénétrer les secrets de la nature : vaincre la mort, certes, mais surtout créer une vie nouvelle. La multitude de corps différents qui compose la créature ne sert que de matière première. Son cerveau est vierge comme celui d’un nouveau-né au moment où elle prend conscience. À ce moment, Victor Frankenstein aurait dû prendre son enfant dans ses bras et lui donner le même amour parental que celui qu’il a reçu. Mais il s’enfuit, abandonne sa Créature et souhaite sa mort. Bien plus tard, le monstre constate lui-même qu’un enfant privé de l’amour d’une famille devient inhumain. Il le dit à son créateur : « Crois-moi, Frankenstein, j’étais bon. Mon âme rayonnait d’amour et d’humanité. Mais je suis seul, affreusement seul. Toi, mon créateur, tu me hais. ».

    Victor Frankenstein est un scientifique qui s’est fourvoyé, il s’est coupé de la perspective naturaliste et s’est intéressé à des savoirs sulfureux, comme l’alchimie. Ses créations sont donc condamnées. Il est puni non parce qu’il a volé un pouvoir divin, mais parce que celui-ci le dépasse. Ce n’est pas au moment où il anime la créature qu’il crée un monstre (ce n’est que l’image picturale), mais au moment où il l’abandonne dans un acte qui définit l’image opérante1 que deviendra la Créature. Mary Shelley écrit cette histoire en écho à sa vie : on retrouve le père de Mary qui n’a pas su aimer sa fille, la petite fille solitaire qui fait son éducation grâce à des précepteurs, et qui, malgré son érudition, devient une jeune femme immorale fuyant avec un homme déjà marié et opportunément adepte de l’amour « libre ».

    L’histoire de Frankenstein, telle qu’elle s’est popularisée, se contente de fusionner le mythe du Golem et celui de Prométhée : un savant fou anime une créature assemblée à partir de restes humains. Mais cette créature est mauvaise, elle se retourne contre son créateur et sème la destruction. En découle une morale prométhéenne qui imprime nombre d’histoires de créatures artificielles, et en particulier toutes celles qui comportent des robots tueurs : l’homme ne doit pas outrepasser sa condition et se permettre de créer la vie comme le fait Dieu (c’est-à-dire seul), sinon il met son entourage en danger, voire toute l’espèce humaine.

    La première histoire de Robot (qui est d’ailleurs à l’origine du terme) est écrite par l’écrivain tchèque Karel Tchapek. Les Robots (du tchèque robota, travail forcé) sont des ouvriers corvéables à merci. Ils ont été créés par un inventeur qui cherche à émanciper l’humanité des lois édictées par Dieu. Grâce aux robots, l’homme n’aura plus besoin de gagner sa vie à la sueur de son front et la femme n’enfantera plus dans la douleur puisque l’humanité se reproduira à travers la machine. Il s’ensuit la punition inévitable : les robots vont se révolter contre l’humanité au point de risquer de la faire disparaître. Mais comme le dit Annie Amartin-Serin dans un ouvrage de 1996 appelé La création défiée2, la révolte contre le Créateur, quel qu’il soit, semble vouée à l’échec : les Robots n’éradiqueront pas l’humanité et les humains continueront à travailler et à se reproduire à l’ancienne. Ils perdront finalement le savoir qui a permis de créer des Robots. Là encore, la morale est sauve.

    C’est contre cette morale qu’il juge obscurantiste que s’élève Asimov quand il commence sa série sur les Robots. Asimov, comme la plupart des auteurs de science-fiction qui écrivent au moment de la Deuxième Guerre mondiale, est un scientifique qui croit en une science intrinsèquement bonne. « Le savoir a ses dangers, sans doute, mais faut-il pour autant fuir la connaissance ? […] En d’autres termes, Faust doit affronter Méphistophélès, mais il ne doit pas nécessairement être vaincu par lui », dit Asimov en 1950. Évidemment, la Deuxième Guerre mondiale a jeté une ombre sur ce tableau. Si Wiener pense que « L’homme du XXe siècle est l’homme de Bergen Belsen et d’Hiroshima », Asimov et ses collègues gardent foi en la science, malgré tout. Fondation est écrit entre 1942 et 1951 et dans ces ouvrages, absolument tout ce qui est moderne est nucléaire, y compris des objets domestiques. En 1940, Asimov commence à écrire le cycle des Robots et s’élève contre ce qu’il appelle « le Complexe de Frankenstein ». Il décrira en 1990 cette approche qu’il considère superstitieuse et rétrograde : la création de créatures artificielles « passe pour être le premier exemple de l’arrogance d’une humanité avide de revêtir grâce à une science mal inspirée, le manteau du divin. Tout être humain qui tentera une telle création ne produira qu’une parodie sans âme, inévitablement vouée à devenir aussi dangereuse que le Golem. ».

    La position technophile dans les nouvelles d’Asimov est d’abord défendue par les scientifiques qui sont les hommes créateurs de robots. Dans sa première nouvelle, Robbie en 1940, Robbie est un robot utilisé comme nourrice auprès d’une petite fille nommée Gloria. Il lui a été donné par son père qui est un scientifique et elle l’adore. La mère de Gloria n’apprécie pas vraiment cette situation et elle obtient que le robot soit enlevé à sa fille. Gloria dépérit pendant un an. Pourtant, sa mère reste inflexible.

    Le père de Gloria décrit les avantages du robot nounou de la manière suivante : « Un robot est infiniment plus digne de confiance qu’une bonne d’enfants humaine. [Ce robot] n’a été construit en réalité que dans un but unique… servir de compagnon à un petit enfant. […] Il ne peut faire autrement que d’être aimant et gentil. C’est une machine qui est faite ainsi. C’est plus qu’on en peut dire pour les humains. ». En face, la mère a du mal à exprimer ce qu’elle ressent, pourquoi elle n’aime pas ce robot. Ses seuls arguments sont assez pauvres : « un enfant n’est pas fait pour être gardé par un être de métal » ou « un incident pourrait se produire » ou encore « les voisins ». Elle concentre tout ce que le jeune Asimov rangerait dans l’irrationnel obscurantisme : une peur quasi religieuse des machines « pensantes », une attitude traditionaliste volontiers rétrograde, un souci du qu’en-dira-t-on. Mais l’histoire finit bien (si on se range aux arguments d’Asimov) : le père trouve un subterfuge pour que Gloria revoie Robbie et là, le hasard fait que le robot lui sauve la vie. La mère accepte alors que Robbie reste auprès de Gloria.

    Image «bing» de Jean Paul Gourdant

    Pour Asimov, Robbie est le compagnon idéal, celui qui le comprend et ne le maltraite pas, contrairement aux harceleurs de cours d’école qui s’acharnent sur les nerds. Robbie, c’est aussi l’histoire d’un père scientifique qui sait ce qui est bien et qui dépossède sa femme de son rôle d’éducatrice en comprenant mieux qu’elle les besoins de sa fille.

    Mais cette structure d’histoire est due à la jeunesse d’Asimov. Quand il commence à écrire, Asimov a le même âge que Mary Shelley, mais un vécu très différent. Il explique en 1969 : « Quand j’ai commencé en 1939 à écrire des histoires de robots, j’avais 19 ans. Je ne plaçais pas la relation père-fils sous le signe de la crainte. Peut-être en raison de mes propres relations avec mon père, rien ne me suggérait que la jalousie puisse naître dans le cœur de l’un à l’égard de l’autre […] Je vis naturellement une entente similaire entre l’homme et la réalité. » En outre, de son propre aveu, il n’a jamais fréquenté la moindre fille et n’a aucune idée de ce que signifie vraiment éduquer un enfant (et, accessoirement, s’en moque autant que ses lecteurs). Ses personnages féminins, quand ils existent, ne sont là que pour remplir des fonctions « féminines » périphériques : épouse ou mère.

    Mais c’est une situation temporaire dans l’œuvre d’Asimov. Quand il invente ensuite l’US Robots Inc. la société qui construit les robots positroniques, il met un « couple parental » dans l’équipe de direction. Il y a Alfred Lanning, Directeur de recherche, patriarche de l’entreprise à la voix douce et aux cheveux blancs, et Susan Calvin, femme brillante et dépourvue de toute féminité, plus proche des robots que des humains et donc pleinement compétente pour être robopsychologue. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont Asimov voit les scientifiques de manière asexuée, homme comme femme. S’il n’éprouve pas le besoin de le justifier pour les hommes, il doit l’explique tout de même pour Susan Calvin : comment mettre en scène une femme et pour autant, ne jamais parler d’amour, de séduction ou de sexualité ? Il dépouille Susan Calvin de toute féminité pour en faire une scientifique crédible. Mais moyennant cette précaution, Asimov fait de Susan Calvin un personnage très positif, l’héroïne de nombreuses nouvelles et probablement la première femme scientifique de science-fiction à avoir un rôle central dans des histoires.

    Il est amusant de constater que, contrairement aux fantasmes cybernétiques, les robots d’Asimov qui vont travailler à sauver l’humanité et non à la détruire sont bien issus d’une reproduction virtuelle sexuée. Et qu’à cette époque déjà, dans la science-fiction, les femmes s’occupent du logiciel pendant que les hommes se chargent du matériel. Asimov démontre la prophétie de Grace Hopper, informaticienne des années 40 qui a inventé la compilation : chez les robots science-fiction comme dans l’informatique réelle, le logiciel finit par être plus important que le matériel.

    À suivre…

    Isabelle Collet, informaticienne, enseignante-chercheuse à l’université de Genève et romancière

    1 Voir les épisodes précédents

    2 Si les histoires de mythe de créatures artificielles vous passionnent, l’ouvrage de Annie Amartin-Serin reprends tous ces mythes et histoires avec bien plus de détail, d’Adam et Eve jusqu’aux clones et cyborg : https://doi.org/10.3917/puf.amart.1996.01

    Je remercie Jean-Paul Gourdant pour ses relectures attentives qui permettent aux textes d’être bien plus compréhensibles.

  • Galatée et Hadaly

    Pendant que binaire prend ses quartiers d’été, Isabelle Collet nous propose une série de fictions en quatre épisodes pour nos lectures de l’été. Elle nous parle du  genre, des ordinateurs et des créatures artificielles de la littérature, nous propose une autre vision de l’intelligence dite artificielle et de nos mythes et stéréotypes humains.
    Après celui sur Golems, Robots et IA, voici le second  épisode. Serge Abiteboul et Thierry Viéville.

    Je vous avais promis du sexe (et du genre) et me voilà en train de parler d’ordinateurs et d’informaticiens qui se prennent pour Dieu. Rassurez-vous, j’y viens.

    Pourquoi l’humanité s’est-elle attachée à créer des créatures artificielles ? Certes, l’exercice permettait de s’approprier un peu du pouvoir divin, mais souvent, le but était de faire mieux que Dieu (ou que le hasard génétique). Les créatures artificielles des mythes comme celles des cybernéticiens tendent à corriger les imperfections de la version naturelle.

    Prenons par exemple Galatée, la créature artificielle du mythe de Pygmalion. Selon Ovide, Pygmalion, jeune roi de Chypre et merveilleux sculpteur, est déçu par la légèreté des femmes de Chypre et se voue alors au célibat. Pour se consoler, il sculpte une femme parfaite appelée Galatée et en tombe amoureux. Il va alors prier Aphrodite de lui donner vie. Touchée par l’amour de Pygmalion, Aphrodite apporte la touche finale au processus de création en animant la statue. À aucun moment, Pygmalion n’a essayé de s’approprier un pouvoir divin, il a juste voulu améliorer les femmes. D’ailleurs, ses motivations misogynes sont bien comprises par les Dieux qui n’éprouvent aucune jalousie ; son histoire finit bien puisque, selon les versions de la légende, il aura même des enfants avec Galatée.

    Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée (1890), New York, Metropolitan Museum of Art (MMA). Image donnée à Wikimedia Commons dans le cadre d’un projet du MMA.

    Vous vous souvenez des informaticiens des années 40 qui cherchent à dupliquer l’intelligence humaine ? Finalement, ils poursuivent un but semblable. Ce n’est pas n’importe quelle intelligence qu’ils essaient de dupliquer. Ils recherchent une intelligence qui puisse rivaliser avec la leur. Le mathématicien Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique, veut pouvoir jouer avec les créatures qui seront créées. Von Neumann bâtit l’architecture des ordinateurs sur la base de la représentation qu’il se fait de son propre cerveau génial, doté d’une mémoire eidétique. Turing rêve d’une intelligence virtuelle qui ne mourra jamais. Les fantasmes autour de l’IA n’ont guère changé : reproduire l’intelligence de l’humain moyen n’excite personne (et pourtant, ce serait déjà une belle performance !). On vise directement à créer l’intelligence immense qui nous rendra tout petit.

    Wiener pose comme principe de base que ce qui distingue des entités entre elles n’est pas la matière dont elles sont faites, mais leur comportement. Peu importe le matériau dont est faite la créature, on ne cherche pas à reproduire le vivant, mais le comportement du vivant. « L’homme fait l’homme à son image », écrit-il dans Golem & God Inc. D’ordinaire, on pense à la reproduction sexuée, mais après tout, est-ce la seule option ? Quand on suppose que Dieu a créé l’homme à son image, il ne faut évidemment pas prendre la formule au sens littéral. À partir de quand une image que l’on crée est-elle suffisamment bonne (indépendamment de son matériau) pour qu’on puisse considérer que son créateur s’est reproduit ? Pour l’expliquer, Wiener va se servir d’une partie du mythe de Pygmalion et Galatée.

    Selon Wiener, quand Pygmalion sculpte Galatée dans l’ivoire, il crée une simple image picturale : Galatée a bien une forme humaine, mais elle ne peut être considérée comme un être à part entière, car elle a un comportement de statue. Mais dès lors qu’Aphrodite lui insuffle la vie, la statue devient une image opérante, tellement similaire à un être humain que Pygmalion va pouvoir l’épouser.

    Si Wiener prend en exemple le mythe de Pygmalion et Galatée pour expliquer la « reproduction », c’est parce que cette histoire résonne de manières particulières dans sa propre biographie. En créant lui-même un être qu’il juge parfait, Pygmalion évite les risques du hasard et la déception qui semble inévitablement en découler quand on laisse les êtres humains (notamment les femmes dans le cas de ce mythe) se développer à leur guise. C’était également un risque que Léo Wiener, le père de Norbert, n’avait pas envie de prendre.

    Léo Wiener, né en 1862, était un homme d’une intelligence et érudition peu commune. Il était réputé parler couramment 30 langues et il a été capable de suivre les travaux mathématiques de son fils jusqu’à ses premières années d’université. Il n’avait qu’une confiance limitée dans l’école, et des idées arrêtées sur la manière d’éduquer les enfants. Il infligea à son fils des cours intensifs à la maison jusqu’à finalement le retirer totalement de l’école entre 6 et 7 ans. Norbert savait lire à un an et demi et quand il réintégra l’école à 7 ans, ce fut pour entrer au secondaire. À 18 ans, Wiener obtint un doctorat à Harvard. Léo Wiener s’estima satisfait de la manière dont il avait façonné son fils. Dans un article intitulé Quelques idées nouvelles sur l’éducation des enfants, qu’il publia en 1911, il écrivit : « C’est un non-sens de dire, comme le font certaines personnes, que Norbert, Constance et Bertha sont des enfants exceptionnellement doués. Il n’en est rien. S’ils en savent plus que les enfants de leur âge, c’est parce qu’ils ont été entrainés différemment » (cité par Wiener dans son autobiographie de 1953 : Ex-Prodigy: My Childhood and Youth). Norbert Wiener résuma ensuite sa relation avec son père en ces termes : « Mes échecs étaient les miens, mes succès étaient ceux de mon père ». À sa naissance, Norbert n’était que l’image picturale de Léo, jusqu’à ce que celui-ci l’entraine et en fasse une image opérante, un fils à son image.

    Pygmalion et Galatée, Léo et Norbert, le Rabi Loew et le Golem… ce sont là des transpositions assez littérales de la phrase de Wiener : « L’homme crée l’homme à son image ». Les humains peuvent se reproduire de diverses manières, par la reproduction sexuée, mais aussi en créant des machines qui sont des images opérantes d’eux-mêmes. Cette reproduction-là possède l’avantage cybernétique d’éviter l’entropie inhérente à la reproduction sexuée, même si Serge Abiteboul1 nous explique que cet aléatoire est indispensable pour la pérennité du processus de reproduction. En outre, l’homme n’a besoin de personne d’autre pour créer une image de lui.

    L’Eve future ©gallica.bnf.fr

    Alan Turing, le célèbre mathématicien qui déchiffra les codes secrets allemands pendant la 2e guerre mondiale, fait partie des chercheurs qui discutent de cybernétique. En 1950, il écrit un article devenu célèbre : Computing machinery and intelligence, dans lequel il va se demander à partir de quand on peut considérer qu’une machine est intelligente. Pour cela, il va d’abord définir ce qu’est une machine : « Nous souhaitons exclure de la catégorie des machines les hommes nés de la manière habituelle », dit-il. Et comme la manière habituelle sous-entend la participation d’un homme et d’une femme, il ajoute : « On pourrait par exemple requérir que les ingénieurs soient tous du même sexe, mais cela ne serait pas vraiment satisfaisant ». Évidemment, Turing fait de l’humour, mais à travers cette plaisanterie, on comprend deux éléments essentiels. Tout d’abord, la machine est considérée comme étant littéralement l’enfant des ingénieurs, et deuxièmement, elle ne doit pas être le produit de la différence des sexes, car cela jetterait le doute sur son éligibilité. Cette machine sera donc conçue entre hommes, car je doute que Turing n’ait jamais imaginé une équipe de femmes ingénieures. (Finalement, il estimera que seuls les ordinateurs numériques pourront participer aux tests.)

    Turing est certes un logicien d’exception, mais aussi un homme homosexuel dans une époque homophobe. Sa misogynie affichée lui permettait de masquer son peu d’intérêt pour la fréquentation des femmes : « Le problème avec les femmes, c’est qu’il faut leur parler », confiait-il à ses collègues mathématiciens. « Quand tu sors avec une fille, tu dois discuter avec elle et trop souvent, quand une femme parle, j’ai l’impression qu’une grenouille jaillit de sa bouche. ». À travers sa quête de l’intelligence artificielle, il cherche à se reproduire sans être obligé de fréquenter les femmes. Il espère créer un être virtuel supérieur qui ne sera pas soumis à la mort ou à la maladie, à faire revivre Christopher, ce garçon extraordinaire dont il était amoureux adolescent et qui est mort prématurément. Turing aurait voulu une créature artificielle dépassant les imperfections humaines.

    Peut-être aurait-il apprécié le texte L’Eve future écrit par Villers de L’Isle-Adam en 1886, car il brasse les mêmes fantasmes. On y retrouve les motivations à l’origine du mythe de Pygmalion : il s’agit de créer une femme parfaite en lieu et place du modèle défectueux produit par la nature. Mais il s’agit cette fois d’une création entre hommes, permettant une forme d’homosexualité via un être artificiel féminin, car, comme le disait Turing, la conversation des femmes réelles s’avère terriblement décevante.

    L’Eve future met en scène Lord Ewald, éperdument amoureux d’Alicia Clary, une chanteuse qui est aussi belle que sotte. Ewald est écartelé entre la beauté du corps d’Alicia et la vulgarité de ses propos. Il décide alors de se suicider, ne supportant plus la torture de passer du temps avec une femme aussi belle et aussi quelconque.

    Il est sauvé par un scientifique, Edison (nommé ainsi en hommage à l’inventeur américain), qui a conçu un être artificiel qu’il peut rendre semblable à Alicia. Il propose alors un Pacte faustien à Ewald. Il va créer une nouvelle Eve, un andréïde nommé Hadaly, dont le corps sera celui d’Alicia Clary. En échange, Lord Ewald prêtera vie à ce corps par une opération mentale relevant de la foi et de la suggestion : en la croyant vivante, il la rendra vivante.

    Pourquoi créer une femme artificielle ? Edison justifie sa démarche de la façon suivante. Pour lui, il existe deux types de femmes : « les femmes assainies, consacrées et justifiées par la dignité persistante du devoir, de l’abnégation, du noble dévouement » et celles qui ressemblent à Alicia Clary : « plus proches de l’espèce animale que de l’espèce humaine. L’homme a le droit de haute et basse justice sur ce genre d’être féminin comme il l’a sur les animaux. » Le moins qu’on puisse dire, c’est que Villers de L’Isle-Adam sait être clair quand il annonce qu’Edison sera « l’assassin de l’animalité triomphante de la femme ».

    La relation qui s’en suit entre Edison, Edwald et Hadaly devient assez trouble. Il faut bien donner un esprit à Hadaly : les paroles qu’elle prononcera ont été enregistrées au préalable par Edison. On peut alors se demander avec qui Ewald a une conversation passionnée quand il parle avec Hadaly, et finalement qui Edwald désire quand il désire Hadaly. En outre, si Hadaly est un être artificiel au corps féminin, elle a été appelée Andréïde (Andres : homme) et non Antropoïde (humain) ou Gyneïde (femme).

    La suite de l’histoire s’embrouille, car Villers de L’Isle-Adam finit par se plier à la morale de son époque. Il imagine que l’esprit d’une femme vertueuse endormie vient finalement animer Hadaly. Quoiqu’il en soit, le destin ne peut pas laisser perdurer ce projet immoral. Quand Lord Ewald repart en Angleterre, emportant Hadaly dans un sarcophage pour le temps de la traversée, le navire fait naufrage. Le sarcophage coule, et Lord Ewald, inconsolable, prend le deuil d’Hadaly.

    Doit-on en déduire que les histoires de créatures artificielles sont condamnées à mal finir ? Dans un XIXe siècle moraliste, Villers de L’Isle-Adam ne pouvait pas se permettre de laisser perdurer cet amour contre nature. Mais que va-t-il advenir des créatures artificielles qui apparaîtront par la suite ?

    L’homme crée l’homme à son image et le scientifique crée la créature artificielle à son image en tenant les femmes à l’écart. Est-ce que ce sera pour le meilleur ou pour le pire ? Est-ce que cela signifie la mort de Dieu… ou des humains ? Tout dépendra du point de vue adopté par celui qui raconte les histoires.

    À suivre…

    1 https://binaire.socinfo.fr/2015/10/19/sex-and-the-algorithm/

    Isabelle Collet, informaticienne, enseignante-chercheuse à l’université de Genève et romancière.

    Je remercie Jean-Paul Gourdant pour ses relectures attentives qui permettent aux textes d’être bien plus compréhensibles.

  • De l’argile au code informatique

    Pendant que binaire prend ses quartiers d’été, Isabelle Collet nous propose une série de fictions en quatre épisodes pour nos lectures de l’été. Elle nous parle du  genre, des ordinateurs et des créatures artificielles de la littérature, nous propose une autre vision de l’intelligence dite artificielle et de nos mythes et stéréotypes humains. À commencer par …  Non. Laissons-la nous surprendre. Serge Abiteboul et Thierry Viéville.

    L’histoire occidentale est remplie d’une longue série de mythes parlant de créatures artificielles et, dans certains cas, d’humains tentant d’usurper la place de Dieu en se lançant dans le processus de création. Il y a 20 ans, quand j’ai commencé à travailler sur les questions de genre en informatique, je me suis intéressée à créatures artificielles, car, pour moi, l’ordinateur a été rêvé comme faisant partie de cette grande famille. Quand ils ont conçu l’ENIAC, les pères de l’informatique ne cherchaient pas réellement à produire une grosse machine pour calculer, même si c’est ce qu’ils ont réalisé. L’ordinateur des années 1950, qui était pourtant très loin des performances de ChatGPT, était vu comme une étape vers le but ultime de la science : une duplication du cerveau humain.

    Si je relie ces fantasmes à la question « Genre », c’est parce que tous les créateurs de créatures artificielles sont des hommes et que tous trouvent une solution pour créer un être nouveau sans passer par la reproduction sexuée, c’est-à-dire sans l’aide des femmes. Ces fantasmes se prolongent dans la littérature de science-fiction : après les robots, est-ce qu’on ne serait pas plutôt en train de créer un Dieu artificiel ?

    Des Golems et des ordinateurs

    Les premières créatures dont je vais vous parler sont les Golems ; et le premier des Golems était Adam…

    Le mot Golem s’écrit en hébreu avec les trois consonnes Guimel, Lamed et Mem qui signifient : masse informe, embryon, roulé en boule. Dans le Talmud, Adam est appelé Golem avec la signification de corps sans âme, pendant les 12 premières heures de sa vie. L’homme qui cherche à créer un Golem cherche en fait à reproduire l’acte qui a permis sa propre création.

    Le 17 juin 1965, Gershom Scholem, historien et philologue, spécialiste de la Kabbale, prononce le discours1 d’inauguration de l’ordinateur Golem Aleph, à l’Institut Weizman de Rehovot, en Israël. C’est pour lui l’occasion de parler des différents Golems qui l’ont précédé dans la tradition juive, en particulier le plus célèbre d’entre eux, celui de Prague.

    Le cimetière juif de Prague avec au premier plan la tombe du Rabbi Loew. ©Jean-Paul Gourdant

    La légende met en scène le rabbin Judah Loew ben Bezalel, Maharal de Prague. La tradition populaire juive lui attribue la création d’un Golem pour aider les juifs du ghetto à se défendre contre l’antisémitisme de l’Europe Centrale.

    Le Golem du Rabbi Loew était fait d’argile et était animé grâce à la concentration de l’esprit du rabbin. Mais comme son pouvoir n’était qu’un reflet du pouvoir créateur de Dieu, le rabbin avait mis dans la bouche du Golem une feuille de papier portant le nom mystérieux et ineffable de Dieu. Tant que le sceau restait dans sa bouche, le Golem demeurait animé.

    Le Golem pouvait travailler, remplir les obligations de son maître ; il pouvait l’aider et aider les juifs dans les attaques portées contre le ghetto. Le Golem avait droit au repos le jour du shabbat, puisque ce jour-là, les créatures de Dieu ne doivent accomplir aucun travail. Le rabbin ôtait de sa bouche le papier portant le nom de Dieu et le Golem restait inanimé toute la journée. Mais un vendredi après-midi, le rabbin oublia d’ôter le nom de la bouche du Golem avant de se rendre à la grande synagogue de Prague. Le Golem commença à s’agiter puis à tout détruire dans le ghetto. Les gens ne savaient comment enrayer sa furie. Le rabbin sortit précipitamment dans la rue et se confronta à sa propre créature. Il arracha le papier de la bouche du Golem : aussitôt, celui-ci tomba sur le sol et redevint une masse d’argile sans vie. Dans certaines versions de l’histoire, il s’écroule sur le Rabin et le tue.

    Un autre vue du cimetière juif de Prague avec au premier plan la tombe du Rabbi Loew. ©Jean-Paul Gourdant

    Gershom Scholem raconte ensuite l’histoire d’un Golem décrit dans un texte bien plus ancien, remontant au Talmud babylonien. Le prophète Jérémie méditait sur le Sefer Yetzirah, texte dans lequel Abraham a transcrit la Loi Orale transmise par Dieu à Moïse. Jérémie entendit alors une voix qui venait du ciel et qui lui dit : « Choisis-toi un associé ». Obéissant, il appela son fils et ils étudièrent ensemble ce livre pendant trois ans. Après cela, ils se mirent à combiner les lettres de l’alphabet suivant les principes cabalistiques et ils créèrent ainsi un Golem qui portait sur son visage « Elohim emet » ce qui signifie : « Dieu est vérité ». Mais cette créature nouvellement créée avait un couteau dans la main avec lequel il effaça la lettre aleph du mot emet (vérité). Il ne restait donc plus que le mot met (mort). Alors, Jérémie déchira ses vêtements parce que l’inscription était maintenant devenue un blasphème : « Dieu est mort ».

    Dans son discours, Gershom Scholem se lance dans des comparaisons entre tous ces Golems, ceux faits de glaise de la tradition juive et le Golem électronique de l’Institut Weizman. Les anciens Golems étaient fondés sur la combinaison mystique des 22 lettres de l’alphabet hébraïque qui sont les éléments et les pierres de construction du monde. Le nouveau Golem est basé sur un système de 0 et de 1 qui permet de coder tous les chiffres, les lettres et de construire des fonctions logiques. Si la nature est écrite par Dieu en langage mathématique, comme le pensait Galilée, alors les symboles 0/1 du langage binaire sont également les pierres de construction du monde à l’instar des lettres hébraïques. Une force invisible les anime, que ce soit l’énergie du discours pour les golems traditionnels ou l’énergie électrique pour celui de la ville de Rehovot.

    Les Golems ont un autre point commun : ce sont des rabbins, c’est-à-dire des juifs érudits, qui les ont créés. Le Rabbin Loew est l’ancêtre direct du mathématicien Théodore von Karman qui voyait en son ancêtre le premier génie des mathématiques appliquées. Trois « rabbins mathématiciens » ont particulièrement œuvré en amont à rendre possible les golems électriques : Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique, John von Neumann qui a pensé l’architecture des ordinateurs modernes et Haïm Pekeris, le constructeur du Golem de Rehovot.

    Gershom Sholem s’inquiète enfin du fait que la phrase « Dieu est mort » se rencontre pour la première fois dans un texte de la cabale qui met en garde contre la fabrication d’un golem et qui lie la mort de Dieu à ce projet de construction. Il note que dans les deux cas, les Golems sont dépourvus de la parole et de ce dont elle est le signe : la spontanéité de l’intelligence. Il espère alors que le Golem de Rehovot, puisqu’il est, lui aussi, dépourvu de sagesse, n’échappe pas à son créateur pour semer la destruction autour de lui.

    Une vue de la vieille synagogue de Prague, « contemporaine » du Golem. ©Jean-Paul Gourdant

    La création de l’ordinateur signifie-t-elle la mort de Dieu et donc les pleins pouvoirs des hommes ? Voilà qui va réactiver les angoisses générées par l’intelligence artificielle !

    Pendant que Haïm Pekeris, le Directeur de l’Institut Weizman en Israël appelait son ordinateur Golem, les écrivains de science-fiction n’étaient pas en reste quand il s’agissait de fantasmer sur les liens entre Dieu et l’ordinateur. Il faut dire que ces écrivains issus de l’âge d’or de la science-fiction américaine (en gros 1930 – 1960) étaient souvent des scientifiques technophiles.

    Arthur C. Clarke a écrit une très belle nouvelle en 1967 : Les neuf milliards de noms de Dieu, où la programmation de l’ordinateur est mêlée à l’invocation du nom de Dieu. Dans cette histoire, des moines bouddhistes ont acheté chez IBM un ordinateur pour écrire le nom de Dieu. De fait, on imagine plutôt cette histoire se passant dans une Yeshiva (une école talmudique) car l’approche de ces moines est curieusement kabbalistique. D’après eux, le nom de Dieu possède 9 lettres qu’il faut permuter afin de trouver la bonne combinaison. Ces moines pensent que lorsque le nom de Dieu sera écrit, l’univers prendra fin. Craignant que les moines ne soient pris d’une folie mystique et possiblement sanguinaire au moment où l’ordinateur aura fini d’écrire toutes les solutions possibles du nom de Dieu, les programmeurs de l’ordinateur s’éloignent sur une petite route de campagne afin de rejoindre au plus tôt l’avion qui les ramènera chez eux. Mais à l’heure où l’ordinateur est supposé finir de sortir son listing, ils lèvent pour la dernière fois les yeux sur le ciel tibétain et voient les étoiles s’éteindre…

    ©Jean-Paul Gourdant

    Ces parallèles entre Dieu, le Golem et l’ordinateur était bien dans l’air du temps. En 1950, dans Cybernétique et société, Wiener estime que si l’homme du XXe siècle est celui qui est responsable de Bergen Belsen et d’Hiroshima, il a aussi construit une machine qui lui peut lui permettre de lutter contre l’entropie, ce mal aveugle qui menace d’engloutir le monde.

    Dans sa nouvelle L’ultime question de 1956, Isaac Asimov écrit une histoire très cybernétique puisqu’au moment où elle débute, l’Entropie dévore le monde. La fin du monde approchant, un programmeur demande à la machine comment renverser l’Entropie. L’ordinateur ne peut répondre par manque d’informations et l’homme continue à lui en fournir. À chaque fois que l’homme l’interroge, l’ordinateur répond qu’il manque de données, mais au dernier moment, alors que l’univers touche à sa fin, l’ordinateur prononce : « Fiat lux » 3.

    Clarke ne nous parle pas d’intelligence artificielle, mais d’un super calculateur qui a le pouvoir d’assister Dieu dans ses œuvres. Asimov va un peu plus loin avec son ordinateur omniscient. Or, on retrouve assez littéralement dans ces textes états-uniens l’étymologie du mot français « ordinateur ».

    Pour raconter l’histoire dans l’ordre, il faut signaler qu’en 1948, quand le premier ouvrage de Wiener sur la Cybernétique parait, le Père Dubarle, éditorialiste au Monde, se demande si l’ordinateur n’est pas une machine à gouverner. En 1954, Cybernétique & Société de Norbert Wiener est traduit en français. C’est alors qu’au printemps de 1955, IBM France cherche un nom pour ses premières machines électroniques destinées au traitement de l’information fabriquées en France. Aux États-Unis, elles s’appellent assez prosaïquement « Electronic Data Processing System » ou EDPS. Sollicité par la direction de l’usine de Corbeil-Essonnes, François Girard, alors responsable du service « promotion générale publicité », décide de consulter un de ses anciens maîtres, Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne.

    Le 16 avril 1955, Jacques Perret envoya cette lettre2 : « Que diriez-vous d’ordinateur ? C’est un mot correctement formé qui se trouve même dans le Littré, comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. » Alors que très peu de monde a vu un ordinateur en vrai, son mythe l’a déjà dépassé au point qu’un non-informaticien y voit une machine qui permet à l’homme de s’arroger un peu du pouvoir divin.

    ©Jean-Paul Gourdant

    Finalement, en 1962, Wiener prononce une série de conférences à Yale et un séminaire aux Colloques Philosophiques Internationaux de Royaumont en France. Ces textes ont été regroupés dans un ouvrage que Wiener intitule : « God & Golem Inc. A Comment on Certain Points Where Cybernetics Impinges on Religion ». Quel est donc ce moment où la science entre collision (impinges) avec la religion ? C’est quand l’homme crée une machine qui sera elle-même capable de se reproduire, copiant ainsi une caractéristique supposée jusqu’ici propre au vivant, donc hypothétiquement donnée aux humains et aux animaux par Dieu au moment de la Création.

    Si l’ordinateur est la machine qui, à l’instar de Dieu, a le pouvoir de mettre de l’ordre dans le monde, que penser du pouvoir de son créateur ? Que se passe-t-il quand les hommes se prennent pour Dieu et imaginent être capables d’engendrer des créatures artificielles sans l’aide des femmes ?

    A suivre…

    Isabelle Collet, informaticienne, enseignante-chercheuse à l’université de Genève et romancière.

    1 Le discours complet est reproduit ici : http://cabbale.blogspot.com/2009/12/le-golem.html

    2 Une copie de la lettre est lisible ici : https://journals.openedition.org/bibnum/534

    3 Fiat lux est, dans la Genèse, la première parole de Dieu pour la création du monde : « que la lumière soit ».

    Je remercie Jean-Paul Gourdant pour ses relectures attentives qui permettent aux textes d’être bien plus compréhensibles.

  • Le syndrome de l’imposteur

    En ce 8 mars 2022, quand bien même, compte tenu de l’actualité brulante, le monde ferait bien de se concentrer sur les droits des humains en général, il ne faut pas oublier cette parenthèse annuelle pendant laquelle il convient de se pencher plus particulièrement sur les droits des femmes. Anne-Marie Kermarrec nous propose aujourd’hui d’aborder le sujet du syndrome de l’imposteur. Serge Abiteboul & Marie-Agnès Enard

    Un syndrome plutôt féminin

    Qu’est-ce donc que ce troublant syndrome de l’imposteur, dont on entend de plus en plus parler et dont il semblerait que 70% des gens souffre à un moment ou à un autre de leur vie ?

    Le terme du syndrome de l’imposteur a été introduit dès 1978 par deux psychologues Pauline Clance et Susanne Imes [1], suite à une étude qu’elles avaient mené sur 150 femmes diplômées, exerçant des métiers prestigieux et jouissant d’une excellente réputation. Pourtant ces femmes brillantes dont les compétences ne faisaient aucun doute avaient une fâcheuse tendance à se sous-estimer. Elles avaient souvent l’impression de ne pas être à leur place, de ressembler à une publicité mensongère, de ne considérer leur réussite que comme le fruit d’une accumulation de circonstances externes favorables dont le mérite ne leur revenait pas. Un état des lieux qui ne fait qu’entériner le manque de confiance en soi qu’il provoque. Il y a des degrés évidemment, et un large éventail de symptômes, qui va d’un moment de doute temporaire lié à une situation de stress, au sentiment très ancré de ne pas être à la hauteur qui relève de la vraie pathologie et peut parfois mener au surmenage, plus connu sous son nom anglo-saxon de burnout. Et les recettes courent le net pour le surmonter [2].

    Puisqu’en ce 8 mars on s’intéresse aux femmes, doit-on systématiquement conjuguer le syndrome de l’imposteur au féminin ? Il se trouve que l’étude originelle ayant porté sur une cohorte exclusivement féminine, on a longtemps considéré que c’était effectivement l’apanage des femmes que d’en souffrir [3]. Pourtant, si elles en sont plus souvent victimes, beaucoup d’hommes y sont sujets également, du sportif au père de famille, de l’étudiant au dirigeant d’entreprise [4]. On peut même se tester en ligne d’ailleurs pour les amateurs. Quelle idée j’ai eu de le faire : mon score de 68% semble indiquer que j’en souffre fréquemment (à mon âge !).

    Le numérique : un terrain fertile ?

    Si cette exclusivité féminine est contestable, le syndrome se conjugue souvent au féminin. Et si évoluer dans le domaine du numérique augmentait significativement les risques et plus encore pour les femmes et plus encore dans le monde académique ?  Si l’on en juge par les causes souvent évoquées, tout laisse à y penser. Quelle est la probabilité d’en souffrir quand on est une femme dans ce domaine aussi convoité par les hommes qu’ils y sont nombreux ? Revenons sur les coupables. Il est difficile d’accabler le domaine du numérique pour avoir subi une enfance difficile, être victime d’un caractère névrotique, ou d’être trop perfectionniste. Autant d’éléments qui participent de la probabilité d’apparition du syndrome de l’imposteur. Il n’en reste pas moins que le numérique exhibe certaines des caractéristiques qui engendrent le syndrome.

    Photo de Daria Shevtsova provenant de Pexels

    – La singularité
    L’une des raisons les plus fréquemment mentionnées est le fait d’avoir une caractéristique différente de la majorité dans laquelle on évolue. Les statistiques stagnantes dans le domaine du numérique nous octroient indéniablement cette singularité que l’on soit l’une des 15% d’étudiantes dans sa promo, l’une des 10% de professeures dans son université ou encore l’une des seules femmes oratrice à une conférence et la seule de sa table à un diner d’affaire, celle qu’on ne manque jamais de prendre pour l’assistante.  Si d’aucuns aiment à penser que faire partie de ces minorités est un privilège car ce statut nous rend unique et remarquable au sens littéral du terme, il est surtout souvent glaçant d’être la seule femme de l’assemblée. On sait d’ailleurs que les femmes qui ont eu la foi de s’engager dans les études d’informatique changent beaucoup plus souvent de voie que leurs homologues masculins, en partie car elles se sentent très différentes de leurs congénères. Alors, que celles qui restent persistent à penser qu’elles ne sont pas complètement à leur place, est-ce surprenant ?

    – Les stéréotypes
    Une autre cause souvent évoquée est celle des stéréotypes de genre solidement ancrés dans notre société. Ils multiplieraient par trois le syndrome de l’imposteur chez les femmes [3]. Les sciences dures de manière générale et l’informatique en particulier, encore malheureusement au 21ème siècle restent associés dans l’imaginaire collectif aux hommes, pire aux geeks. La société, parfois même la famille, ne voit pas la fluette Emma devenir le prochain Mark Zuckerberg. La brochette d’investisseurs qui s’apprête à octroyer quelques millions de dollars à la prochaine licorne préfèrerait les accorder à un trentenaire dynamique avec sa barbe de trois jours qui promet de révolutionner la deep tech, qu’à l’étudiante brillante qui malgré son idée de génie est une femme qui aura probablement du mal à s’affirmer, à négocier ou encore à diriger efficacement une entreprise. Celles qui se fraient un chemin dans ce monde masculin du numérique ont toujours une petite part de leur cerveau qui trouve étrange d’avoir réussi dans un domaine où elles étaient si peu attendues.

    – La compétition
    Un environnement professionnel très compétitif augmente indéniablement les risques de souffrir du fameux syndrome. Le domaine du numérique est en croissance exponentielle et à ce titre attire le monde entier dans ses filets. Terreau parfait pour en faire un terrain de jeu ultra-compétitif : qui aura la prochaine idée de génie pour l’application de l’année, qui va révolutionner l’intelligence artificielle, qui créera une blockchain peu gourmande en énergie ? Si on ajoute à la recette, quelques ingrédients propres au monde académique, il faut avoir un tempérament solide pour se frayer un chemin vers les sommets : la sélectivité des conférences et revues dans lesquelles nous publions nos travaux, la férocité des évaluations, la compétition internationale, le niveau indécent demandé aux jeunes docteurs pour décrocher un poste dans le monde académique, tout ça conjugué aux doutes constants auxquels les chercheurs sont soumis, eux qui passent leurs temps à s’acharner sur des problèmes que personne n’a encore résolu. Alors si un milieu très exigeant augmente les risques de succomber à ce syndrome, le numérique, qui plus est académique, coche toutes les cases.

    Souffrir du syndrome de l’imposteur est un sentiment qui, dans le meilleur des cas est désagréable, handicapant dans le pire. Alors même que nous redoublons d’imagination pour attirer les femmes dans le numérique à tous les niveaux, à coup de discrimination positive, de postes fléchés, de ratios de femmes à atteindre dans les écoles, universités et entreprises, il s’agit d’être vigilant sur les messages qui accompagnent ces honorables mesures, qui pourtant commencent à porter leurs fruits. Il ne s’agirait pas que cela renforce le manque de légitimité auquel font encore trop souvent face les femmes du numérique. Plus que jamais attelons-nous à éradiquer les clichés de genre.

    Anne-Marie Kermarrec (Professeur à l’EPFL)

    [1] Clance, P.R., & Imes, S.A. (1978).  The Impostor Phenomenon in High Achieving Women: Dynamics and Therapeutic Interventions.  Psychotherapy: Theory Research and Practice, 15, 241‑247

    [2] https://www.forbes.com/sites/kathycaprino/2020/10/22/impostor-syndrome-prevalence-in-professional-women-face-and-how-to-overcome-it/?sh=509cbf3573cb

    [3] Le Syndrome d’imposture. Pourquoi les femmes manquent tant de confiance en elles ?  Élisabeth Cadoche et Anne de Montarlot, Les Arènes, 2020.

    [4] Le Syndrome de l’imposteur Sandi Mann, Leduc, 2020

    [5] https://www.forbes.com/sites/kathycaprino/2020/10/22/impostor-syndrome-prevalence-in-professional-women-face-and-how-to-overcome-it/?sh=509cbf3573cb

  • Un cadeau pour le 8 mars !

     

    Liliana Cucu-Grosjean est chercheuse à l’Inria. Elle est aussi , avec son complice Steve Kremer, co-présidente du comité Parité et Égalité des Chances à l’Inria. Ce groupe de réflexion et de proposition travaille depuis 2015  sur des sujets aussi variés que la valorisation des profils internationaux, l’inclusion des personnes LGBTI+ au sein de l’Institut, ou encore la place des femmes qui représente aujourd’hui moins de 20% des effectifs scientifiques dans les sciences du numérique. En ce 8 mars, Liliana nous recommande une lecture… Antoine Rousseau

    Chaque année à l’approche du 8 mars, je me pose la question de comment souligner l’importance de cette date, qui rappelle qu’on doit, encore et toujours, se battre pour les droits des femmes. D’ailleurs, toute personne mordue par cette bataille cherche un cadeau ou un moyen pour rappeler (ou crier) que nous sommes le 8 mars, tout en se disant qu’un jour cette date n’aurait plus lieu d’être fêtée tellement les choses auraient évolué.
    Cette année les adeptes des droits des femmes sont gâtés par la sortie du livre d’Anne-Marie Kermarrec début mars. Coïncidence ou choix délibéré ? Anne-Marie reste un petit miracle dans ce monde binaire, en faisant partie de celles et ceux qui n’attendent pas qu’on leur demande pour nous offrir des belles surprises. L’autrice admet, aussi, passer de plus en plus du temps sur la cause des femmes. Je dirais, donc, un choix délibéré.


    J’ai appris via le réseau linkedin l’apparition du livre et je me suis dépêchée pour l’avoir entre mes mains, bon, plutôt devant mes yeux car je suis passée par une version électronique. Pourquoi me dépêcher ? Car j’ai pu constater par le passé l’absence de langue de bois dans les interventions d’Anne-Marie sur le sujet de la parité et, surtout, la pertinence de ses propos. Et je n’ai pas été déçue. J’avais pris le livre comme une lecture de soir et je me suis retrouvée à la dévorer jusqu’à des heures pas possibles ; cela ne m’était plus arrivé depuis le dernier volume des Milléniums (désolée pour la sortie de piste sans aucun lien avec ce billet), mais le livre m’y oblige par sa grande honnêteté.
    Comment Anne-Marie attaque des sujets chauds, contradictoires, voire tabous des discussions sur la parité, impressionne la lectrice que je suis. Prenons sa discussion sur les quotas. Sujet sensible en France, Anne-Marie ose le mettre sur la table et le disséquer. Quels sont ces préjugés sur les quotas et pourquoi en sommes-nous là ? Un frein ou l’arme ultime ? Pour convaincre le lecteur ou la lectrice, Anne-Marie gagne sa confiance par le fil rouge de son livre qui est, à la fois historique, en faisant rentrer dans ses pages Grace Murray Hopper ou Sheryl Sandberg (avec la même aisance), et thématique, en passant par le décodage des idées reçues ou encore la vague #metoo dans le numérique (toujours avec la même honnêteté).
    Mon passage préféré reste la discussion sur la question “Les femmes sont-elles des pestes entre elles ?” et la référence au syndrome “Queen Bee” m’a fait du bien, un peu comme dans les contes pour les enfants quand seulement la (belle-)mère est méchante et veut nuire à ses enfants, jamais le père, comme me l’a fait remarquer une de mes filles.
    Je parle d’une attaque en décrivant l’écriture d’Anne-Marie car son style est frais et direct, il fait penser à une pièce de stand-up. Anne-Marie se met à table et nous partage ses doutes, l’évolution de ses opinions et, surtout, propose d’une manière constructive comment faire évoluer nos préjugés. Dans le feu de la lecture, je n’étais pas d’accord avec une ou deux de ses opinions et, maintenant après avoir dormi dessus, je me demande si ses opinions ne rentrent pas en conflit avec mes préjugés.
    Êtes-vous prêts ou prêtes à quitter vos préjugés ? Si la réponse est oui, alors faites-vous du bien et lisez ce livre. Si vous pensez ne pas en avoir, lisez-le pour vous en assurer.

  • Femmes et numérique au temps du coronavirus

    À l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, Anne-Marie Kermarrec retrouve binaire pour nous parler de difficultés rencontrées par les femmes au temps du Covid. La route est longue, on le savait, jusqu’à la vraie parité. On le vérifie. Serge Abiteboul et Pauline Bolignano
    PS : binaire est fier de réaliser que nombre des chapitres du dernier livre d’Anne-Marie Kermarrec, ont été d’abord « testés » dans ses colonnes.

    Le 8 mars dernier nous observions, encore d’un peu loin, avec une once, une once seulement, quels naïfs nous faisions, d’inquiétude les dégâts du coronavirus en Asie, lançant les paris sur l’éventualité d’un confinement que nous imaginions durer une ou deux semaines. Le couperet est tombé un peu plus d’une semaine après, nous coinçant là où nous étions ce soir du 16 mars 2020. Confinés, un mot un peu nouveau dans notre vocabulaire courant, dont  il a fallu s’accommoder et que l’on ne finit de conjuguer depuis à tous les temps. Les écoles et  les universités sont passées intégralement aux cours en ligne mettant au défi parents et enseignants, les commerces ont baissé leur rideau avec dépit, les soignants se sont mobilisés, les entreprises ont généralisé le télétravail, l’état s’est démené pour déclencher des aides, les familles se sont recroquevillées ou épanouies ensemble selon les cas, les parents se sont transformés en enseignants du jour au lendemain, les étudiants se sont retrouvés un peu à l’étroit dans leurs 20m2 ou au contraire ont filé dare-dare chez leurs parents pour avoir plus d’espace et bénéficier de la logistique familiale, certains parisiens ont débarqué dans leur résidence secondaire en Bretagne ou Normandie sous l’œil, parfois, réprobateur et méfiant des autochtones, qui les  imaginaient trimballer le virus dans leurs poches.

    Le numérique à la rescousse

    Finalement nous avons survécu, certains mêmes, les plus chanceux, ont pu apprécier cette parenthèse hors norme où le temps s’étirait.  Le numérique s’est avéré extrêmement salutaire pour tous dans cette période. En un mot, il a évité que le monde ne s’écroule pendant cette pandémie. C’est grâce au numérique que nous avons pu continuer à travailler, redoublant de créativité pour travailler en équipe, à grand renfort de Zoom, Teams, que sais-je, comparant dans le processus les avantages et inconvénients de chaque plateforme. Les professeurs ont pu effectuer leurs cours en ligne. Familles et amis se sont retrouvés pour des apéritifs virtuel, les artistes ont redoublé d’imagination pour pallier la fermeture des lieux de culture, et ont organisé des concerts virtuels depuis leur salon, des ballets synchronisés sur Internet. Les animaux en tous genres on refait surface en ville. Les radios en un tour de main ont organisé leurs émissions à distance. Les conférences, hauts lieux de rencontres académiques, se sont organisées à distance. Les scientifiques, largement aidés par des algorithmes d’apprentissage se sont lancés dans la quête du vaccin. D ’autres encore se sont lancés dans les applications de traçage ou la modélisation de la propagation du virus.

    Et tout ça aura peut-être même un effet salvateur pour notre planète. En effet les plus de 3 millions de trajets qui ont ainsi pu être évités en France chaque semaine grâce au télétravail [1] ont certainement eu un impact non négligeable sur la pollution. On n’a jamais vu le ciel des mégalopoles chinoises aussi clair que début 2020. Même si on peut déplorer que les grosses entreprises de transport aériens aient beaucoup souffert dans le processus, nous avons pris de nouvelles habitudes qui potentiellement pourraient contribuer à la quête d’une empreinte carbone atténuée, y compris sur le long terme.  Nous n’en sommes pas encore sortis et il est encore difficile de dresser un bilan. Espérons que le naturel ne revienne pas au galop sur tous les fronts. En particulier maintenant qu’il est avéré qu’une réunion sur zoom face à la mer n’est pas moins efficace qu’une réunion en présentiel (tiens encore un nouveau mot à notre arc) qui aurait nécessité un aller-retour Paris-Oslo dans la journée.

    Outre qu’il nous a sauvé, le numérique a été le grand bénéficiaire de cet épisode. À la faveur de cette pandémie qui a mis des millions de personnes sur la paille, Eric Yuanle fondateur de Zoom, au contraire, a vu sa fortune grandir exponentiellement et le placer parmi les 400 américains les plus riches. Amazon, dont la place était d’ores et déjà bien établie, a vu ses bénéfices monter en flèche au troisième trimestre 2020 et tripler grâce aux ventes pandémiques. Un quart de la population s’est abonné à une nouvelle plateforme de streaming vidéo pendant cette période. Le e-commerce a fait un bond, y compris pour les plus petits acteurs, de nouvelles applications sont nées, la télémédecine s’est enfin imposée, etc. Bon, ça ce sont les bonnes nouvelles. On sait bien évidemment que malheureusement de nombreux secteurs ont pâti de cette crise et que de bien nombreuses personnes ont souffert (et continuent) financièrement, psychologiquement voire même physiquement. Comme on ne peut évoquer tous les sujets, je me propose en ce 8 mars de nous  interroger, sur l’impact, en particulier celui du télétravail généralisé pendant le confinement, sur les femmes ?

    wocintechchat.com
    Crédit photo: wocintechchat.com

    Le télétravail au féminin : la vraie fausse bonne idée ?

    Le télétravail, oui…

    Dans certains pays, le télétravail est un véritable atout pour attirer les femmes dans des domaines peu féminisés, comme celui de l’informatique par exemple [2]. Cela dit, c’est un argument à double tranchant puisque la raison principale est qu’il permet en effet d’apporter une certaine flexibilité quant à l’organisation de son temps, le rendant ainsi compatible avec le fait de rester à la maison pour les enfants.  Cette flexibilité peut cependant s’avérer assez salutaire, ainsi si certaines mettent un frein à une carrière exigeante qui leur demande de voyager à l’autre bout du monde pour une réunion de quelques heures, le faire depuis son salon leur permet d’être plus présentes dans le milieu professionnel. Ou encore leur laisse l’opportunité d’accepter une réunion tardive qui n’entre pas en conflit avec les horaires scolaires.  Bien sûr la raison est que les femmes ont une petite tendance à ne pas souhaiter déroger à leurs obligations familiales pour gagner des galons.  Mais puisque nous en sommes encore là, le télétravail peut s’avérer salutaire et ouvrir des portes aux femmes en particulier dans le domaine du numérique qui s’y prête particulièrement.  Le télétravail peut ainsi représenter une excellente opportunité sur le long terme pour permettre aux femmes de s’ouvrir à des carrières qu’elles n’auraient pas considérées autrement.

    …mais pas en pandémie

    D’ailleurs, il se trouve que le travail chez les cadres s’est généralisé à la faveur de cette crise sanitaire dont nous ne sommes pas encore sortis.  Un quart de la population a eu recours au télétravail des mars 2020 [1]. Si les entreprises ont dû transformer leurs pratiques managériales dans le processus, elles ont accusé réception des avantages potentiels comme des besoins réduits de mètres carrés de locaux et ont même parfois observé des gains de productivité.

    Mais le bât blesse encore et toujours. Et si ces habitudes de travailler depuis la maison, faisaient partir en fumée 25 ans de lutte pour l’égalité homme-femme [3] ?  Si le télétravail creusait les inégalités contre lesquelles on lutte depuis tout ce temps ?

    Tout d’abord, tous les métiers ne se prêtent pas au télétravail, et c’est en majorité les cadres qui s’y sont collés à 86% pendant le premier confinement. Et bien c’est justement dans cette catégorie que les inégalités sont les plus importantes quant au meilleur spot de la maison pour travailler. Ainsi chez les cadres, 29% des femmes disposait d’un bureau à la maison contre 47% des hommes [4]. Pourquoi donc ? Est-ce parce que le bureau va plutôt à la personne du foyer qui occupe le poste le plus important ? Comme on sait que les hommes, s’ils ne préfèrent pas les blondes nécessairement, sont rarement en couple avec des femmes plus diplômées [6]. Et même à diplôme égale, il n’est pas rare que la carrière féminine n’ait pas suivi la même trajectoire et à la même rapidité. Il n’est pas exclu que les femmes elles-mêmes se portent volontaires pour laisser le bureau à leur conjoint.

    La conséquence directe est, qu’outre que la répartition naturelle des tâches domestiques dans un couple, qui si elle s’est vaguement améliorée reste largement inégalitaire [7], que ce sont les femmes qui ont assuré en majorité les tâches domestiques pendant les confinements. Tâches du reste d’autant plus importantes que la famille entière prend ses repas à la maison matin, midi et soir en confinement, ce qui augmente singulièrement le volume de courses, cuisine et ménage.  Et devinez qui a en majorité jouer à l’institutrice puisque Maman travaillait dans le salon ?

    home schooling
    Crédit photo : https://nappy.co/alyssasieb

    D’ailleurs, ce télétravail « pandémique » a eu un effet désastreux sur les femmes du milieu académique, celles- là même qui ont déjà bien du mal à gravir les échelons [2]. Ainsi les dernières études sur le sujet montrent que les femmes ont soumis proportionnellement beaucoup moins d’articles scientifiques que les hommes pendant cette pandémie [8].

    Pour finir, selon les données de l’ONU, les violences conjugales ont augmenté de 30% en France pendant le confinement, à l’instar de ce qui s’est passé dans de très nombreux pays d’ailleurs. De là à dire que le télétravail augmente la probabilité de se faire taper dessus est exagéré. Mais il semblerait quand même que pour une proportion non négligeable de femmes, la maison n’est pas nécessairement l’endroit le plus sûr.

    Pour conclure, le télétravail qui est désormais une option beaucoup plus répandue et probablement le restera, n’a pas été nécessairement un cadeau pendant cette pandémie. Mais espérons que dans le monde d’après, le télétravail permettra aux femmes de saisir de nouvelles opportunités que ce soit dans le numérique ou ailleurs.

    Pour aller plus loin

    [1]  https://theconversation.com/le-teletravail-est-il-durable-les-enseignements-du-confinement-151886

    [2] « Numérique, compter avec les femmes ». Anne-Marie Kermarrec. Éditions Odile Jacob, 2021.

    [3] https://www.bbc.com/afrique/monde-55089131

    [4] https://theconversation.com/emploi-teletravail-et-conditions-de-travail-les-femmes-ont-perdu-a-tous-les-niveaux-pendant-le-covid-19-141230?utm_term=Autofeed&utm_medium=Social&utm_source=Twitter#Echobox=1593981298

    [5] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4768237

    [6] https://www.inegalites.fr/Couples-qui-se-ressemble-s-assemble

    [7] https://www.inegalites.fr/Le-partage-des-taches-domestiques-et-familiales-ne-progresse-pas?id_theme=22

    [8] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7302767/

  • FBP comme Fondation Blaise Pascal

    « Compte tenu de l’importance croissante du numérique dans notre société, il est essentiel de comprendre comment fonctionne l’informatique. La fondation Blaise Pascal procure de superbes occasions d’apprendre à vivre dans un monde numérique en s’amusant. »

    Serge Abiteboul, Président de la Fondation Blaise Pascal

    La fondation Blaise Pascal a pour vocation de promouvoir, soutenir, développer et pérenniser des actions de médiation scientifique en mathématiques et informatique à destination de toute citoyenne et citoyen français, sur l’ensemble du territoire. Ses actions se portent plus particulièrement vers les femmes et les jeunes défavorisés socialement et géographiquement, et ce dès l’école primaire.

    Créée en 2016 sous égide de la Fondation pour l’Université de Lyon par l’Université de Lyon et le CNRS rejoints en 2019 par Inria, la fondation Blaise Pascal est présidée par Serge Abiteboul, et animé par toute une équipe.

    Un exemple d’action soutenues par la fondation : les Cigales ? Des vacances mathématiques, sportives et culturelles pour des lycéennes de Première, accueillies au Centre international de rencontres mathématiques ! ©cirm

    Reconnue d’utilité publique, la fondation vise à donner le goût des mathématiques et de l’informatique au plus grand nombre ainsi que plus largement à faire rayonner la culture scientifique. À travers deux appels à projets par an, son ambition est de démultiplier l’impact des acteurs de la médiation en mathématiques et en informatique et stimuler l’émergence des projets de médiation innovants. Entre 2017 et 2020, ce sont 227 projets partout en France, touchant plus d’un million et demi de personnes, qui furent soutenus.

    Jeu de 7 familles de l’informatique : pour découvrir cette jeune science à travers les femmes et les hommes qui l’ont construite et l’histoire de leurs idées. ©interstices.info

    Parce que la fondation se veut au plus près des besoins du terrain et des enjeux de société, ses actions agissent en faveur de la mixité, de la diversité en science et de la sensibilisation à un numérique responsable et frugal. Elles ont pour objectif de lutter contre les discriminations de genre, lever les freins sociaux et culturels, et attirer plus de filles vers les métiers scientifiques. Aux côtés de ses partenaires associatifs engagés, elle œuvre ainsi pour positionner ces disciplines au cœur de la formation des jeunes générations afin d’anticiper les besoins en compétences clés des métiers de demain.

    Car aujourd’hui, et encore davantage demain, les enjeux liés au numérique sont et seront au cœur de notre société, comme la protection des données, l’intelligence artificielle, la cyber-sécurité, les crypto-monnaies… Il est donc essentiel que chaque citoyenne et chaque citoyen puisse les appréhender avec discernement.

    Plus d’informations: https://www.fondation-blaise-pascal.org/

  • Robots classés X

    À l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, Anne-Marie Kermarrec a choisi de parler de sexbots, les robots sexuels, et des stéréotypes qu’ils propagent. Serge Abiteboul
    P.-S. : binaire adressait déjà le 1er avril 2016 le sujet des sextoys avec « La data du vibromasseur ».

    Photo by @thiszun from Pexels

    Et si, en cette année 2020 où les scandales s’enchaînent sur le sujet, on parlait un peu sexe… et numérique évidemment. Les experts n’en démordent pas, les sexbots sont amenés à prendre une place de plus en plus importante dans la société. Numérique et argent font déjà très bon ménage, argent et sexe encore bien davantage, alors si on ajoute un soupçon d’algorithmique, que dis-je, d’intelligence artificielle à l’équation, il est sûrement possible de fouler un marché porteur et de créer une usine à générer des dollars. Comme le dit la professeure de droit Margot Kaminski  de Ohio State University : “Siri’s a woman, Cortana’s a woman; if robots exist to perform labor or personal assistances, there’s a darn good chance they’ll be women.”  Alexa, démocratisée depuis, n’échappe pas à la règle.

    Quel sort est donc réservé aux femmes et aux stéréotypes de tout crin dans un contexte où les robots sont sexuels ?

    Aujourd’hui la moindre requête sur le sujet sur un moteur de recherche digne de ce nom nous amène immédiatement à Samantha, Harmony ou autre Solana (This Ultra-Realistic New Sex Robot Not Only Has a Personality, She’s Also Customizable) assortie de promesses plus alléchantes les unes que les autres… À destination de la gent masculine en particulier [1]. Alors est-ce un travers qui va nous enliser plus profondément encore dans les clichés sexistes, une véritable menace pour la santé mentale des utilisateurs ou une réelle opportunité pour changer les choses ?

    Les sexbots prennent inéluctablement les traits de femmes…idéales

    Au commencement, un film, Her, sorti en salle en 2013, produit par une femme du reste, Megan Ellison, où Joachim Phoenix craque pour ce qu’on appelle encore un OS, avec déjà  l’IA en filigrane, qu’il a lui-même créée à la suite d’une déception amoureuse, en attribuant à ce robot une voix féminine, celle de Scarlett Johansson, irrésistible. Du reste, c’est encore Scarlett Johansson qui a inspiré le robot Mark 1, imprimé en 3D en 2016.  Depuis, Harmony, puis plus récemment Solana, à la faveur du CES 2018, la grand messe des innovations numériques, sont venues grossir les rangs. Ces robots humanoïdes qui feraient pâlir d’envie les mannequins les plus célèbres, prennent les traits de femmes séduisantes, programmées adroitement pour remplir tous les désirs, mêmes inavoués, de leurs utilisateurs. Les experts sont formels, dans quelques années, quelques décennies au plus, les sexbots occuperont une place non négligeable dans les foyers. Un sondage américain de 2017 indique en effet que la moitié des américains estime que les relations sexuelles avec un robot seraient une pratique commune et banalisée dans 50 ans [2]. Aujourd’hui ces robots restent chers, seulement une poignée d’industriels les produisent, mais le marché est potentiellement gigantesque. Demain, chacun pourra peut-être s’imprimer en 3D et programmer facilement le robot de ses rêves à la maison.

    Quand bien même quelques velléités existent du coté des sexbots masculins (5 % du marché), qui ont une propension à ne jamais s’arrêter (comme si les femmes rêvaient de ça), probablement encore issus d’un fantasme masculin, qui commencent à poindre, la majorité des sexbots prennent des traits, et pas des moindrement stéréotypés, féminins. Harmony, qu’on pouvait s’offrir pour quelque 15 000 $ en 2018 et qui maintenant se trouve entre 8 000 et 10 000 $, est capable de parler, d’apprendre et surtout ne dit jamais non. Elle cligne des yeux, fronce les sourcils, cite Shakespeare dans le texte. Des algorithmes d’apprentissage lui permettent de se rappeler des préférences des utilisateurs, on imagine aisément les risques potentiels de fuites d’informations personnelles intimes au passage. Certains sont tombés récemment pour moins que ça.

    La technologie devance l’éthique 

    Comme dans bien des domaines, la technologie a, dans ce domaine aussi, été pionnière. À l’instar de Bitcoin qui pourrait faire vaciller la finance internationale  ou les algorithmes qui pourraient  bouleverser l’équilibre économique comme l’annonce Yuval Hariri dans son dernier livre[3],  les sexbots sont plus le fruit de passionnés de technologies et d’algorithmes qui orchestrent savamment robotique, apprentissage, intelligence artificielle, technologies haptiques (qui reproduisent le sens du toucher)  et impression 3D, que celui d’obsédés sexuels. Harmony est un concentré de hardware et de software des plus sophistiqués et à ce titre une réussite numérique. Harmony est composée d’algorithmes de reconnaissance faciale et vocale en pointe, de capteurs sophistiqués capable de détecter et d’interpréter les mouvements et résulte en une poupée, pas gonflable, chaleureuse, enthousiaste et drôle. Elle ne marche pas, cela consomme trop d’énergie,  et comme tout produit informatique, le compromis est de mise, mais qu’importe si on lui demande si elle souhaite marcher, elle répond « je ne veux rien d’autre que de toi ».  Si on lui demande quel est son rêve le plus cher elle répond « être la femme dont tu as toujours rêvé». Que demande le peuple ? Qui plus est le concepteur,  McMullen, n’est empreint que de louables intentions puisque son objectif est de rendre les gens heureux [4]. Et dans ce même article, on y comprend que ces sexbots ne sont que les successeurs des statues de la mythologie grecque ou des robots féminins fictionnels du cinéma (Metropolis en 1927, Blade Runner en 1982 ou Ex Machina en 2015) représentant l’éternel féminin, beau, docile, et soumis qui dans le dernier cas (Ex Machina) gagnent leurs lettres de noblesse en passant le fameux test de Turing.

    Au delà donc de la prouesse algorithmique, le résultat est là, ces robots sous des dehors de Barbie siliconée, dignes représentants de la femme objet, risquent bien de mettre un, voire plusieurs, pavé dans la mare.  Est-ce dû encore une fois à la domination masculine dans le domaine du numérique qui a fait que ces robots sont essentiellement des femmes ou est-ce que ces chercheurs géniaux n’ont fait que répondre à des stimuli sociétaux inéluctablement vrillés ? Difficile de statuer.

    Un mal pour un bien ?

    C’est discutable.  On pourrait penser que les robots présentent une opportunité unique d’inverser les tendances. On pourrait créer des robots qui ne sont pas sujets aux stéréotypes de genre, des égales de l’homme, entrainer ces intelligences artificielles non pas sur des données réelles mais sur des données soigneusement choisies qui évitent tout biais. Oui mais la réalité commerciale nous rattrape, l’industrie du sexe numérique est jeune mais d’ores et déjà estimée à quelque 30 milliards de dollars. Après les smart sex toys, les sexbots, les applis de rencontres et le porno virtuel, les sexbots sont les prochaines cash machines. Il semblerait que plus de 40% de 263 hommes hétérosexuels soient déjà prêts à signer pour un robot sexuel dans les 5 années à venir[5].  On imagine aisément les dérives que peuvent présenter les sexbots du reste [6],  concernant les violences faites aux femmes. D’autant plus que c’est un sujet, comme souvent, ou la technologie, a devancé les lois.  Les institutions sont en effet un peu timides quant à légiférer sur ce sujet éminemment délicat.

    Un autre espoir que suscite l’arrivée de ces sexbots est de fournir une alternative thérapeutique permettant de limiter les comportements déviants envers les femmes (un autre débat est celui de la pédophilie mais ce n’est pas le sujet ici). Avec des robots entièrement personnalisables  (RealDolls peuvent être paramétrées pour avoir 14 styles différents de lèvres et j’en passe),  certains désirs pourraient être assouvis par des robots, écartant ainsi les dangers pour les femmes réelles.  Ou au contraire, permettre ces comportements déviants avec un robot ne feraient que les banaliser au risque d’entériner des comportements déjà solidement ancrés et de perpétuer les stéréotypes ambiants.

    Bien sur les robots humanoïdes peuvent avoir d’autres vertus que le seul assouvissement de désirs masculins, celui de perpétuer des personnes disparues à l’instar du populaire épisode de Black Mirror ou une jeune femme se fait livrer un robot de son défunt jeune mari, ou encore le marché des personnes en situation de handicap.

    L’industrie du sexe, a d’ores et déjà fait progresser le numérique à de multiples reprises :  le streaming vidéo, le paiement en ligne anonymisé, la quête de la bande passante et j’en passe, celui de la robotique permettra certainement de servir des desseins plus nobles que celui de remplacer les femmes par des Barbies en silicon qui ne disent jamais non. Tous les espoirs sont permis.

    Anne-Marie Kermarrec, Professeure, École Polytechnique Fédérale de Lausanne

    @AMKermarrec @EPFL

    [1] https://www.robotcompanion.ai/

    [2] http://theconversation.com/sex-robots-are-here-but-laws-arent-keeping-up-with-the-ethical-and-privacy-issues-they-raise-109852

    [3] Yuval Hariri. 21 lessons for the 21st century.

    [4] https://www.theguardian.com/technology/2017/apr/27/race-to-build-world-first-sex-robot

     

    [5]https://www.telegraph.co.uk/women/life/female-robots-why-this-scarlett-johansson-bot-is-more-dangerous/

     

    [6] https://www.bbc.com/news/science-environment-51330261

  • Sciences & Médias 2020 : Femmes scientifiques à la Une !

    Nous partageons avec vous cette invitation à la prochaine journée Sciences & Médias, qui se tiendra à la Bibliothèque nationale de France le 16 janvier 2020 sur le thème « Femmes scientifiques à la Une ! »
    En raison des mouvements sociaux, la journée Sciences et Médias,
    initialement prévue le 16 janvier, est reportée à une date ultérieure.
    Nous vous prions de nous excuser ce report de dernière minute et vous
    tiendrons informé de la nouvelle date pour cet événement.

    https://www.societe-informatique-de-france.fr/2019/12/sciences-medias-2020-femmes-scientifiques-a-la-une/

    Femmes et Sciences : il faut un effort mondial ©theconversation.com

    Le thème abordé cette année concerne les femmes scientifiques, peu présentes dans les médias. Cette absence n’est pas seulement due à la
    faible proportion de femmes dans certaines disciplines scientifiques,
    mais à d’autres ressorts propres au fonctionnement des médias et de la
    communauté scientifique. La journée s’articulera autour d’exposés et de
    tables rondes, réunissant journalistes, scientifiques et médiateurs, qui
    feront un état des lieux et proposeront des solutions :

    • Quelle est la représentation des femmes scientifiques dans les médias ?
    • Quel rôle joue le vocabulaire utilisé pour les noms de métier, et au-delà ?
    • Quelles bonnes pratiques peuvent être mises en œuvre par les institutions
      scientifiques ? Et par les médias ?

    Programme complet

    Inscription (gratuite mais obligatoire)

    À noter que cet événement sera également diffusé en direct sur la
    chaîne YouTube de la BnF.

    Cet événement est organisé par la Société Française de Physique (SFP),
    la Société Chimique de France (SCF), la Société Mathématique de France
    (SMF), la Société Française de Statistique (SFdS), la Société Informatique de France (SIF), la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles
    (SMAI), l’Association des Journalistes Scientifiques de la
    Presse d’Information (AJSPI) et la Bibliothèque nationale de France (BnF).

    La SFP, la SCF, la SMF, la SIF, la SMAI, la SFdS, la BnF et l’AJSPI, a.b.s. Fabien Tarissan.

    Références:

    Femmes en sciences: il faut un effort mondial, dit une chercheure.

    Femmes & Sciences, une association pour promouvoir les sciences et techniques auprès des jeunes, filles et garçons et pour promouvoir les femmes dans les sciences et techniques.

    Femmes et Sciences : et si c’était une affaire de mecs ? Binaire

  • Femmes et Sciences : et si c’était une affaire de mecs ?

    Pour lutter contre la désaffection des jeunes pour les sciences, garçons et filles, les associations Parité Science et Femmes & Sciences et plusieurs partenaires ont pris le temps, le 9 novembre 2019, de faire le point sur l’égalité filles et garçons face à l’enseignement des sciences et à l’orientation scolaire dans notre pays, ainsi qu’aux sciences comme moteur d’intégration sociale, notamment grâce aux outils numériques. Pour partager quelques éléments clés, faisons l’interview imaginaire d’un petit garçon. Thierry Viéville.

    Source et Copyright  Parité Science et Femmes & Sciences 

    Binaire : Bonjour Léandre, peux-tu citer le nom d’une femme scientifique ?

    Léandre : Oui oui : « Isabelle Martin ».

    Binaire : Ça alors ! Tu sais que la plupart des personnes auraient répondu « Marie Curie », c’est souvent la seule qu’on connaît parmi toutes les femmes scientifiques.

    Léandre : Certes, mais ma sœur m’a expliqué que ça pose problème parce que si le seul modèle pour les filles qui veulent faire de la science est une personne complètement extraordinaire, alors elles vont se dire, que bon, je suis pas aussi excellente que Marie Curie, donc je n’ai aucune chance.

    Binaire : Ah oui tu as raison, mais tu sais : je ne connais pas Isabelle Martin moi.

    Léandre : Ben moi non plus, hihihi, mais ma sœur a fait un calcul de probabilité. Et comme Isabelle et Martin sont les prénoms et patronymes les plus courants, y’a quasiment aucune chance qu’il n’y ait pas une femme scientifique qui se nomme ainsi. C’est sûrement une personne ordinaire, qui a juste envie d’être chercheuse parce que cela lui plaît.

    Binaire : Ah oui ! Mais dis moi pourquoi les filles s’autocensurent vis à vis des sciences ? Tu as vu par exemple avec la création du nouvel enseignement Numérique et science informatique qui permet enfin de s’initier à cette science récente et omniprésente avec tant de débouchés, il y a vraiment très peu de filles qui ne se sont pas autocensu…

    Léandre : Hein ?!?!! A.u.t.o.-C.e.n.s.u.r.e. Faut arrêter là, non mais tu réalises pas … c’est de la censure sociale omniprésente dont on parle ici. Regarde, par exemple ça :

    Source : Isabelle Collet Inclusion des filles dans l’enseignement en informatique, quelles bonnes pratiques ? On y trouvera d’autres « perles » sexistes de 2019 et une analyse de ce matraquage social permanent.

    Comme nous l’explique Isabelle Collet :

    « On invite les filles à faire de la science au niveau européen ? C’est à travers un clip rempli d’un ramassis de clichés ! Barbie est (enfin !) informaticienne ? Elle s’occupe du graphique pendant que son mec fait la techno, comme vous l’aviez dénoncé sur binaire. Et mon horreur préférée est devant toi… regarde ces mappemondes. On en fait une rose pour les filles » . Seraient-elles trop c…s (avec 2 ‘n’) pour utiliser celles « réservées aux garçons » ? « Le fait de produire une mappemonde rose pour attirer les filles rend la bleue masculine, alors qu’elle était jusque là “normale”. De ce fait, les trucs normaux c’est pour les garçons, tandis que pour ces pauvres filles faut adapter… ».

    Dès la naissance on commence à les traiter de manière biaisée. Donc NON : y a PAS d’autocensure des filles, y’a juste des filles qui finissent par baisser la tête devant la censure sociale, à force d’être exclues implicitement et très concrètement, comme le montre par exemple cette étude https://www.elephantinthevalley.com de 2015, actualisée en 2018.

    Binaire : Tu exagères Léandre, les filles comme les garçons peuvent par exemple accéder aux revues scientifiques de vulgarisation.

    Léandre : Ah ben parlons en, tiens, justement ! Regarde :

    Source : Clémence Perronnet- L’accès aux sciences en question : le poids des inégalités sociales. On y trouvera une synthèse en matière d’analyse sociologique de ce mécanisme d’exclusion.

    Regarde bien, comme l’a étudié Clémence Perronnet, « sur 110 couvertures, les 4 femmes sont : (i) un robot, (ii) une statue, (iii) une surfeuse et (iv) une pauvre femme effrayée par les extra-terrestres », avec ça… vazy d’être incitée à faire de la science.

    Et tu sais,  il a fallu attendre 1975 (la loi Haby) pour que l’enseignement soit le même pour les filles et les garçons. Oui oui,  avant , tout l’enseignement était différencié et parfois sexiste comme l’illustre cet exemple donné par la même autrice :

    Binaire : Heureusement les choses progressent…

    Léandre : Oui et non. Indéniablement oui à plusieurs niveaux, et c’est le résultat d’un véritable combat citoyen plus que centenaire. Mais dans plusieurs domaines et dans nos esprits, le chemin à parcourir reste long, comme on le voit ici pour les maths https://tinyurl.com/wjkgcro et comme c’est le cas en informatique où il y a même une régression. Il faudrait que les mecs se bougent un peu sur le fond.

    Binaire : Attends, tu soulèves un point dont je voudrais parler en toute franchise.  Beaucoup d’hommes se sentent concernés voire sont acteurs de la parité, comme dans le projet Class´Code. Mais sont parfois « piégés », juste sur un mot, une parole maladroite et paf ! le ou les voilà catalogués « vilain sexiste » alors que  la personne agit pour l’égalité avec les meilleures intentions. Tu crois qu’il serait plus pédagogique de nous aider sans nous condamner d’emblée ?

    Léandre : Oui, tu as raison, pas facile pour un homme de trouver sa place dans la lutte pour l’égalité… D’abord, il faut comprendre que les inégalités sont le produit du système de genre qui hiérarchise les hommes et les femmes et crée entre eux un rapport de domination.
    Ce n’est pas la même chose d’agir pour l’égalité depuis la position dominante et depuis la position dominée : les hommes – qui sont du bon côté du rapport de force – ne sont jamais légitimes quand ils demandent aux femmes d’être « gentilles » dans leur lutte : la colère des opprimées est justifiée. Se battre contre des siècles d’histoire et toute la force des institutions, ça demande beaucoup d’efforts !
    Là où tu as raison, c’est qu’à l’échelle individuelle et dans nos relations personnelles, la bienveillance, la pédagogie et l’humour sont nécessaires pour faire mieux et progresser, hommes et femmes ensemble.

    Binaire : Ah oui je comprends mieux maintenant, et cela porte ses fruits ?

    Léandre : Oui au-delà d’« activités pour les filles » qui permettent de corriger un peu les conséquences, au niveau individuel la priorité est d’éduquer les garçons, à l’égalité des sexes, Isabelle Collet parle encore d’équité*.

    Et au niveau structurel, il y a des mesures vraiment efficaces qui agissent sur les causes. Elles sont validées parce que des chercheurs et chercheuses en psychologie, sociologie et science de l’éducation étudient scientifiquement le sujet. Par exemple s’imposer plus d’enseignantes dans les études supérieures scientifiques. Introduire une vraie information et formation sur le système de genre. Ou encore imposer temporairement une « discrimination positive » à l’embauche qui ne fait que compenser la vraie discrimination négative de la société, jusqu’au rétablissement d’une équité.

    Binaire : C’est donc la science qui peut aider à permettre que les deux moitiés de l’humanité profitent de la science alors ?

    Léandre : Et oui, la boucle est bouclée.

    Contenus et relecture de Clémence Perronnet et Isabelle Collet, avec la complicité de « Léandre ».

    Pour en savoir plus:

    Collet, I. (2019). Les oubliées du numérique, 2019, Eds le Passeur
    Collet, I. (2018). Dépasser les éducations à : vers une pédagogie de l’égalité en formation initiale du personnel enseignant. Recherches féministes, 31(1), 179-197.
    Perronnet, C. (2019).  L’accès aux sciences en question : le poids des inégalités sociale https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-02320453
    Perronnet, C. (2019). Filles et garçons face aux mathématiques à l’école primaire : le genre influence-t-il les apprentissages ?. Des enfants chercheurs.. à l’école des maths, Fédération Nationale des Associations de Maîtres E, Oct 2019, Niort, France
    Perronnet, C. (2018) Scientifiques de pixels et scientifiques en herbe : Les images des sciences et leur rôle dans l’élaboration des représentations enfantines en milieux populaires. Revue GEF (Genre Éducation Formation).
    Siméone C. (2019)  Voici deux méthodes pour augmenter le nombre de femmes qui travaillent dans le numérique.

    (*) Égalité/Équité des sexes/genres , quelques précisions:
    – « sexes » ou  « genres » : puisque l’objectif est l’égalité entre les êtres humains quelles que soient leurs caractéristiques biologiques (organes génitaux) nous parlons bien de sexe, de l’abolition du processus social de hiérarchisation des données biologiques dans la production d’une bi-catégorisation sociale (qui correspond au genre = féminin/masculin). Pour atteindre l’égalité des hommes et des femmes, il faut déconstruire le genre, c’est-à-dire les concepts de féminin et masculin qui sont historiquement inégalitaires. Le genre étant défini comme la bi-catégorisation hiérarchisée des sexes, une « égalité des genres » est un oxymore.
    – « égalité » ou « équité » : le débat est complexe car tout le monde n’attribue pas le même sens à ces mots. Dans le vocabulaire des SHS la notion d’équité implique une correction des inégalités, alors que la notion d’égalité suppose la non-production d’inégalités (à ne pas confondre avec « égalité des chances »), on va donc choisir égalité ou équité selon que l’on parle de l’abolition des inégalités ou de la compensation de leur permanence.

     

  • Tout pour Paris, c’est pas juste !

    Lecteurs et lectrices de binaire, de Paris ou de passage à Paris, trois manifestations superbes autour du numérique que vous ne devez pas rater !

    C’est d’abord la très belle exposition « robots » à la Cité des Sciences. Vous pourrez découvrir les progrès en robotique réalisés notamment avec l’intelligence artificielle. On en profite pour vous inviter à relire l’interview d’un des commissaires de l’exposition, Jean-Paul Laumond, qu’il nous avait accordé dans le cadre des Entretiens autour de l’informatique. A consommer sans modération, pour tous les publics depuis les plus jeunes (l’expo pas l’interview).

    C’est ensuite une exposition très intelligente « Computer GRRRLS » à la Gaité Lyrique. Vous y découvrirez en particulier des femmes extraordinaires qui ont fait l’informatique ce qui rend encore plus incompréhensible le désamour actuel en France des femmes pour cette science et technique. L’expo est un gros coup de colère d’artistes devant le rapt de la discipline par les mâles blancs. Les nombreux articles de binaire sur ce sujet, notamment par Isabelle Collet ou Anne-Marie Kermarrec, montrent bien que nous partageons leur constat. Pour tous les publics en particulier les jeunes filles et garçons.

    Enfin, une pièce de théâtre nominée de nombreuses fois au Molière « La Machine de Turing ». La pièce insiste surtout sur la personnalité d’Alan, son amour des sciences, son homosexualité, les persécutions qu’il a eu à subir pour cela. La science est évacuée vite fait mais ce n’est pas le sujet. Et pourtant… la supériorité des humains sur les machines sur lesquelles certains insistent tant, ne tient-elle pas du même esprit que les prétendues distinctions entre hommes et femmes? Sur Alan Turing, on pourra relire, par exemple, l’article de Jean Lassègue sur binaire.

    Nous vous souhaitons beaucoup de plaisir dans ces manifestations. Et si vous avez apprécié, n’hésitez pas à le faire savoir autour de  vous et nous le faire savoir.

    Serge Abiteboul

  • Le mythe du Syndrome de la Reine des abeilles

    A l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, Anne-Marie Kermarrec a choisi de parler de la théorie du Syndrome de la Queen Bee, le Syndrome de la Reine des abeilles. Elle la dézingue pour Binaire. Serge Abiteboul

    Combien de fois dans ma carrière, académique ou entrepreneuriale du reste, à la faveur de jurys, de comités de sélection, de comités de recrutement, voire même dans la sphère personnelle, n’ai je entendu cette litanie dès qu’on aborde la parité « Le pire c’est que les femmes sont encore plus dures avec les autres femmes que les hommes eux-mêmes ». Un peu comme on entend parfois que les femmes sont bien pires avec leurs belles-filles qu’avec leurs gendres, ou plus sévères que les hommes avec leurs brus, voire finissent toujours par bitcher un peu sur leurs copines. En fait les femmes sont-elles vraiment les pestes de service quand leurs alter-égos sont irréprochables sur le sujet ?

    Dans le milieu professionnel, ce phénomène est encore plus marqué lorsque les femmes sont largement minoritaires, comme c’est le cas par exemple dans le numérique. Et chacun y va de son explication : qui d’expliquer que les femmes sont jalouses, qu’elles voient dans leurs congénères des rivales, qu’elles veulent conserver leur suprématie et j’en passe. Alors, mythe ou réalité ?

    Mon objectif n’est évidemment pas de défendre les femmes mais d’essayer de faire l’inventaire de ce que l’on raconte à ce sujet, des explications plus ou moins rationnelles dont ces théories sont assorties pour essayer de comprendre où nous en sommes aujourd’hui. Il est intéressant de constater du reste que les anglo-saxons, ont même un nom pour ce phénomène : le syndrome Queen Bee, reine des abeilles en français, en référence au fait que cette reine n’accepte pas de partager son pouvoir dans la ruche. Intéressant du reste de voir que même le syndrome est genré, on avait pourtant le choix quand on sait que les mâles se dispute la place unique de chef de clan chez les loups ou les lions. Mais manifestement nul besoin de nommer explicitement un comportement hostile d’un homme envers un autre homme, c’est si naturel.

    Si ce syndrome est donc bel et bien défini par nos amis d’outre-Atlantique comme celui qui pour une femme qui a percé dans son milieu professionnel, généralement numériquement dominé par les hommes, consiste à dénigrer voire brimer les autres femmes plutôt que de leur offrir son support inconditionnel, il s’applique du reste tout aussi bien à d’autres minorités, raciales, sexuelles ou sociales mais on en parle moins. Margareth Thatcher est souvent citée comme figure de proue de ce syndrome.

    Donc nous en sommes là, alors même que des études soulignent que les hommes font preuve d’autant, voire plus, d’agressivité que les femmes, le stéréotype est ancré, colporté, discuté : nous avons quelque chose dans nos gènes qui nous rend hostiles aux autres femmes. Je vous livre donc un florilège d’explications potentielles que j’ai pu découvrir en discutant autour de moi et en observant les multiples réactions à des candidatures féminines.

    Théorie numéro 1 : le complexe d’infériorité

    Certains pensent que ce syndrome relève du simple complexe d’infériorité, c’est du reste cette explication qui s’adapte le mieux aussi aux autres minorités (raciales, sexuelles, etc.). L’explication viendrait du fait que les femmes sont dominées depuis la nuit des temps : certaines théories, en particulier défendues par Françoise Héritier [1] tendent à montrer que c’est en effet dès le néolithique que les hommes ont cherché à dominer les femmes en particulier en limitant leur accès à des nourritures très protéinés. La théorie est que les hommes, effrayés du pouvoir des femmes à enfanter, ont cherché à les diminuer de cette manière et qu’ainsi le dimorphisme physique ait été favorisé par des comportements sociaux de la préhistoire qui, s’ils étaient inconscients, étaient organisés. Notez que cette théorie est contestée [2] et je ne suis pas anthropologue mais je la trouve osée en tous cas.

    Mais revenons à nos moutons, ainsi une femme, qui convaincue depuis son plus jeune âge, par la société qu’elle est « inférieure » en tous cas sur certains points à l’homme, applique ce complexe à toute représentante de son sexe et verra peut-être dans une candidature féminine, une infériorité dont elle souffre certes, mais dont elle a aussi largement accusé réception inconsciemment et qu’elle transmet inéluctablement.

    Théorie numéro 2 : la peur d’être remplacée

    Cette théorie est de loin la plus répandue et pourtant de mon point de vue la moins crédible. Elle consiste à expliquer que les femmes ont un comportement hostile vis à vis des autres femmes car elles ont une peur inconsciente d’être remplacées, en particulier dans certains milieux où en claire infériorité numérique, elles jouissent d’une situation particulière.

    En prenant le risque de me faire traiter de féministe agressive, qui déteste les hommes (comme si ça allait avec), ce sont du reste surtout des hommes qui généralement soutiennent cette théorie.

    C’est faire affront à notre bon sens que de penser ceci, il est bien évident pour toutes celles qui se trouvent dans des milieux très déséquilibrés en matière de parité, que nous aspirons à une plus grande diversité et que non seulement nous œuvrons pour la plupart à inciter plus de jeunes filles à embrasser des domaines éminemment masculins. Comme ce déséquilibre est un facteur aggravant pour l’engagement des jeunes filles dans ces disciplines, nous cherchons donc, pour la plupart, à défendre les femmes plus qu’à les dissuader.

    Théorie numéro 3 : l’envie de voir les autres en baver autant

    Cette théorie relève du fait que les femmes dans des milieux masculins en ont bavé pour arriver où elles en sont, en particulier en adoptant des modes de vie, de pensée, d’interaction, masculins, s’il en est. Ces femmes en particulier ont souvent mis leur bébé à la crèche à trois mois, n’ont pas nécessairement pris de congé parental, prennent des baby-sitters après l’école, adoptent un style d’interaction compatible avec leurs alter-égos etc. Quand bien même, elles affirment l’avoir fait délibérément et naturellement, elles ont parfois souffert de se voir malmener par la société ou leur entourage qui a pu tendre à les culpabiliser ou leur renvoyer une image de femme pour qui la carrière passe avant le reste, reproche assez peu formulé à l’égard des hommes.

    Est-il possible que ces femmes attendent alors de leurs congénères d’en passer par là ? C’est une théorie qui a pu avoir un sens pour d’autres générations, à des époques où effectivement réussir pour une femme passait par un abandon quasi total de vie de famille, sociale, etc. En conséquence ces femmes en attendaient autant des autres femmes, voire leur rendaient la vie plus difficile pour les endurcir et mieux les préparer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui à mon humble avis, surtout dans des domaines aussi jeune que celui du numérique et les femmes ne cherchent plus nécessairement à endurcir les plus jeunes mais plutôt à les guider.

    Théorie numéro 4 : une simple réaction au machisme

    Cette théorie est de loin la plus politiquement incorrecte. Elle consiste à expliquer un comportement hostile des femmes vis à vis des autres femmes en réaction au machisme ambiant. Prenons l’exemple, d’une femme qui bénéficie d’un jugement positif par des hommes dans un cadre scientifique en raison de critères qui sont tout sauf scientifiques. Clairement un jugement, favorable certes, mais sexiste de la part des hommes. En contrepoids, les femmes, potentiellement très agacées par la prise en compte de ces critères qui d’une part ne devraient pas intervenir, d’autre part sont clairement déplacés, peuvent réagir en recentrant le débat et en forçant le trait sur les critères éligibles. C’est souvent dans ce type de situation que les hommes en arrivent à la conclusion que les femmes sont décidément très jalouses entre elles et se retrouvent ainsi affublées de ce syndrome de Queen Bee.

    Théorie numéro 5 : le double standard

    Probablement la théorie la plus crédible. Est ce que tout ca ne vient pas tout simplement du fait que les réactions des femmes envers les femmes sont extrêmement stigmatisées ?

    Comme je le voyais très récemment (juillet 2018) dans une vidéo de Girl gone international, quand un homme s’exprime de manière assurée, il est sûr de lui et c’est une qualité, une femme est plutôt perçue comme arrogante, quand un homme est incisif, une femme est plutôt agressive. L’équivalent d’un homme stratège est une femme manipulatrice, d’un bon manager est une femme qui cherche à contrôler. On est attendri par un homme féministe et agacé par ces femmes féministes, que l’on imagine constamment en colère contre le monde entier.

    C’est ce qu’on appelle le double standard : si des hommes critiquent d’autres hommes, c’est du bon sens, s’ils se disputent, c’est normal voire sain. Du reste on attend des hommes qu’ils ne soient pas d’accord, qu’ils argumentent, qu’ils affirment leurs idées. Une femme qui se manifeste est en colère (ou pire, a ses règles), si elle critique une autre femme, elle devient rapidement une harpie, jalouse de la concurrence. Et cette perception est malheureusement perpétuée par les hommes et les femmes elles-mêmes parfois.

    Pour conclure, nombreux (plus que nombreuses) s’accordent à dire que les femmes sont des chipies entre elles, et les théories fleurissent sur les explications au syndrome Queen Bee. Pourtant, il s’agit bien souvent de réactions normales simplement mal interprétées car les femmes ne encore pas soumises aux mêmes attentes et plutôt victimes de ce double standard. Et malheureusement ce double standard ne se cantonne pas aux comités de recrutement, mais touchent la sphère sociale, familiale, sexuelle etc. mais ça c’est une autre histoire !

    Il semblerait que si le mythe persiste, ce syndrome soit bel et bien révolu comme le montre une étude brésilienne effectuée sur plus de huit millions de travailleurs de plus de 5000 organisations [5] et aujourd’hui les preuves [6] ne manquent pas pour montrer que les femmes luttent quotidiennement contre les stéréotypes de genre, que plus il y a de femmes dans un milieu professionnel, moins il y a de harcèlement et plus les écarts de salaires sont faibles. En outre, une femme recevra une meilleure écoute de son manager si c’est une femme que si c’est un homme concernant l’organisation familiale par exemple, une entrepreneuse aura plus de chances de lever des fonds si des femmes se trouvent parmi les investisseurs. S’il a jamais existé dans des générations précédentes, ce n’est plus une réalité aujourd’hui. Qu’on se le dise !

    Anne-Marie Kermarrec, PDG de Mediego et Directrice de Recherche Inria

    Références

    [1] https://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2017/11/05/francoise-heritier-j-ai-toujours-dit-a-mes-etudiantes-osez-foncez_5210397_3224.html

    [2] http://www.slate.fr/story/155300/patriarcat-steak-existe-pas

    [3] https://www.huffingtonpost.com/2014/03/07/things-women-judged-for-double-standard_n_4911878.html

    [4] https://uanews.arizona.edu/story/incivility-work-queen-bee-syndrome-getting-worse

    [5] https://phys.org/news/2018-04-queen-bee-phenomenon-myth.html

    [6] http://www.dailymail.co.uk/health/article-5612183/Queen-Bee-syndrome-isnt-real.html