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  • La Chine et les communs numériques


    Stéphane Grumbach est directeur de recherche à Inria et enseignant à Sciences Po. Il a été directeur de l’IXXI, l’institut des systèmes complexes de la Région Auvergne Rhône Alpes. Il a été directeur du Liama, le laboratoire sino-européen en informatique, automatique et mathématiques appliquées de Beijing.  L’essentiel de sa recherche concerne les questions globales, et notamment comment le numérique modifie les rapports entre les nations et oriente les sociétés dans l’adaptation aux changements écosystémiques. Nous l’avons interviewé notamment pour mieux comprendre ce qui se passe en Chine autour du numérique et des communs numériques.

    Peux-tu nous parler de ton activité professionnelle actuelle ?

    Depuis quelques temps, je fais moins de technique et plus de géopolitique. Je m’intéresse au numérique et pour moi le numérique est un système de pouvoir qui implique de nouveaux rapports de force entre les personnes et les pays. Je reste fasciné par le regard que les Européens portent sur la Chine. Ils ne voient dans la stratégie chinoise que l’aspect surveillance de sa population alors que cette stratégie est fondée sur la souveraineté numérique. Les États-Unis ont aussi un système de surveillance du même type et les Américains ont bien saisi la question de souveraineté numérique.

    A l’École Normale Supérieure de Lyon, je travaille avec des gens qui étudient les systèmes complexes, sur la prise de conscience de changements de société causés par la transition numérique, ses imbrications avec la transition écologique. Il y a des anthropologues et des juristes ce qui me permet d’élargir mon horizon.

    Où est-ce qu’on publie dans ce domaine ?

    Ce n’est pas facile. Sur cet aspect, je regrette le temps où ma recherche était plus technique ; je savais alors précisément où publier. Par exemple, sur les aspects plus politiques du développement durable, il n’est pas facile de trouver le bon support.

    Emblème national de la République populaire de Chine

    Parle nous d’un de tes sujets de prédilections, la Chine.

    Je voudrais en préambule proposer une analyse globale de la situation. Contrairement à la vision qui mettrait la Chine d’un côté et le monde occidental de l’autre, le monde numérique se sépare entre Chine et États-Unis d’un côté et de l’autre l’Europe.

    Entre la Chine et les États-Unis, une différence est la liberté d’expression. Aux États-Unis, cette liberté fait l’objet du premier amendement de la constitution, c’est dire son importance. En Chine, le sujet n’existe pas. Il y a une forme de possibilité de critiquer, mais la critique doit se faire de biais, jamais directement. L’expression critique reste typiquement métaphorique, mais les Chinois la comprennent bien. Depuis l’ère Trump, les Américains ont essayé de bloquer le développement numérique chinois. Deux idées sont importantes : la souveraineté et l’extension extraterritoriale. Ce sont les bases du conflit États-Unis et Chine.

    Actuellement la tension monte de manière inquiétante. Des deux côtés, un processus de désimbrication intellectuelle et technologique est enclenché. C’est une mauvaise nouvelle globalement car c’est le chemin vers des conflits.

    La pensée numérique s’est beaucoup développée en Chine, qui est devenue depuis un certain temps précurseur au niveau mondial. Aux États-Unis, les liens entre l’industrie numérique et l’État sont importants, mais se cantonnent principalement à la sécurité. En Chine en revanche, cela va plus loin : le rôle stratégique des plateformes numériques est mieux reconnu et plus large, dans l’économie, le social, au-delà de la simple surveillance. C’est ce qui donne au pays une avance sur le reste du monde.

    La Chine est aujourd’hui dans une phase de définition des rapports de force entre les plateformes et l’État. Les États-Unis feront la même chose, mais probablement plus tard. Le dogme dominant aujourd’hui est que la régulation nuirait à l’innovation et à la sécurité nationale. En Chine, la définition de ces rapports est dictée par l’État : c’est une décision politique de l’État.

    Par ailleurs, on assiste actuellement à un durcissement politique en Chine, une baisse de la liberté de critique et une moins grande ouverture. L’instabilité sociale potentielle pousse à une politique de redistribution des richesses. Une forte régulation des plateformes a été lancée depuis l’arrêt brutal de l’IPO d’Ant Financial l’année dernière. Ces régulations touchent aussi les plateformes de la EdTech, avec des arguments de justice sociale également.

    Comment arrives-tu à t’informer sur la Chine ?

    C’est devenu plus difficile parce que malheureusement on ne peut plus y aller à cause de la politique de protection face au Covid. Mais il se publie beaucoup de choses en Chine qui sont accessibles.

    Est-ce qu’il y a des sites de données ouvertes en Chine ?

    Oui il y a par exemple des équivalents de data.gouv en Chine, beaucoup au niveau des provinces et des villes. En matière de données ouvertes, la politique chinoise est différente de celle que nous connaissons en Europe. Plutôt que d’ouvrir les données et d’attendre que des acteurs s’en saisissent, on procède en ciblant des acteurs précis pour réaliser des services innovants à partir potentiellement d’un cahier des charges, sous contrôle de l’administration publique. L’ouverture se fait dans le cadre d’appels d’offres comme c’est le cas, par exemple, à Shanghai. Bien sûr, comme ailleurs, on assiste à des résistances, des villes qui hésitent à ouvrir leurs données.

    Il faut aussi parler des expérimentations mettant en œuvre le social scoring, une notation sociale. Il s’agit de mesurer la “responsabilité citoyenne” de chacun ou de chacune, suivant les bonnes ou les mauvaises actions qu’il ou elle commet. C’est aujourd’hui très expérimental, mais différentes villes l’ont déjà implémenté.

    Il faut bien réaliser que la frontière entre espace public et privé est plus floue en Chine que chez nous. Par exemple, la circulation des voitures est monitorée et les PV sont mis automatiquement, ils sont visibles sur un site en ligne. Il faut avoir une vignette qui atteste de sa capacité à conduire et avoir bien payé ses PV. Cette approche est similaire à ce qui se pratique aux États-Unis avec le financial scoring qui est largement utilisé. Les Chinois sont globalement bienveillants face aux développements numériques et ils font preuve d’un “pragmatisme décontracté” à son égard. Les données personnelles ne sont pas accessibles à tous, et une nouvelle législation est entrée en vigueur au mois de novembre 2021, inspirée du RGPD.

    Le quartier général de Baidu, Wikipédia

    Est-ce qu’il y a des plateformes basées sur les communs numériques comme Wikipedia ou OpenStreetMap ?

    Oui des analogues existent. Il y a un équivalent de Wikipédia réalisé par Baidu, et des équivalents locaux d’OpenStreetMap. Sur les pages Wikipédia en chinois les points de vue ne sont pas toujours ceux des autorités. C’est parfois censuré mais les gens savent souvent contourner la censure.

    Et pour ce qui est des logiciels libres ?

    L’open source est relativement présent. La tech peut parfois avoir des accents libertaires qui la mettent en opposition avec les autorités. Mais l’État chinois sait se servir de l’open source en particulier comme outil de souveraineté numérique. Le système d’exploitation Harmony de Huawei (basé sur Android) est bien un enjeu de la lutte entre la Chine et les États-Unis pour la dominance technologique et le découplage des économies numériques.

    Plus généralement, que peut-on dire sur les communs numériques en Chine ?

    Il n’y aurait aucun sens à ne pas profiter de tels communs en Chine comme en France. D’ailleurs, ces communs sont fortement développés en Chine, plus que dans d’autres pays. Les données accumulées par les plateformes en Occident ne sont utilisées que par celles-ci pour un intérêt mercantile, au-delà de la sécurité. Mais ces données peuvent être vues comme des communs, dont l’usage doit être encadré bien sûr par exemple par l’anonymisation.

    Si on regarde bien, Google dispose de données stratégiques pour un grand nombre de sujets au-delà de la sécurité comme la santé, l’économie ou l’éducation. Pourtant aux États-Unis et en Europe, les relations entre l’État et les plateformes sont focalisées sur la sécurité. Cela fait passer à côté de nombreuses opportunités. En Chine, tous les sujets sont abordés en s’appuyant sur les services numériques, y compris par exemple la grogne sociale. Avec ces services, on peut détecter un problème régional et procéder au remplacement d’un responsable.

    La Chine construit une société numérique nouvelle, et exploite les données pour la gouvernance. En ce sens, elle est en avance sur le reste du monde.

    Et quelle est la place de l’Europe dans tout ça ?

    Pour l’Europe, la situation est différente. Contrairement à la Chine ou aux États-Unis, elle n’a ni technologie ni plateforme. Elle est donc dépendante sur ces deux dimensions et essaie de compenser par la régulation. Mais sa régulation est focalisée sur la protection de l’individu, pas du tout sur les communs ou l’intérêt global de la société. L’Europe n’a aucune souveraineté numérique et ses outils et services n’ont pas de portée extraterritoriale, parce qu’elle n’a pas d’outils de taille mondiale.

    Pour les Chinois, l’Europe n’existe plus : les cadres chinois voient l’Europe comme nous voyons la Grèce, une région qui a compté dans l’histoire mais qui ne pèse plus au niveau politique et stratégique, sympa pour les vacances. Je ne suis pas sûr que la vision des américains soit très différente de celle des Chinois d’ailleurs.

    La stratégie chinoise des routes de la soie, une infrastructure absolument géniale du gouvernement Chinois, contribuera d’ailleurs à augmenter la dépendance de l’Europe vis à vis de la Chine, à long terme peut-être dans un équilibre avec les États-Unis, voire dans une séparation de l’Europe dans deux zones d’influence comme c’était le cas pendant la guerre froide.

    Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris, & François Bancilhon, serial entrepreneur

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Impacts environnementaux du numérique : le Mooc

    Impact Num est un MOOC pour se questionner sur les impacts environnementaux du numérique, apprendre à mesurer, décrypter et agir, pour trouver sa place de citoyen dans un monde numérique.

    Ce MOOC  se donne pour objectif d’aborder l’impact du numérique sur l’environnement, ses effets positifs et négatifs, les phénomènes observables aujourd’hui et les projections que nous sommes en mesure de faire pour l’avenir. Il est à destination des médiateurs éducatifs et plus largement du grand public.

    Co-produit par Inria et Class’Code avec le soutien du Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports et d’Unit, ce cours a ouvert le 22 novembre 2021 ; vous pouvez dès à présent vous inscrire sur la plateforme FUN.

    Ce MOOC, c’est une trentaine d’experts du domaine, des vidéos didactiques et ludiques pour poser les enjeux, des activités interactives pour analyser, mesurer et agir, des fiches concept pour approfondir les notions.

    L’équipe de Class’Code

    Repris de https://pixees.fr/impacts-environnementaux-du-numerique-un-mooc-pour-se-questionner/

  • Science ouverte, une vision européenne

    Jean-François Abramatic est Directeur de Recherche Emérite chez Inria. Il a partagé son parcours professionnel entre l’industrie et la recherche. Sur le plan recherche, il est spécialiste du traitement d’image. Sur le plan industriel, il a été Chief Product Officer chez Ilog et directeur du développement de l’innovation chez IBM. Mais il est surtout connu pour avoir été un acteur clé du web en tant que président du W3C (World Wide Web Consortium), l’organisme de standardisation du Web. Plus récemment, il a travaillé auprès de la Commission Européenne sur les sujets de science ouverte. C’est à ce titre qu’il répond à nos questions. 

    Photo de Tim Douglas provenant de Pexels

    Binaire : Comment es-tu arrivé à travailler sur la science ouverte ? Cela peut paraître assez loin de tes travaux sur les logiciels.

    Jean-François Abramatic : Quand je suis devenu Directeur de Recherche Emérite chez Inria, j’ai eu à définir mon programme d’activité au sein de l’institut. J’ai choisi trois axes : l’aide aux startups, l’organisation de W3C et Software Heritage (*). Je me suis progressivement focalisé sur le troisième.

    En 2017, Roberto Di Cosmo et moi-même avons rencontré des responsables de la Commission Européenne pour leur présenter Software Heritage. A la fin de cette réunion, un des responsables de la commission m’a sollicité pour intervenir sur le sujet de la science ouverte. J’ai initialement été choisi comme rapporteur de projets sur la science ouverte pour la commission. En 2018, la Commission a rassemblé les acteurs du domaine pour voir ce qu’on pouvait faire et cette initiative s’est transformée en un programme, l’EOSC (The European Open Science Cloud) un environnement pour héberger, traiter et partager les programmes et les données de la recherche pour soutenir la science. Deux organes ont été mis en place pour deux ans (2019-2020) : un Governing Board (un représentant par État) et un  Executive Board de 13 personnes où j’ai été nommé.  Fin 2020, l’Executive Board a produit un ensemble de recommandations pour la mise en place du programme Horizon Europe (2021-2027). J’ai animé la rédaction collective du document. J’ai, en particulier, écrit la première partie qui explique en quoi le numérique va changer la façon de faire de la recherche.

    B : Quelle est ta définition de la science ouverte ?

    JFA : Pour moi, c’est d’abord une nouvelle manière de faire de la recherche, en prenant en compte la disponibilité du numérique. Pour comprendre, il faut commencer par un peu d’histoire. Avant l’apparition de l’imprimerie, les résultats scientifiques étaient secrets, chiffrés parfois pour s’assurer qu’ils restaient la propriété exclusive de celui qui les avait découverts. Avec l’arrivée de l’imprimerie et la création des académies, un nouveau système a conduit à rendre disponibles les résultats de recherche grâce aux publications scientifiques.

    Le numérique propose une nouvelle façon de faire de la science. Si on veut partager un résultat de recherche aujourd’hui et qu’on partage les publications, on fait une partie du chemin, mais une partie seulement. Il manque des éléments essentiels au lecteur de la publication pour comprendre et utiliser les résultats. Il faut lui donner accès à d’autres informations comme les cahiers d’expérience ou les descriptions d’algorithmes, les données et le code source. Un scientifique qui veut exploiter les résultats d’une recherche, peut le faire de manière précise et efficace.

    B : Tu inclus l’open source comme élément essentiel de la science ouverte. Est-ce vraiment un aspect important de la science ouverte ?

    JFA : Absolument. De nos jours, plus d’un papier sur deux dans Nature and Science fait appel à du numérique et du code. Le code permet d’expliquer les recherches et sa transmission est bien un composant essentiel de la science ouverte.

    B : Tu définis la science ouverte comme une nouvelle façon plus coopérative de faire de la recherche. D’autres acteurs, Opscidia par exemple, nous l’ont défini comme une plus grande démocratisation de la recherche et le fait de faire sortir la science des laboratoires. Doit-on voir une contradiction entre vos points de vue?

    JFA : Il faut d’abord que la science ouverte existe dans les laboratoires. On peut ensuite passer à sa démocratisation. On commence par les chercheurs, on passe après aux citoyens. En rendant les revues accessibles à tous, on les ouvre bien sûr à tous les chercheurs mais également à tous les citoyens. Cela soulève aussi la responsabilité des chercheurs d’expliquer ce qu’ils font pour que le plus grand nombre puisse le comprendre. On voit bien avec les controverses actuelles sur l’environnement ou les vaccins, l’importance de rendre la science accessible aux citoyens.

    Il faut mentionner un danger à prendre en compte, et qui s’est manifesté clairement pendant la crise du Covid, c’est que certains papiers de recherches sont faux ou contiennent des erreurs. Vérifier les résultats, reproduire les expériences, sont donc des aspects essentiels de la recherche. La science ouverte en associant publications, données, et logiciels, ouvre la voie à la vérification et la reproductibilité.

    Nous avons beaucoup à apprendre sur la science ouverte, c’est un sujet nouveau, en création, et pas encore mûr. C’est un sujet de recherche. Et puis, il faut être réaliste sur l’état de l’art de la science ouverte et son état du déploiement. Par exemple, tant que les chercheurs sont évalués sur la base de leur liste de publications, et par des indices comme le h-index, le processus d’évaluation reste un obstacle au développement de la science ouverte.

    B : Tu soulèves un aspect essentiel. Est-ce que le mode de fonctionnement de la recherche scientifique est mal adapté à la science ouverte ?

    JFA : La situation est très différente suivant les disciplines. Certaines disciplines comme l’astronomie ou la physique ont toujours ressenti un besoin naturel de communiquer et de partager les données. Elles ont rapidement adopté le numérique pour améliorer ce partage. Ce n’est pas un hasard si le Web est né au CERN dans un laboratoire de physique des hautes énergies. Mais dans de nombreuses disciplines, la science ouverte n’est pas encore assez prise en compte.

    Par exemple, archiver du code ou des données, pour un informaticien, c’est naturel. Pourtant, le fait de partager son code ne fait pas suffisamment partie des critères d’évaluation des chercheurs en informatique.

    L’ouverture des données est moins évidente pour un chercheur en sciences sociales. Les choses évoluent et se mettent lentement en place. Par exemple, Inrae a créé une direction pour la science ouverte.

    B : Ce rapport est donc la vision européenne de l’Open Science ?

    JFA : À ce jour, c’est le rapport de la Commission. Il représente sa vision aujourd’hui, une vision en construction parce que le sujet est complexe et difficile, pas tout à fait mûr, avec de vraies controverses.

    B : Quel est l’avenir de ce rapport ?

    JFA : La première version a été rendue publique. Le document a vocation à évoluer au fil du temps. L’étape suivante est la création d’une association (de droit belge) qui regroupe des acteurs de la recherche tels que les instituts de recherche, les universités, les organisations de financement, etc. Les statuts prévoient que chaque pays peut choisir un membre pour les représenter. Par exemple, Inria a été invité à représenter la France. Inria a choisi Laurent Romary pour tenir ce rôle. Par ailleurs, le conseil d’administration de l’association a été élu. Suzanne Dumouchel du CNRS fait partie du conseil. Cette association sera consultée pour chaque appel à projets dans le domaine des infrastructures pendant les sept ans à venir. Le message global de la commission et de l’organisation qu’elle met en place est que la science ouverte est devenue un citoyen de première classe, un sujet horizontal qui doit couvrir tous les aspects de la recherche scientifique.

    Serge Abiteboul & François Bancilhon

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Un wiki grand comme le monde

    Florence Devouard est une ingénieure agronome française, devenue dirigeante associative. Vice-présidente de Wikimédia France de 2004 à 2008, elle a présidé la Wikimedia Foundation de 2006 à 2008, en remplacement de son fondateur, Jimmy Wales
    Florence Devouard, aka Anthere, sur devouard.org

    binaire : Pouvez-vous nous raconter votre parcours ? Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser assez à Wikipédia pour devenir la présidente de la fondation qui chapeaute l’encyclopédie ?

    FD : J’ai fait des études d’ingénieure agronome. A Nancy, je me suis spécialisée en biotechnologies. J’ai un peu travaillé dans le milieu académique initialement, mais j’ai rapidement bifurqué vers le monde de l’entreprise.

    J’ai suivi mon époux en Belgique flamande, puis aux États-Unis et j’ai eu deux enfants. Je me suis intéressée à l’informatique, mais c’étaient plus les usages que le codage qui m’attiraient. J’ai travaillé, par exemple, sur des outils d’aide à la décision. Et puis, au début des années 2000, j’ai atterri à Clermont-Ferrand où je me suis sentie un peu isolée. Je me suis alors plongée dans le web qui me permettait de rencontrer des gens qui partageaient mes intérêts, c’était juste ce dont j’avais alors besoin. Je suis devenue un peu activiste anonyme du web.

    J’étais aussi gameuse, et je passais pas mal de temps sur les forums, beaucoup avec des Américains. Sur ces forums, qui n’étaient pas faits pour ça, je me suis retrouvée à écrire de nombreux textes sur la sécurité biologique, parce j’avais des choses à raconter. C’était l’époque de l’envoi d’enveloppes avec de l’anthrax, juste après les attentats du 11 septembre.

    J’ai notamment beaucoup discuté sur un forum avec un activiste de GreenPeace. C’est lui qui m’a fait découvrir Wikipédia qui démarrait à ce moment. Il m’a suggéré d’y raconter ce qui me tenait à cœur, sur la version anglophone. A cette époque, il n’y avait encore quasiment personne sur Wikipédia en français.

    J’ai alors découvert ce qu’était un wiki. Techniquement c’est très simple, juste un site web sur lequel on peut facilement s’exprimer. Je pouvais comme tout le monde participer à l’écriture de pages web et la création de liens entre elles. À l’époque, c’était tout nouveau, ça nous paraissait génial et peu de gens intervenaient. Pourtant, je n’arrivais pas à sauter le pas, je craignais le regard des autres, et je doutais de ma capacité à m’exprimer en anglais. Alors, je procrastinais. Il m’a forcé la main : il a copié-collé mes explications pour créer des articles. Ils ont été lus et modifiés et ça m’a fait réaliser que je pouvais écrire, que je pouvais faire profiter les autres de mes connaissances, que je pouvais contrecarrer un peu le matraquage de l’administration américaine sur la sécurité biologique. Et cela correspondait à ce que j’avais envie de faire.

    binaire : Pourquoi est-ce que cela vous correspondait si bien ?

    FD : J’avais l’impression d’écrire des textes qui pouvaient être lus dans le monde entier, faire quelque chose d’utile en apportant des connaissances et en faisant passer des idées. Je participais alors en particulier à des controverses entre la France et les États-Unis sur des sujets comme les armes de destruction massive, les OGM, et la disparition des abeilles. Sur chacun de ces sujets, il y avait des écarts de pensée importants entre la France et les US. Je pouvais donc faire passer aux US des idées qui avaient cours en France et que je maitrisais. Je pouvais faire découvrir aux Américains qu’il n’y avait pas que l’Amérique et que d’autres, ailleurs, pensaient différemment.

    binaire : Est-ce que c’est ce genre de motivation de passer des idées qui anime encore aujourd’hui les Wikipédiens ?

    FD : Oui. Nombre d’entre eux collaborent à l’encyclopédie par altruisme, pour faire passer aux autres des idées auxquelles ils tiennent. Ils veulent participer au développement des connaissances globales, faire circuler ces connaissances. C’est ce qui est génial. Avec Wikipédia, on peut faire travailler en commun un groupe de personnes aux quatre coins de la planète. Le numérique permet de réunir les quelques personnes qui s’intéressent à un sujet, même le plus exotique, pour partager leurs connaissances et confronter les points de vue.

    binaire : C’était vrai au début quand tout était à faire. Est-ce que c’est toujours pareil aujourd’hui ?

    FD : C’est vrai que cela a beaucoup changé, aussi bien les méthodes de travail, et que les contenus. Au tout début, au début des années 2000, on travaillait seul hors ligne, puis on se connectait pour charger l’article. Maintenant, on est connecté en continu et on interagit en permanence avec les autres rédacteurs.

    A l’époque, on arrivait souvent devant une page blanche. Quand j’ai commencé à bosser sur la Wikipédia francophone, on était cinq et on devait tout construire. Aujourd’hui sur un sujet précis, on arrive et une grosse masse de connaissances a déjà été réunie. On démarre rarement de nouveaux sujets. Il faut avoir une bonne expertise sur un sujet pour pouvoir y contribuer. Avant, on débroussaillait avec comme ligne de mire très lointaine la qualité d’une encyclopédie conventionnelle. Aujourd’hui, on vise la perfection, par exemple, le label « Article de qualité », qui est un label très difficile à obtenir. Certains travaillent comme des dingues sur un article pour y arriver. C’est de cette quête de perfection qu’ils tirent leur fierté.

    Ils éprouvent bien sûr aussi du plaisir à faire partie d’un réseau, à rencontrer des gens,

    La situation pionnière qu’on a connue et que j’ai beaucoup aimée, est parfois encore un peu celle que rencontrent certains Africains qui rejoignent le projet dans des langues locales, depuis des pays encore mal connectés à internet. Ce n’est d’ailleurs pas simple pour eux de s’insérer dans le collectif qui a beaucoup changé.

    binaire : La fondation Wikimédia promeut d’autres services que l’encyclopédie Wikipédia. Vous pouvez nous en parler ?

    FD : Exact. L’encyclopédie représente encore 95% des efforts, mais on a bien d’autres projets. C’est d’ailleurs sur les projets moins énormes que j’ai le plus de plaisir à participer.

    J’ai travaillé notamment sur un projet pour améliorer les pages « biaisées », des pages assez anciennes, où il reste peu de contributeurs actifs. On peut se retrouver par exemple confronté à des services de communication d’entreprises qui transforment les pages en les biaisant pour gommer les aspects un peu négatifs de leurs entreprises. Il faut se battre contre ça.

    Un autre projet très populaire, c’est Wikimedia Commons qui regroupe des millions d’images. C’est né de l’idée qu’il était inutile de stocker la même image dans plusieurs encyclopédies dans des langues différentes. Je trouve très sympa dans Wikimedia Commons que nous travaillions tous ensemble par-delà des frontières linguistiques, que nous arrivions à connecter les différentes versions linguistiques.

    Un troisième projet, Wiki Data construit une base de connaissances. Le sujet est plutôt d’ordre technique. Cela consiste en la construction de bases de faits comme « “Napoléon” est mort à “Sainte Hélène” ». À une entité comme ”Napoléon”, on associe tout un ensemble de propriétés qui sont un peu agnostiques de la langue. Les connaissances sont ajoutées par des systèmes automatiques depuis d’autres bases de données ou entrées à la main par des membres de la communauté wikimédienne. On peut imaginer de super applications à partir de Wiki Data.

    Enfin, il y a d’autres projets comme Wiktionnaire ou Wiki Books, et des projets naissants comme Wiki Abstracts.

    binaire : La fondation développe des communs. Comment la fondation choisit-elle quels communs proposer ? Comment définit-elle sa stratégie ?

    FD : Au début, on avait juste l’encyclopédie. La Fondation a été créée en 2003, mais sans véritablement de stratégie. On faisait ce que les gens avaient envie de faire. Par exemple, Wiktionnaire a été créé à cette époque. On avait des entrées qui étaient juste des définitions de mots. On se disputait pour savoir si elles avaient leur place ou pas dans Wikipédia. Comme on ne savait pas comment trancher le sujet, on a créé autre chose : le Wiktionnaire. Dans cette communauté, quand tu as une bonne idée, tu trouves toujours des développeurs. Les projets se faisaient d’eux-mêmes, du moment que suffisamment de personnes estimaient que c’était une belle idée. Il n’y avait pas de stratégie établie pour créer ces projets.

    À partir de 2007-2008, les choses ont changé, et la Fondation a cherché à réfléchir sur ce qu’on voulait, définir où on allait. Mais ça a pris du temps pour y arriver. Si on n’y fait pas attention, en mettant plein de gens autour de la table, on arrive à une stratégie qui est un peu la moyenne de ce que tout le monde veut, qui confirme ce qu’on est déjà en train de faire, sans aucun souffle, qui ne donne pas de vraie direction et qui n’est donc pas une vraie stratégie proactive.

    binaire : À défaut de stratégie, la communauté a au moins développé ses propres règles ?

    FD : Au début, il n’y avait même pas de règles communes. Elles ont émergé au cours du temps, au fil des besoins. Le mode fonctionnement est très flexible. Chaque communauté définit en fait ses propres règles, ses propres priorités. Les différentes versions linguistiques s’adaptent aux cultures.

    Dans le temps, le modèle a tendance à se scléroser en s’appuyant bien trop sur la règle du précédent. Si ça marche à peu près, on préfère ne toucher à rien. Le Fondation qui lie tout cela ne cherche pas non plus à imposer sa loi, à de rares exceptions près. Comme par exemple, quand elle a défini des critères pour les biographies individuelles. Elle cherche surtout à tenir compte des lois des pays, et donc à limiter les risques juridiques.

    Les règles communes tout comme une stratégie commune ont doucement émergé. Mais le monde de Wikimédia reste un monde très flexible.

    binaire : Pouvez-vous nous parler des individus qui participent à Wikipédia. Cela semble vraiment s’appuyer sur des communautés très différentes.

    FD : En partant du plus massif, vous avez la communauté des lecteurs, puis celle les éditeurs. Parmi ces derniers, cela va de l’éditeur occasionnel peu impliqué, jusqu’au membre actif qui participe à la vie de la communauté. Vous avez ensuite les associations locales et la fondation qui définissent un certain cadre par exemple en lançant des nouveaux projets. Elles interviennent aussi directement dans la vie de la communauté, notamment pour des raisons juridiques. Enfin, il faut mentionner, les salariés et contractuels de la fondation qui implémentent certains choix de la Fondation, et parfois entrent en conflit avec la communauté.

    Le nombre de salariés des associations est très variable. Wikimédia France a une dizaine d’employés. Wikimédia Allemagne est plus ancienne et a environ deux cents personnes. D’autres pays n’ont que des bénévoles.

    binaire : Le nombre de salariés est lié à la richesse de l’association locale ?

    FD : Oui. L’association allemande a existé assez tôt en vendant notamment des encyclopédies off-line. Dans certains pays, les associations ont eu le droit de mettre des bandeaux d’appel aux dons sur Wikipedia, ce qui rapporte de l’argent. Dans d’autres, comme en Pologne, on peut via les impôts choisir de contribuer financièrement à l’association locale.

    Le modèle économique varie donc d’un pays à l’autre. La Fondation Wikimédia (mondiale) redistribue une partie de ses fonds. Certains pays comme l’Allemagne sont assez riches pour s’en passer. Il reste une énorme disparité sur la disponibilité de moyens pour les Wikipédiens suivant leur pays.

    binaire : Vous êtes aussi impliquée dans d’autres associations comme Open Food Fact ? Quel y est votre rôle ?

    FD : Je suis dans leur Conseil d’Administration. Je suis là avec quelques autres personnes pour garantir le futur de toutes ces ressources développées en commun, et garantir une certaine pérennité.

    binaire : Une dernière question. Vous avez à cœur de défendre une certaine diversité. Est-ce que vous pouvez partager cela avec les lecteurs de binaire ?

    FD : Tous ces projets sont massivement le fait de mâles, cis, blancs, jeunes. On perd des talents à cause de cela, car l’environnement participatif ou le cadre de travail peuvent repousser. Il faut absolument que l’implication soit plus globale. On essaie d’explorer des solutions par exemple en luttant contre le harcèlement. Mais à mon avis on y arrive mal. J’aimerais bien savoir comment faire. Aujourd’hui, le pilotage global est très anglosaxon, et ça ne marche pas bien.

    Wikipédia est une superbe réussite, on a construit quelque chose de génial. Un temps, on s’est inquiété de la diminution du nombre de contributeurs, la fuite des cerveaux. Je pense qu’on a réglé ce problème, aujourd’hui la population de contributeurs est quasi stable. Maintenant, pour continuer notre œuvre, on a besoin de plus de diversité. Je dirais que c’est aujourd’hui notre plus gros challenge.

    Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris, & François Bancilhon, serial entrepreneur

    De wikimedia.org

     

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