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  • À Framasoft, la priorité, c’est le changement de société

    Angie Gaudion, chargée de relations publiques au sein de Framasoft, revient sur l’histoire de l’association, son financement, son évolution, leur positionnement dans l’écosystème numérique et, plus largement, le soutien apporté aux communs numériques. Cet article a été publié le 21 octobre 2022 sur le site de cnnumerique.fr et est remis en partage ici, les en remerciant. Serge Abiteboul et Thierry Viéville.

    Framasoft, qu’est-ce que c’est ?

    Pour comprendre Framasoft, il faut s’intéresser à son histoire. Née en 2001, Framasoft était d’abord une sous-catégorie du site participatif Framanet, lequel regroupait des ressources à destination des enseignants et mettait en avant des logiciels éducatifs gratuits (libres et non-libres). Framasoft est devenu « indépendant » et 100% libre plusieurs années plus tard. Mais il y a déjà une volonté de valoriser le logiciel libre dans le milieu de l’enseignement. D’ailleurs, en juin 2002, Framasoft est, avec l’AFUL, à l’origine de l’action Libérons les logiciels libres à l’école.

    Entre 2001 et 2004, un collectif se structure autour de la promotion des logiciels libres et propose des interventions sur ces questions (conférences, ateliers, stands, etc.). C’est en 2004 que Framasoft se structure en association avec pour objet la promotion du logiciel libre et de la culture librePour atteindre cet objectif, apparaissent entre 2004 et 2014 plusieurs projets comme les Framakey (clé USB contenant des logiciels libres permettant de les utiliser sans avoir à les installer sur son ordinateur), Framabook (maison d’édition d’ouvrages sous licence libre), Framablog (chroniques autour du Libre, traductions originales et annonces des nouveautés de l’ensemble du réseau Framasoft), etc…

    À partir de 2011 (10 ans), Framasoft se diversifie et décide de proposer des services libres en ligne : Framapad (mars 2011), Framadate (juin 2011), Framacalc (février 2012), Framindmap et Framavectoriel (février 2012), Framazic (novembre 2013) et Framasphère (2014).

    En octobre 2014, nous lançons la campagne “Dégooglisons Internet” dont l’objectif est de proposer des services libres alternatifs à ceux proposés par les géants du web à des fins de monopole et d’usage dévoyé des données personnelles. Cette campagne nous fait connaître du grand public et, entre 2014 et 2017, on déploie jusqu’à 38 services en ligne. L’égalité de l’accès à ces applications est un engagement fort : en les proposant gratuitement, Framasoft souhaite promouvoir leur usage envers le plus grand nombre et illustrer par l’exemple qu’un Internet décentralisé et égalitaire est possible. En parallèle, nous lançons en 2016 le Collectif des Hébergeurs Alternatifs Transparents Ouverts Neutres et Solidaires (CHATONS). Framasoft cherche a faire connaître et essaimer des hébergeurs alternatifs aux GAFAM proposant des services libres et respectueux de la vie privée. En effet, nous ne souhaitons pas concentrer toutes les démarches alternatives, mais plutôt partager le gâteau avec d’autres structures (nous ne voulons pas devenir “le Google du libre”).

    2017 marque la fin de la campagne “Dégooglisons Internet” : les services existants sont conservés mais nous n’en déployons plus de nouveaux. Depuis 2019, nous avons fermé progressivement une partie de ces services. Nous avons fait le choix de ne conserver que ceux qui n’étaient pas proposés ailleurs et ceux qui sont les plus utilisés. Par exemple, le service Framalistes (un outil de listes de discussion) est utilisé par 960 000 personnes et envoie chaque jour près d’un million d’emails. On sait donc que si l’on supprime ce service, cela manquera aux personnes qui l’utilisent. La décision d’arrêter certains services a aussi été prise en fonction de la difficulté technique à les maintenir. Par exemple Framasite était utilisé par de nombreuses personnes mais présentait une dette technique énorme. Néanmoins, depuis son arrêt, nous nous rendons bien compte que le service manque parce qu’il n’y a pas vraiment d’alternatives.

    2017, c’est aussi le lancement de la campagne Contributopia. On est parti du constat que pour changer le positionnement des gens, il fallait non plus faire pour elleux, mais avec elleux (faire ensemble). L’objectif est de décloisonner le libre de son ornière technique pour développer ses valeurs éthiques et sociales (donc politiques). On a donc décidé de proposer différents dispositifs pour valoriser la contribution (méconnue, mal valorisée et trop complexe) et outiller celles et ceux qui veulent « faire » des communs. Contributopia prend de nombreuses formes : on continue à développer des alternatives lorsqu’elles n’existent pas (PeerTube, Mobilizon), on essaie de faire émerger d’autres acteurices à l’international, on développe les partenariats avec des structures dont les valeurs sont proches des nôtres pour les outiller (archipélisation). Et on essaie d’être le plus résilient en faisant tout cela, tout en valorisant la culture du partage.

    En 2021, nous actons, par la modification des statuts, que Framasoft est devenue une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et des communs culturels. Notre objet social n’est plus de faire la promotion du logiciel libre, mais de transmettre des connaissances, des savoirs et de la réflexion autour de pratiques numériques émancipatrices. Pourtant, nous continuons à offrir des services en ligne afin de démontrer que ces outils existent et sont des alternatives probantes aux services des géants du web. Nous transmettons davantage désormais connaissances et savoirs-faire sur ces outils et accompagnons les internautes dans leur autonomisation vis-à-vis des géants du web.

    Aujourd’hui, 37 personnes sont membres de l’association, dont 10 salariées. Mais cela ne veut pas dire que nous ne sommes que 37 à contribuer. On estime qu’entre 500 et 800 personnes nous aident régulièrement, que ce soit pour de la traduction d’articles, des propositions de lignes de codes pour les logiciels que nous développons, du repérage de bugs, des illustrations, des contributions au forum d’entraide de la communauté… Pour finir, en terme de nombre de bénéficiaires, on ne peut donner qu’une estimation parce que nous ne collectons quasiment aucune donnée, mais on estime à 1,2 millions le nombre de personnes qui utilisent nos services chaque mois. Cependant, on ne s’attarde pas vraiment sur les chiffres, on ne veut pas d’un monde où on compte, d’un monde où on analyse systématiquement l’impact.

    Frise chronologique de l'évolution de Framasoft : 2001, création de Framanet comportant une page Framasoft regroupant des ressources à destination des enseignants. 2002, Framasoft s'associe à l'association Libérons les logiciels à l'école. 2004, Création de Framasoft en association, avec pour objet social la promotion du logiciel libre. 2011, lancement de services en ligne libres et gratuits (Framapad, Framadate, Framaform...). Jusqu'en 2017, 38 services seront lancés. Il en reste 16 aujourd'hui. 2014-1027, Campage "Dégooglisons Internet". 2021, changement de l'objet social de Framasoft qui devient une association d'éducation populaire.

     

    Quel est votre modèle de financement ?

    Framasoft est actuellement une association dont le modèle économique repose sur le don, donc exclusivement sur des financements privés. Notre budget s’élève à 630 000 € en 2021. 98,42 % de ce montant est financé par les dons, qui se répartissent entre :

    • 12,56 % provenant de fondations
    • 85,86 % provenant de dons de particuliers.

    Les 1,58 % qui ne proviennent pas des dons viennent de la vente de prestations. Par exemple, Framasoft a développé pour le site apps.education.fr un plugin d’authentification unique sur PeerTube, permettant de connecter au service la base de tous les login et mots de passe d’enseignants à l’échelle nationale et d’éviter ainsi qu’ils aient à se créer un nouveau compte.

    Ce budget sert principalement à financer les salaires des 10 salariées. À cela s’ajoutent quelques prestations techniques (développement et design), du soutien à d’autres acteurs du logiciel libre et des frais de fonctionnement divers.

    Cette question du mode de financement est particulièrement importante pour nous. Le modèle du don convient parfaitement à Framasoft même si nous sommes conscients qu’il est difficilement reproductible pour des projets de grande envergure. Cela reste un choix politique. Nous savons que de nombreuses structures du libre sont aujourd’hui financées par les géants du net. C’est un paradoxe assez fort, d’autant plus qu’il est évident que toutes ces structures préféreraient que ce ne soit pas le cas. Mais en l’absence d’autres sources de financement, elles n’ont pas toujours le choix. Et il serait vraiment dommage que les services qu’elles proposent n’existent pas faute de financement. Il y a donc un réel enjeu de soutien de ces structures, notamment pour assurer leur pérennité.

    Que pensez-vous de l’idée ou des réactions de celles et ceux qui se disent que les initiatives du libre ont du mal à « passer à l’échelle » ?

    Pour mettre fin à la dépendance envers les géants du numériques, un moyen d’y parvenir, sans avoir besoin d’acquérir une taille critique et une position dominante est de s’associer à d’autres projets et de collaborer ensemble à une autre vision du web.

    On peut s’interroger sur cette recherche permanente de croissance : s’il est indispensable que des services alternatifs aux modèles dominants du net existent, est-ce nécessaire qu’une seule et même entité concentre l’ensemble des services ? La centralisation peut conférer une certaine force, mais chez Framasoft nous avons fait le choix de nous passer de cette force : l’essaimage nous semble le meilleur moyen de passer à l’échelle. Si la priorité est de mettre fin à la dépendance envers les géants du numériques, un moyen d’y parvenir, sans avoir besoin d’acquérir une taille critique et une position dominante est de s’associer à d’autres projets et de collaborer ensemble à une autre vision du web.

    Chez Framasoft, nous ne souhaitons pas le passage à l’échelle. D’ailleurs, nous ne savons même pas de quelle échelle on parle ! Dans les faits, l’association a grossi au fil du temps, mais notre volonté est d’avoir une croissance limitée et raisonnée parce que nous sommes convaincus qu’il vaut mieux être plusieurs acteurs qu’un seul. Nous ne voulons donc pas centraliser les usages et les profits. Si le but premier est d’avoir de plus en plus d’utilisateurs de logiciels libres – ce qui était l’objectif avec « Dégooglisons Internet » – peu importe que ce soit chez Framasoft ou chez d’autres. Tant que les internautes ont fait leur migration vers des logiciels libres, pour nous le « passage à l’échelle » est réussi. C’est une vision différente des structures productivistes : nous visons un « passage à l’échelle » côté utilisateurs et non côté entreprise. La priorité, pour nous, c’est le changement de société. 

    Le passage à l’échelle pose aussi, selon nous, la question de la façon dont on traite les humains. Si l’on veut prendre soin des humains il faut des relations de confiance et d’empathie entre individus. Tisser de tels liens nous semble difficile si l’on est sans cesse en train de doubler nos effectifs. Cela explique aussi le fait que nous soyons une association de cooptation où tout le monde se connaît.

    Du fait de notre ADN issu du logiciel libre, nous ne voulons pas entrer dans le modèle du capitalisme néolibéral et du productivisme. Nous tenons à défendre le modèle associatif. Nous sommes dans un contexte où les associations et leurs financements sont très mis à mal par les politiques publiques de ces dernières années. C’est donc un véritable choix que de garder ce modèle pour le soutenir et montrer que le modèle économique du don est viable.

    Nous visons un « passage à l’échelle » côté utilisateurs et non côté entreprise. La priorité, pour nous, c’est le changement de société.

    Si on rentre plus précisément dans la perspective de « Dégooglisation », comment vous positionnez-vous par rapport aux géants du web ?

    Notre objectif est de permettre à toute personne qui le souhaite de remplacer les services des géants du web qu’elle utilise par des alternatives. Nous ne nous positionnons donc pas vraiment en concurrence car, en tant qu’hébergeurs de services alternatifs, nous ne cherchons pas systématiquement à reproduire à l’identique les services de ces géants. Par exemple, le service Framadate propose exactement les mêmes fonctionnalités que Doodle (et même davantage puisqu’il permet de réaliser des sondages classiques). En revanche, le service Framapad (basé sur le logiciel Etherpad) ne fait pas exactement la même chose que Google Docs et pourtant nous considérons que c’est son alternative. Il ne permet pas la gestion d’un espace de stockage, mais simplement l’édition collaborative en simultané d’un texte. Le service est chrono-compostable : le pad disparaît après un certain délai. Nous avons proposé une alternative à Google Drive avec le service Framadrive que nous avons limité à 5 000 comptes, lesquels ont été pris d’assaut. Nous allons prochainement proposer un nouveau service alternatif de cloud et d’édition collaborative basé sur le logiciel Nextcloud. Ce service ne sera pas commercialisé et sera proposé aux organisations actrices du progrès et de la justice sociale avec des limitations (taille du stockage, nombre d’utilisateurs) pour leur montrer qu’il existe une alternative viable et les inciter à transiter dans un second temps vers des services libres plus complets proposés par certaines structures membres du collectif CHATONS. Notre objectif est de permettre d’expérimenter et ensuite de rediriger vers d’autres partenaires proposant, eux, des solutions pérennes.

    J’aimerais que l’on (les hébergeurs de services alternatifs) devienne une alternative viable à grande échelle. Ce serait possible, mais cela voudrait dire que nous aurions changé très fortement le système. On peut se dire qu’avec le mouvement fort des communs, et pas uniquement des communs numériques, une partie de la population a pris conscience qu’il est temps de mettre en cohérence ses usages numériques avec ses valeurs. Il demeure cependant ardu de mesurer si ces initiatives augmentent. La question est : que mesure-t-on ? Est-ce que l’on mesure le nombre de projets ? Ou le nombre de personnes dans ces communautés qui gèrent des communs ? À cet égard, il y a un enjeu de sous-estimation parce que beaucoup de « commoners » s’ignorent comme tels. Les bénévoles qui gèrent des associations sportives sont un bon exemple. Ensuite, plus que de dénombrer ces projets, il serait plus intéressant d’en analyser l’impact sur la société. Cela implique de financer la recherche pour qu’elle travaille sur ces questions, ce qui n’est pas suffisamment le cas aujourd’hui. Même si quelques projets existent néanmoins, tels que le projet de recherche TAPAS (There Are Platforms As Alternatives).

    L’État contribue-t-il aujourd’hui aux communs ? Cette contribution est-elle souhaitable ?

    L’État contribue aux communs. Par exemple, l’Éducation nationale propose la page apps.education.fr qui référence un ensemble de services pédagogiques en ligne basés sur du logiciel libre. Mais l’État est paradoxal : il contribue aux communs et signe des accords avec Microsoft pour implémenter Windows sur les postes informatiques des écoles. De plus, cette initiative de l’Éducation nationale est très bonne, mais elle reste très méconnue du corps enseignant. Au-delà de la contribution, il y a donc aussi un enjeu important de promotion.

    Cette contribution étatique ne nous pose aucun problème, tant que cela ne crée pas de situations de dépendance et qu’il n’y a pas d’exigences de ces institutions publiques en termes d’impact ou de performance. Il faudrait, notamment, que les financements soient engagés sur plusieurs années. Il faudrait aussi arrêter le financement de projets et privilégier des financements du fonctionnement. Ensuite, nous pensons que certains dispositifs mis en place ces dernières années par les pouvoirs publics ne devraient pas exister. Par exemple, le contrat d’engagement républicain, qui doit obligatoirement être signé par une association pour qu’elle puisse bénéficier de financements publics, met ces dernières dans des positions difficiles. L’association doit satisfaire aux principes qui y sont présentés et, si tel n’est pas le cas, le financement peut être suspendu, voire il peut être demandé de rembourser les montants précédemment engagés. Mais la forme sous laquelle ce contrat est rédigé est si floue que les termes utilisés peuvent être interprétés de multiples manières. Il devient alors assez facile de tordre le texte pour mettre la pression, voire faire cesser l’activité d’une association. Ce n’est donc pas le principe de ce contrat qui me gêne, mais ce flou sur la formulation des termes qui fait qu’on ne sait pas où est la limite de son application. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé le 13 septembre dernier quand le Préfet de la Vienne a sommé par courrier la ville et la métropole de Poitiers de retirer leurs subventions destinées à soutenir un village des alternatives organisé par l’association Alternatiba Poitiers. Pour quel motif  ? Au sein de cet événement, une formation à la désobéissance civile non-violente a été jugée « incompatible avec ce contrat d’engagement républicain ». Signée par 65 organisations (dont Framasoft), une tribune rappelle que la désobéissance civile relève de la liberté d’expression, du répertoire d’actions légitimes des associations et qu’elle s’inscrit dans le cadre de la démocratie et de la république.

    Framasoft est aussi signataire de la tribune Pour que les communs numériques deviennent un pilier de la souveraineté numérique européenne parue en juin dernier. En effet, dans le cadre des travaux engagés au sein de l’Union européenne, il semblait important de rappeler quel’espace numérique ne doit pas être laissé à la domination des plateformes monopolistiques. Et que pour pallier à cela, l’Union européenne doit, plus que jamais, initier des politiques d’envergure afin que les communs numériques puissent mieux se développer et permettre de maintenir une diversité d’acteurs sur le Web.
    Plus largement, on peut se demander pourquoi il devrait y avoir une contrepartie au développement d’un commun. Pourquoi le simple fait de créer, développer et maintenir un commun ne suffirait-il pas ?

    Communs numériques et ergonomie font-ils bon ménage ?

    C’est le marronnier quand on vient à parler de communs numériques ! Pour ce qui concerne les services en ligne alternatifs, il est évident que le design et l’expérience utilisateur devraient être davantage pris en compte et mériteraient des financements plus importants au sein des structures qui les développent. Chez Framasoft, nous faisons appel depuis plusieurs années à des designers pour réfléchir aux interfaces des logiciels que nous développons (PeerTube et Mobilizon). Cette prise de conscience est récente. Dans le monde du libre, il me semble que, pendant assez longtemps, il n’y a pas vraiment eu de réflexion quant à l’adoption des outils par le plus grand nombre.

    Les services numériques tels qu’ils existent aujourd’hui nous ont fait prendre des habitudes et ont créé un réflexe de comparaison. Mais passer d’iPhone à Android ou l’inverse génère aussi des crispations. Le passage aux communs en générera naturellement aussi et peut-être plus. C’est d’ailleurs un discours que l’on porte beaucoup chez Framasoft : c’est plus simple d’aller au supermarché que d’avoir une pratique éthique d’alimentation. Il en va de même en ligne. Modifier ses pratiques numériques demande un effort. Mais cela ne veut évidemment pas dire que l’on ne peut pas améliorer les interfaces de nos services. Cependant, cela nécessite des financements qui ne sont pas toujours faciles à avoir. Les utilisateurs de services libres devraient en prendre conscience pour davantage contribuer à l’amélioration de ces communs. On peut lier ce mécanisme à la problématique du passager clandestin : tout le monde souhaite des services libres avec une meilleure expérience utilisateur mais peu sont prêts à les financer. Aujourd’hui, les projets de communs ont des difficultés à trouver des financements pour cet aspect de leurs services.

    Angie Gaudion, chargée de relations publiques au sein de Framasoft,

  • Une vie numérique sans GAFAM est-elle possible ?

    Corinne Vercher-Chaptal a mené une étude approfondie sur sept plateformes considérées comme alternatives aux plateformes dominantes. Entre transition écologique et renouveau démocratique, elle nous décrit les promesses de ces plateformes innovantes. Cet article a été publié le 21 octobre 2022 sur le site de cnnumerique.fr et est remis en partage ici, les en remerciant. Serge Abiteboul et Thierry Viéville.

    Vous avez piloté une équipe de recherche qui a étudié 7 plateformes dites alternatives : en quoi ces plateformes se différencient des GAFAM ?

    Ces modèles étaient alternatifs, non pas parce qu’ils proposaient de faire différemment ce que font les modèles dominants, mais plutôt parce qu’ils créent une offre de valeurs qui n’existe pas dans le secteur dans lequel trône la plateforme dominante.

    Les cas que nous avons étudiés sont dits alternatifs par le modèle économique, de gouvernance et le service qu’ils proposent dans un secteur où domine une grande plateforme. Assez rapidement, il nous est apparu que ces modèles étaient alternatifs, non pas parce qu’ils proposaient de faire différemment ce que font les modèles dominants, mais plutôt parce qu’ils créent une offre de valeurs qui n’existe pas dans le secteur dans lequel trône la plateforme dominante.

    Le secteur du tourisme est en cela assez emblématique. Il est fortement dominé par Airbnb. Nous avons étudié la plateforme coopérative « Les Oiseaux de passage » qui propose une autre manière de voyager en mettant en relation des habitants, professionnels et voyageurs, pour aller vers une forme sociale du tourisme s’approchant de l’hospitalité. La particularité de ce modèle est que, contrairement à Airbnb, il s’extrait des standards marchands et poursuit une finalité sociale et patrimoniale. La plateforme propose une tarification qui ne repose pas sur un algorithme de prix (tarification dynamique) mais qui est modérée en fonction de l’hôte et du voyageur, permettant une diversité d’échanges, gratuits ou tarifés.

    Mobicoop, plateforme coopérative de covoiturage libre, est un autre cas intéressant. Son origine est une réaction à la marchandisation du covoiturage. En 2007, une association appelée « Covoiturage.fr » crée une plateforme pour mettre gratuitement en contact des personnes pour covoiturer. En 2011, au moment où le covoiturage connaît une expansion, la plateforme instaure une commission sur les trajets effectués par les co-voitureurs, et devient Blablacar. Les militants de la communauté initiale ont alors réagi en recréant une nouvelle plateforme pour maintenir une mise en relation gratuite des annonces de covoiturage. C’est ainsi qu’est apparue Mobicoop. L’objectif premier n’est pas seulement le covoiturage en tant que tel et le remboursement de ses frais du voyage, mais de proposer un moyen de participer à la réduction de la prolifération des véhicules individuels (autosolisme), et donc à la transition écologique. Ainsi, Mobicoop est développée en logiciel libre et ne prélève aucune commission puisque cela serait antinomique avec sa finalité : plus la plateforme est ouverte, plus l’objectif écologique sera atteint. Pour faire vivre la plateforme et ses besoins en développement, la coopérative a recours aux appels au don et au sociétariat mais surtout à la vente en marque blanche de plateformes et de prestations de mobilité partagée aux collectivités territoriales. Ce versant marchand permet donc à la plateforme de proposer au grand public un service d’intermédiation gratuit en accord avec son éthique et son objectif environnemental.

    Au-delà de ces exemples, il existe une diversité de modèles économiques alternatifs. Tous ont le même défi : pérenniser leur modèle. Même si pour la plupart, ces modèles n’ont pas vocation à se substituer entièrement aux dominants, il faut qu’ils aient les moyens de constituer et de fidéliser des communautés d’usagers et de contributeurs prêts à valider, sous une forme ou une autre, (don, sociétariat, cotisation…) la valeur sociale et environnementale créée, et qui n’a pas été formatée pour le marché et ses exigences.

    Voyez-vous un rapprochement entre ces modèles et les mondes du logiciel libre et des communs, qui sont classiquement cités comme des alternatives aux modèles dominants sur Internet ?

    Le monde coopératif se mêle de plus en plus au monde des communs et du logiciel libre, ce qui n’était pas évident au départ.

    Originellement, l’objet des communs numériques est l’ouverture des services numériques, et celui du coopérativisme est la propriété partagée visant à protéger les intérêts des membres. Ces deux objectifs sont distincts mais ne sont pas incompatibles. En France, nous avons la chance d’avoir le dispositif SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) qui permet de rassembler les deux approches en ouvrant la gouvernance des coopératives à une diversité de parties prenantes. Le dispositif SCIC renforce la prise en compte de l’intérêt général, et la dimension délibérative qui est le propre des communs. La propriété est ainsi repensée pour qu’elle ne soit plus exclusive à quelques sociétaires prédéfinis mais accessible à toutes les parties prenantes, devenant ainsi plus inclusive. Ce dispositif participe donc grandement au rapprochement des coopératives avec les communs.

    Le rapprochement avec le logiciel libre est moins évident puisque la notion de propriété est en tant que telle antinomique de l’esprit du libre, qui en rejette toute forme. Aujourd’hui, on assiste à une politisation d’une partie du mouvement qui a pensé dès ses débuts un Internet émancipateur via la non-propriété et l’universalité de l’accès. Certains militants du logiciel libre estiment avoir fait une erreur en n’articulant pas les logiciels libres à des finalités sociale et/ou environnementale. Cela a provoqué une forme de scission au sein du mouvement entre ceux qui ont une vision fonctionnelle et individuelle des libertés numériques, prônant une liberté sans limite, et ceux qui ont une approche collective et délibérative s’attachant à préserver l’éthique du projet.

    Ainsi, des outils tels que les licences à réciprocité ont été développés par cette deuxième branche du mouvement pour essayer de répondre à ce qu’ils estiment être les limites des logiciels libres initiaux. L’objectif de ces licences est de restreindre l’ouverture et l’usage de la licence soit en décidant de la nature de l’organisation usagère (organisation de l’économie sociale et solidaire par exemple), soit en restreignant l’usage commercial à certaines finalités. Par exemple, CoopCycle, une coopérative de livraison à vélo, a autorisé uniquement l’usage de la licence aux collectifs de livreurs constitués en coopératives. Cela va encore plus loin avec les Hippocratic licenses (licences hippocratiques) qui imposent un critère éthique aux projets open source et restreignent l’utilisation au respect des droits humains. L’Hippocratic License fait cependant l’objet de controverses au sein du mouvement du logiciel libre.

    Ces licences, qui peuvent permettre de restaurer une relation de réciprocité entre le secteur marchand et les communs, rapprochent le coopérativisme du mouvement du logiciel libre tout en préservant l’esprit des communs.

    Quel rôle l’État doit-il adopter vis-à-vis de ces modèles alternatifs ?

    Les communs offrent une formidable opportunité de renouveau démocratique en permettant une co-construction avec l’État d’actions publiques nouvelles et adaptées aux crises écologique, sociale et sanitaire.

    Ce qui est certain c’est qu’en l’absence de dispositifs financiers et institutionnels adaptés à leurs spécificités, les modèles alternatifs ne peuvent se développer et se pérenniser. J’en veux pour preuve l’initiative Les Oiseaux de passage qui doit en grande partie son développement à l’attribution du statut de jeune entreprise innovante (JEI). Cependant, ce ne fût pas sans difficulté car cette plateforme a longtemps eu du mal à se voir reconnaître comme étant innovante. Il y a sans doute des dispositifs à créer ou à modifier dans l’écosystème de l’innovation pour clarifier cette caractérisation et aider à la pérennisation de ce type d’initiatives, dont l’objectif est de mobiliser le numérique au service de projet solidaire, de transition socio-environnementale.

    Il y a aussi un véritable enjeu à lutter contre la précarité des contributeurs, phénomène bien connu dans le monde du logiciel libre. De nombreux acteurs de la communauté du logiciel libre vivent dans une précarité certaine. Il est donc primordial de s’attacher à réfléchir à des innovations institutionnelles pour sécuriser le travail des contributeurs aux communs.

    Enfin, au sein de l’équipe du rapport TAPAS, nous avons pointé l’opportunité d’un rapprochement entre les communs (numériques et non-numériques) avec l’acteur public. Il est essentiel qu’un espace autre que purement marchand, obéissant à une rationalité autre qu’instrumentale, se développe pour déployer les communs. Il faut enseigner que les communs peuvent être le lieu de solidarités citoyennes, comme le souligne Alain Supiot, inscrites dans les territoires. A cette échelle, les communs peuvent participer à la construction de politique de transition avec les collectivités locales dans les domaines qui leur incombent comme le transport, l’habitation, la qualité de l’eau, l’alimentation…Pour ce faire, l’État doit avoir un rôle facilitateur qui va au-delà du seul soutien financier. A côté d’une régulation contraignante à destination des GAFAM, l’état peut mettre en place une régulation habilitante visant à soutenir les alternatives, dans le respect de leur identité et de leurs spécificités. Cela peut être par la mise à disposition de ressources matérielles ou immatérielles, comme l’initiative “Brest en communs” où la ville a fourni des réseaux d’accès Wifi ouverts et gratuits sur le territoire, par exemple. Finalement, là où il existe des zones où le service public est défaillant ou absent, les communs offrent une formidable opportunité de renouveau démocratique en permettant une co-construction avec l’État d’actions publiques nouvelles et adaptées aux crises écologique, sociale et sanitaire.

    Corinne Vercher-Chaptal , Professeure Université Sorbonne Paris Nord.

    Pour aller plus loin :
  • Comment mettre en avant les communs au travail ?

    Odile Chagny nous éclaire sur la manière dont les communs transforment le travail. Elle est économiste à l’Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) et co-fondatrice du réseau Sharers et Workers. Cet article a été publié le 25 janvier 2023 sur le site de cnnumerique.fr et est remis en partage ici, les en remerciant.

    Qu’est-ce que Sharers & Workers ?

    Sharers & Workers est un réseau d’animation de l’écosystème autour des transformations du travail en lien avec la transformation numérique. Initialement centrés sur l’économie des plateformes, les travaux du réseau se sont recentrés sur les problématiques de l’IA et des données depuis 2019. Notre objectif est de faire se rencontrer des acteurs de la recherche, des acteurs de la transformation numérique en entreprise et des acteurs syndicaux pour appréhender collectivement ces transformations. Nous avons deux convictions :

    • l’économie numérique et le numérique sont vecteurs de bouleversements profonds pour les marchés et les acteurs économiques et sociaux préexistants. Ces nouveaux modèles d’affaires nous amènent nécessairement à renouveler nos façons de penser et d’agir sur le travail, les compétences, les relations de travail, les formes de représentation, les façons de partager la valeur etc. 
    • Il nous semble nécessaire de croiser les points de vue et de mettre en relation l’ensemble des parties prenantes, qui n’ont pas toujours les mêmes approches, afin de mieux appréhender ces transformations. 

    Comment le réseau Sharers & Workers s’est-il emparé de la question des communs ?

    Le numérique permet une production collaborative étendue et une gouvernance ouverte. Autant de formes d’organisation et de modèles que l’on retrouve très souvent dans les communs et les communs numériques, très étudiés sous l’angle de la ressource et de la gouvernance, mais assez peu sous celui des modèles de travail sous-jacents. Nous nous intéressons à cette dimension, souvent moins explorée dans la littérature scientifique : le travail en commun ou produisant des communs génère-t-il des conditions et des organisations de travail spécifiques ?
    Nous avons porté ce questionnement dans le cadre du Transformateur Numérique, un dispositif d’innovation collaborative porté par l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) et la Fing (Fédération Internet Nouvelle Génération) et qui vise à accélérer les initiatives mettant le numérique au service de la qualité de vie au travail. La huitième édition du Transformateur a ainsi été organisée en 2018 en partenariat avec le Groupe Chronos et Sharers & Workers avec pour thème : “Travails et communs, travail en commun, vers de nouvelles organisations du travail ?”. 

    Par la suite, ces rencontres se sont formalisées par la mise en place d’une expérimentation soutenue par le Fact (Fonds pour l’amélioration des conditions de travail de l’Anact). Dans ce cadre, nous avons accompagné six structures de l’écosystème des communs pour expérimenter de nouvelles formes d’organisations, de collaboration, d’encadrement de l’activité et d’innovation sociale, tout en mettant ces initiatives en réseau pour qu’elles se nourrissent mutuellement. Ces structures avaient toutes la particularité de mobiliser les potentialités offertes par le numérique, que ce soit pour la production de communs numériques, pour l’organisation du travail ou de la coopération… Il ne s’agissait absolument pas de s’interroger sur la gouvernance ou le statut de ces structures mais plutôt d’étudier comment mettre en avant les valeurs liées au communs dans les modalités de travail et d’organisation.

    À ce sujet, qu’avez-vous observé ? En quoi les communs sont-ils des modèles d’organisation du travail spécifique ?

    Notre travail a ainsi permis de formaliser des règles et processus qui étaient auparavant implicites, en s’adaptant à la volonté d’auto-organisation et de co-construction qui leur est chère.

    L’organisation et les objectifs de ces structures étant différents de ceux des entreprises “traditionnelles”, les façons de travailler et de reconnaître le travail le sont aussi et posent la question des outils mis à disposition des communs à ce titre.

    La difficulté commune à ces six structures était finalement de réussir à faire fonctionner des collectifs aux engagements variables et inégaux, avec certains contributeurs particulièrement sur-sollicités. Le suivi que nous avons mené a ainsi montré que ceci est notamment dû à l’absence de définition des concepts organisationnels mis en œuvre : comment mesurer et reconnaître la contribution et le contributeur, comment le rétribuer, comment gérer une collectif de contributeurs, comment évaluer les compétences, comment gérer les conflits…

    Il ressort également de nos observations que cette carence définitionnelle va de pair avec une grande difficulté à trouver un équilibre entre horizontalité et verticalité. Ces structures cherchent à remettre en question la subordination hiérarchique, à tendre vers des formes plus distribuées du pouvoir, à s’éloigner de la logique du “command and control” pour aller vers des formes de coopération plus horizontales. Elles cherchent aussi à expérimenter des “modèles organisationnels distribués » de production des communs, ce qui floute encore davantage la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’entreprise et, de fait, de ses travailleurs. Toutefois, ces initiatives peuvent générer une certaine incompréhension voire frustration de la part des parties prenantes qui peuvent même mettre en péril les collectifs. Il s’agit enfin de rétribuer correctement le travail pour éviter un épuisement des contributeurs, ce qui sous-entend de savoir mesurer et évaluer le travail en amont. Notre travail a ainsi permis de formaliser des règles et processus qui étaient auparavant implicites, en s’adaptant à la volonté d’auto-organisation et de co-construction qui leur est chère.

    Nous avons aussi pu être amenés à expérimenter des dispositifs organisationnels nouveaux. Nous sommes face à des structures qui ne veulent pas poser la question du statut juridique : CAE, SCOP, SCIC… ce n’est pas leur préoccupation. Elles se demandent plutôt comment favoriser une approche du travail par les communs et comment s’outiller à cet égard. Il faut donc chercher d’autres modes de construction et d’outils pour gérer une entreprise, que ce soit en matière de gestion des conflits, des compétences, de la rétribution, de la coopération, de l’identification du travail, voire de la carrière. Tous ces mots-là, dont le Code du travail traite, il faut les réinterroger dans le cadre du commun. Par exemple, l’une des structures que nous avons accompagnées réfléchit depuis plusieurs années à la création d’un CDI communautaire : pourquoi aurait-on un contrat pour une seule personne et pas pour deux ? Ils ont ainsi répondu à des offres d’emploi pendant l’expérimentation avec deux personnes pour un même poste. Nous les avons fait accompagner par des juristes travaillistes de l’université de Lyon II. Ce sont des expérimentations très préliminaires et difficiles à mener parce qu’on est aux frontières de ce que permet le Code du travail. 

    Vous avez co-écrit avec Amandine Brugière un article intitulé “De la production de communs aux communs du travail”[1], comment définissez-vous ces communs du travail ?

    Il est très difficile de faire fonctionner sur la durée un collectif de travail ouvert, en l’absence de définition claire de cette ouverture. On observe en fait une tyrannie de l’absence de structure.

    La littérature fait apparaître deux principales approches des communs. La première, emmenée par Elinor Ostrom, part des ressources partagées pour ensuite étudier les règles qui en régissent les usages collectifs. La seconde approche, celle du “commoning” et notamment reprise par Pierre Dardot et Christian Laval, s’intéresse davantage au processus même de production d’un commun. C’est la continuité de celle-ci que nous nous sommes inscrites, car même si on a une ressource et une gouvernance, sans contributeur cela reste une coquille vide. Toutefois, dans les deux approches, l’accent est mis sur les règles juridiques voire politiques qui découlent de ces modèles, mais très peu sur les transformations organisationnelles qu’ils engendrent, c’est-à-dire la façon dont les ressources, les processus et les rapports sociaux sont mis en place par le collectif pour atteindre leurs buts.

    Nous avons identifié un écueil supplémentaire à ceux régulièrement pointés dans la littérature sur les communs : outre la surexploitation de la ressource et la difficulté à pérenniser le collectif de contributeurs – qui est réel, il y a un vrai enjeu d’épuisement du commoner. Il est très difficile de faire fonctionner sur la durée un collectif de travail ouvert, en l’absence de définition claire de cette ouverture. On observe en fait une tyrannie de l’absence de structure (pour reprendre les termes de la militante Jo Freeman) : toutes les organisations ont besoin de poser des règles structurelles, tout en s’émancipant des cadres traditionnels existants. Un équilibre doit donc être trouvé – et c’est là toute la difficulté – entre la liberté des personnes à s’engager volontairement dans ces projets et la nécessité de répartir, discuter, vérifier, évaluer même des tâches et responsabilités à chacun pour s’assurer de la bonne marche du projet. 

    Selon vous, comment devrait intervenir l’État vis-à-vis de ces structures et à leurs contributeurs ?

    Pour moi il s’agit d’abord d’une question de droit à l’expérimentation. Les expérimentations menées sont systématiquement hors-champ du Code du travail, et créent donc des risques juridiques. L’État pourrait porter davantage d’attention à ces innovations.

    Pour moi il s’agit d’abord d’une question de droit à l’expérimentation. Les expérimentations menées sont systématiquement hors-champ du Code du travail, et créent donc des risques juridiques. L’État pourrait porter davantage d’attention à ces innovations, qui ne sont pas des innovations de structure juridique mais d’organisation du collectif et du travail qui cherchent à mettre en avant des formes inédites et inconnues de coopération : comment les outiller et les accompagner ? Par nos expérimentations, nous avons parfois recréé du droit, mais il faudrait formaliser tout cela.

    Il faudrait aussi proposer des dispositifs adaptables : on ne peut pas mettre en place la même solution partout, cela ne fonctionne pas. Nous sommes face à des structures dont les valeurs portées relèvent d’un engagement politique, qu’elles déclinent dans tous leurs rouages. Elles ont donc besoin de s’approprier les outils. C’est une erreur de considérer que l’on peut avoir un dispositif générique. Par exemple, le droit créé autour de l’économie sociale et solidaire (ESS) n’apporte pas toutes les réponses ; notamment, il ne propose pas de solution pour rétribuer la contribution ouverte et ce droit concerne  des structures qui demeurent dans une logique marchande. Donner la possibilité à ces organisations de construire elles-mêmes leurs propres outils participe autant de l’accompagnement que l’accompagnement en lui-même. J’ai constaté une réticence forte à accepter des solutions émanant du du pouvoir exécutif ou du législateur. Il faut absolument éviter toute logique descendante.

    Enfin, on pourrait davantage s’inspirer des initiatives et des idées qui germent dans ces collectifs, notamment au sein de l’État dans une logique ascendante. Je pense que l’État peut aider à l’expérimentation, mais aussi regarder ce que les autres ont produit pour éventuellement le reprendre à son compte, l’étendre, le faciliter… L’État pourrait par exemple accepter d’avoir ces structures comme prestataires. La commande publique est un réel levier à cet égard.

    Odile Chagny, économiste, chercheuse à l’Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) et co-fondatrice du réseau Sharers et Workers.

    [1] BRUGIÈRE, Amandine & CHAGNY, Odile. “De la production de communs aux communs du travail”. La Revue des conditions de travail, n°12, juillet 2021.”

  • Un référentiel de compétences pour former à la sobriété numérique

    Le numérique est omniprésent dans notre quotidien et le déploiement indifférencié de ses usages semble inéluctable. Or, ses impacts environnementaux sont déjà alarmants. En 2019, il était responsable de 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et son empreinte carbone risque d’augmenter de 60% en France d’ici à 2040. Le sujet est d’autant plus préoccupant que les nouveaux déploiements massifs de technologies comme l’intelligence artificielle générative, la blockchain ou les objets connectés augmentent déjà considérablement la demande en équipements numériques et en énergie.

    Cette dernière devrait par exemple doubler en seulement 3 ans rien que pour alimenter les centres de données.

    IEA - Electricity 2024, Analysis and forecast to 2026
    IEA – Electricity 2024, Analysis and forecast to 2026

     

    Afin d’envisager d’infléchir la tendance et de se diriger collectivement vers un usage plus soutenable des technologies numériques, il apparait essentiel d’activer un maximum de leviers possible, comme par exemple :
    – accélérer la réduction de la consommation de ressources des produits et services numériques ;
    – repenser les usages des outils et services numériques aux différentes échelles, individuelles comme collectives.

    Le programme Alt Impact (https://altimpact.fr), coporté par l’ADEME, l’INRIA et le CNRS, a comme objectif de réduire les impacts environnementaux du numérique en France par le déploiement de la démarche de sobriété numérique. On définie celle-ci comme :

    « Dans un contexte où les limites planétaires sont dépassées, la sobriété numérique est une démarche indispensable qui consiste, dans le cadre d’une réflexion individuelle et collective, à questionner le besoin et l’usage des produits et services numériques dans un objectif d’équité et d’intérêt général. 
    Cette démarche vise à concevoir, fabriquer, utiliser et traiter la fin de vie des équipements et services numériques en tenant compte des besoins sociaux fondamentaux et des limites planétaires.

    Pour cela il est nécessaire d’opérer des changements de politiques publiques, d’organisation, des modes de production et de consommation et plus globalement de mode de vie.  

    La sobriété numérique est donc complémentaire à une démarche d’efficacité qui ne peut répondre à elle seule aux enjeux cités.  
    Son objectif est de réduire les impacts environnementaux du numérique, de façon absolue. »

    L’une des missions du programme Alt Impact est de déployer et de massifier la formation à la sobriété numérique, comme première étape essentielle du passage à l’action.

    Pour accompagner les créateurs de contenus de formations, nous avons réalisé dans le cadre du programme un référentiel de compétences accessible à tous, SOBRIÉTÉ NUMÉRIQUE : Référentiel de compétences socles pour tous, en milieu professionnel (https://hal.science/hal-04752687v1).

    Ce référentiel de compétences socles vise à recenser les savoirs et savoirs-faire à maîtriser en matière de sobriété numérique pour les professionnel.le.s de tous secteurs.

    Il propose une approche structurée en cinq blocs de compétences, qui reposent sur :
    – La capacité à situer les impacts du numérique dans une perspective systémique, en comprenant les enjeux environnementaux globaux liés au cycle de vie des équipements ;
    – La nécessité de savoir estimer les impacts de ses activités professionnelles sur l’environnement ;
    – L’importance de repenser ses usages et de mettre en place des actions concrètes de sobriété, que ce soit à l’échelle individuelle, collective ou organisationnelle.

    Ce référentiel de compétences a été pensé pour être un outil structurant, au service de l’émergence d’usages numériques respectant les limites planétaires. Ce cadre commun est important pour mettre en œuvre une transformation à l’échelle systémique, en permettant à tous les acteurs d’accompagner la mise en place d’une dynamique collective – qu’ils soient des professionnels du secteur, des entreprises, des administrations publiques ou des citoyens. La formation est en cela un levier incontournable pour outiller les individus et les organisations, en leur permettant notamment d’identifier les freins et les ressources mobilisables dans une perspective de sobriété numérique.

    Bonne lecture !

    Françoise Berthoud (CNRS), Lydie Bousseau (ADEME), Chiara Giraudo (CNRS), Nadège Macé (Inria), Dylan Marivain (ADEME), Benjamin Ninassi (Inria), Jean-Marc Pierson (IRIT, Universtié de Toulouse). 

  • La souveraineté numérique avec le logiciel libre, grande absente de la campagne pour les Européennes en France

    L’apport du logiciel libre pour la souveraineté numérique notamment en Europe commence à être compris. Pourtant, on peut s’inquiéter de l’absence de ce sujet dans la campagne pour les Européennes en France. Stéphane Fermigier, coprésident de l’Union des entreprises du logiciel libre et du numérique ouvert (CNLL, Conseil national du logiciel libre) aborde le sujet. Pierre Paradinas et Serge Abiteboul

    La souveraineté numérique, que nous définirons comme une autonomie stratégique pour les États, les entreprises et les citoyens dans le domaine du numérique (logiciels, données, matériels, infrastructures…), apparaît sous-représentée dans le débat politique actuel, en particulier en France où la campagne pour les élections européennes ne met pas suffisamment en lumière cet enjeu crucial. Ce manque d’attention est préoccupant compte tenu de l’importance croissante des technologies numériques dans notre société et de notre dépendance envers des acteurs principalement américains et asiatiques.

    Un peu de contexte

    Le logiciel libre, ou open source, représente un pilier fondamental pour atteindre la souveraineté numérique. Ce type de logiciel, dont le code source est public et que chacun peut modifier, améliorer et redistribuer, accélère l’innovation ouverte, évite l’enfermement technologique (lock-in) au sein de plateformes propriétaires et renforce l’autodétermination numérique des utilisateurs. Selon la Commission européenne, l’open source « accroît notre capacité à agir de manière indépendante pour préserver nos intérêts, défendre les valeurs et le mode de vie européens et contribuer à façonner notre avenir.”

    En dépit d’une contribution économique significative — représentant 10 % du marché des logiciels et services informatiques en France, soit plus de 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel — le logiciel libre ne reçoit pas l’attention politique proportionnelle à son impact. La législation française, notamment la Loi pour une République Numérique de 2016, a bien tenté de promouvoir son usage dans l’administration publique en “encourageant” son adoption, mais les initiatives restent insuffisantes.

    À l’échelle de l’Union européenne, des efforts ont été entrepris, comme en témoignent les Stratégies Open Source de la Commission européenne pour les périodes 2014-2017 et 2020-2023, qui visent à augmenter la transparence, à améliorer la sécurité des systèmes informatiques et à stimuler l’innovation au sein des services publics. Toutefois, pour que l’Europe progresse réellement vers une autonomie numérique, il est essentiel que ces engagements soient non seulement renouvelés pour la mandature à venir du Parlement et de la Commission, mais aussi significativement élargis pour impacter plus que les services informatiques de la Commission, si importants soient-ils.

    Les grands partis français aux abonnés absents

    Le CNLL, qui représente la filière française des entreprises du logiciel libre, a élaboré et diffusé un questionnaire auprès des principaux partis candidats aux Européennes de juin. Aucun des grands partis sollicités à de multiples reprises et par différents canaux n’a donné suite.

    Cette absence de réponse des grands partis est la marque soit d’un désintérêt, soit d’une absence d’expertise sur ces sujets cruciaux, et dans tous les cas nous apparaît comme une faute majeure face aux enjeux.

    À ce jour, seuls deux petits partis, Volt France et le Parti Pirate, ont répondu à ce questionnaire (réponse de Voltréponse du Paris Pirate), en reconnaissant pleinement l’importance de la souveraineté numérique et en proposant des stratégies claires pour intégrer davantage le logiciel libre dans la politique numérique européenne.

    Le Parti Pirate, fidèle à son engagement historique envers l’idéologie du logiciel libre, adopte le slogan “argent public, code public”, qui affirme que tous les logiciels financés par des ressources publiques doivent être libres et ouverts. Cette position s’inscrit dans une vision plus large visant à transformer l’administration publique en intégrant le logiciel libre pour renforcer l’indépendance, la transparence et réduire les coûts.

    Volt France, de son côté, reconnaît également le rôle stratégique du logiciel libre dans la quête de souveraineté numérique, mais adopte une approche qui inclut la création d’une infrastructure numérique européenne autonome. Ils envisagent des mesures législatives et des financements spécifiques pour soutenir le logiciel libre, y compris un Small Business Act européen qui garantirait un soutien aux PME, notamment celles offrant des solutions de cloud et de logiciels libres. Cette initiative vise à favoriser la compétitivité et à réduire la dépendance vis-à-vis des géants technologiques non européens.

    En comparaison, le Parti Pirate se concentre davantage sur les aspects éthiques et communautaires de la technologie, cherchant à démocratiser l’accès au logiciel libre et à en faire une norme dans toute l’administration publique, alors que Volt aligne ses initiatives sur les objectifs stratégiques plus larges de l’Union européenne, visant à positionner le continent comme un acteur compétitif et indépendant sur la scène numérique mondiale. Les deux partis promeuvent par ailleurs une intégration approfondie du logiciel libre dans les systèmes éducatifs pour sensibiliser et éduquer la prochaine génération sur les avantages de l’open source.

    Que faire?

    Les réponses de Volt France et du Parti Pirate, ainsi que celle des principaux partis allemands à un questionnaire similaire à celui du CNLL, nous donnent la matière à relancer le débat public sur la souveraineté numérique et le soutien à l’écosystème du logiciel libre en France et en Europe, en alignant de nombreuses propositions concrètes, au niveau national comme européen, autour d’une stratégie cohérente et volontariste, visant entre autres à soutenir un écosystème européen robuste de développeurs et d’entreprises spécialisées dans l’open source.

    En premier lieu, il faut donner la priorité aux solutions open source dans les marchés publics, sauf lorsque des alternatives propriétaires sont absolument nécessaires. L’adoption d’une politique « Open Source First » au niveau de l’UE garantira que tous les nouveaux projets numériques financés par l’UE examinent d’abord les options open source. De plus, la stratégie numérique de l’UE devra être renouvelée pour inclure un soutien spécifique aux projets open source, en proposant des directives claires pour leur adoption et leur maintenance.

    Pour financer efficacement cette transition vers l’open source, il faudra allouer au moins 10 % du budget numérique de l’UE au soutien direct de ces projets. Cela inclut des subventions pour la recherche et le développement, la création d’un fonds permanent pour l’open source visant à assurer l’amélioration continue et la sécurité des systèmes, ainsi que l’implémentation de métriques pour suivre et rapporter les progrès.

    Le soutien aux petites et moyennes entreprises (PME) européennes spécialisées dans l’open source est également crucial, en leur garantissant une part significative de la commande publique (“Small Business Act”), par des allégements fiscaux ciblés et des subventions spécifiques, et par la facilitation de l’accès aux programmes de recherche financés par l’UE. Un réseau de clusters ou de hubs d’innovation open source à travers l’Europe fournira un soutien technique et commercial essentiel, ainsi que des fonds de démarrage pour les start-up du secteur.

    En outre, pour combattre la pénurie de compétences et améliorer la compréhension des technologies ouvertes, il est vital d’intégrer l’éducation au logiciel libre (en tant qu’outil aussi bien qu’objet d’étude) dans les curriculums à tous les niveaux de l’éducation et par un soutien à des formations professionnelles, initiale et continue. L’UE pourra également financer une large campagne de sensibilisation aux avantages des technologies et des solutions open source.

    Pour finir ce survol rapide, l’implication des communautés open source dans les processus législatifs et réglementaires est indispensable. La création d’un conseil consultatif européen sur l’open source, représentatif de la diversité de l’écosystème, permettra une interaction continue et productive entre les décideurs et la communauté open source, enrichissant ainsi la formulation des politiques numériques avec des recommandations éclairées et pragmatiques.

    Observons qu’aucune de ces propositions ne tranche par sa radicalité. Pour ne donner qu’un exemple, la préférence pour le logiciel libre dans la commande publique est déjà inscrite dans la loi en Italie depuis 2012 et en France, pour le secteur plus restreint de l’enseignement supérieur, depuis 2013. La France se distingue par ailleurs par la notion d’ “encouragement” à l’utilisation du logiciel libre par l’administration, ainsi que l’obligation de “préserver la maîtrise, la pérennité et l’indépendance de [ses] systèmes d’information”, inscrites dans la loi République Numérique de 2016. D’autres propositions sont directement inspirées de rapports parlementaires, comme celui du député Philippe Latombe sur la souveraineté numérique.

    Conclusion

    La souveraineté numérique, bien que cruciale pour l’autonomie stratégique de l’Europe, est négligée dans la campagne actuelle pour les élections européennes en France. Seuls Volt France et le Parti Pirate ont réellement abordé ce sujet, et ont mis en avant l’importance des logiciels libres et de l’open source comme pilier de cette souveraineté. Leurs propositions convergent vers un renforcement de l’utilisation du logiciel libre dans les administrations publiques, l’éducation et le secteur privé pour garantir une Europe plus autonome et moins dépendante des géants technologiques extra-européens.

    Il est essentiel que d’autres partis prennent également position sur ces enjeux pour enrichir le débat et proposer une politique numérique européenne cohérente et dynamique. Les mesures proposées, telles que l’adoption généralisée de solutions et technologies ouvertes, le soutien financier accru aux PME du secteur de l’open source, et la formation axée sur les technologies libres, sont fondamentales pour construire un écosystème numérique robuste et ouvert. Cela implique aussi et avant tout une volonté politique affirmée doublée d’une vision systématique, et notamment une collaboration étroite entre tous les acteurs de l’écosystème numérique européen ouvert. La prochaine législature européenne a ainsi une opportunité, mais également une responsabilité, de repenser profondément notre approche du numérique afin de construire un avenir numérique plus résilient et autonome pour l’Union européenne.

    Stéfane Fermigier, co-président du CNLL et fondateur d’Abilian
     


  • Vive les communs numériques !

    Un des éditeurs de Binaire, Pierre Paradinas a lu le livre de Serge Abiteboul & François Bancilhon, Vive les communs numérique ! Il nous en dit quelques mots gentils. Binaire.

    Vive les communs numériques ! - Logiciels libres, Wikipédia, le Web, la science ouverte, etc.

    Le livre de Serge et François, Vive les communs numériques ! est un excellent livre -oui, je suis en conflit d’intérêts car les auteurs sont de bons copains.

    C’est un livre facile et agréable à lire, mais sérieux et extrêmement bien documenté sur la question des communs numériques. En effet, nos deux collègues universitaires, scientifiques et entrepreneurs expliquent, explicitent et démontent les rouages des communs numériques.

    Partant de l’exemple d’un champ partagé par les habitants d’un village, ils définissent les communs numériques et nous expliquent ce qu’ils sont, et pourquoi certains objets numériques (gratuits ou pas) ne peuvent pas être considérés comme des communs numériques. L’ensemble des communs numériques sont décrits, allant des données, au réseau en passant par l’information, les logiciels et la connaissance.

    Une partie est consacré au « comment ça marche », qui nous donne des éléments sur les communautés au cœur du réacteur des communs numériques, sans oublier les licences qui doivent accompagner systématiquement un élément mis à disposition sous forme de commun numérique. Enfin, comme le diable est dans le détail, les auteurs nous expliquent la gouvernance des communs numériques et les vraies questions de gestion des communs numériques.

    Le livre explore aussi les liens avec les entreprises des technologies informatiques -parfois très largement contributrices au logiciel libre-, comme Linux, les suites bureautiques ou les bases de données dont nos deux auteurs sont des spécialistes reconnus.

    Le livre est enclin à un certain optimisme qui reposes sur les nombreuses opportunités offertes par les communs numériques. De même, on apprécie le point évoqué par les auteurs de la souveraineté numérique où les communs numériques sont analysés pour l’établir, la développer et la maintenir. Par de nombreux exemples, les communs numériques permettent une plus grande prise en compte des utilisateurs, ce qui devrait conduire à des solutions technologiques mieux adaptées.

    Si vous voulez comprendre les communs numériques, courez vite l’acheter ! Si vous voulez compléter vos cours sur les données ouvertes et/ou le logiciel libre, c’est l’ouvrage de référence.

    Le livre est très riche, il compte de nombreux encadrés, consacrés à des communs numériques ou à des personnalités ; il contient aussi un lexique, une bibliographie et une chronologie qui complètent l’ouvrage. Écrit avec passion, c’est un plaidoyer richement documenté. Vive les communs numériques !

    Pierre Paradinas

    PS : Le livre sera en accès ouvert à partir de décembre 2024 😀

     

  • ASDN #52 – Vive les communs numériques !

    ASDN, Aux sources du numérique

    En vidéo ou IRL : le Tank, 32 rue Alexandre Dumas, 75011

    Mercredi 13 mars, à 8h30

    S’inscrire

    Co-organisé par Renaissance Numérique et le Conseil national du numérique, le cycle de rencontres « Aux sources du numérique » (ASDN) est un rendez-vous régulier avec des auteurs d’ouvrages récents sur le numérique. Ces rencontres, en partenariat avec Le Tank, ouvertes à toutes et tous, ont pour but d’écouter leurs analyses sur les enjeux soulevés par la transformation numérique de la société et d’en discuter.

    Pour la 52ème édition d’ASDN, nous recevrons Serge Abiteboul et François Bancilhon pour échanger autour de leur livre Vive les communs numériques ! Logiciels libres, wikipedia, le web, la science ouverte, etc (Odile Jacob 2024).

    • Serge Abiteboul est un informaticien, membre du laboratoire d’informatique de l’ENS et directeur de recherche Inria.
    • François Bancilhon a été chercheur à Inria et à l’université Paris XI, ­créateur et dirigeant de plusieurs entreprises dans le domaine du logiciel libre et du big data.

    Venez en parler avec les auteurs, le Conseil national du numérique et Renaissance numérique !

    Intervenants

    Serge Abiteboul, Informaticien et directeur de recherche, Inria et ENS
    François Bancilhon, Dirigeant d’entreprises et ancien chercheur
     

    Animation

    Margot Godefroi, Rapporteure, Conseil national du numérique
    Nicolas Vanbremeersch, Président, Renaissance Numérique
     
    Site des communs numériques sur binaire : https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/
     
     
  • DAO : la gouvernance des communs par du code

    Primavera De Filippi est une juriste, directrice de recherche au CNRS, et research fellow au Berkman Klein Center for Internet & Society de l’Université Harvard. Elle est également militante des communs numériques notamment à l’association Creative Commons, et à l’Open Knowledge Foundation. Elle a publié en 2018 “Blockchain and the Law” chez Harvard University Press. Elle est aussi artiste.DAO : la gouvernance des communs par du code
    Ce texte est co-publié en commun avec Conseil National du Numérique dans le cadre de notre rubrique sur les communs numériques.

    Primavera De Filippi, Wikipédia

    F&S : qu’est-ce qui t’a conduite à étudier des sujets comme la blockchain ou les DAO ?

    Primavera : je m’intéresse depuis longtemps aux communs, les Creative Commons, et aux formes décentralisées de production, de création. Je me suis intéressée aux blockchains et aux DAO parce ce que ces technologies permettent, facilitent et nécessitent des formes nouvelles de gouvernance des communs.

    F&S : on va supposer que les lecteurs de binaire sont déjà familiers des blockchains. Pourrais-tu leur expliquer rapidement ce que sont les DAO et la place que tiennent les smart contracts dans ces organisations ?

    Primavera : commençons par le smart contract. C’est un programme informatique qui sert à contrôler ou documenter automatiquement des actions entre des personnes (physiques ou morales) suivant les termes d’un accord ou d’un contrat entre elles. Une DAO (decentralized autonomous organization), en français organisation autonome décentralisée, est une organisation qui fonctionne grâce à des smart contracts. Le code qui définit les règles transparentes de gouvernance de son organisation est inscrit dans une blockchain.

    F&S : nous nous intéressons aux communs. Que peuvent apporter les DAO aux communs ?

    Primavera : les communs visent à gérer le partage de ressources par une communauté. Cette communauté a besoin de suivre des règles, et d’une gouvernance. Une DAO peut procurer cette gouvernance.

    F&S : mais un commun n’est pas figé. Il évolue naturellement. Comment la DAO peut-elle s’adapter à de telles évolutions ?

    Primavera : le smart contract doit évoluer et ce n’est pas simple une fois que la DAO fonctionne. Il faut avoir prévu des mécanismes pour de telles évolutions avant même son lancement. Cela peut-être des paramètres que la communauté modifie. Parfois, les fondateurs peuvent prévoir aussi des procédures pour faire évoluer le code. Enfin, l’ensemble de règles qui définissent le smart contract (son code) peut être lui-même une ressource d’une autre DAO. Cette seconde DAO est utilisée pour faire évoluer le code.

    F&S : quelle est la valeur légale d’un smart contract ? Peut-on le voir comme un contrat ?

    Primavera : non, un smart contract n’est pas un contrat au sens juridique du terme. Mais dans son esprit, cela peut être vu comme un accord entre deux parties. Si les deux parties agissent de manière éclairée, cela peut être vu comme un contrat juridique implicite. De fait, on dispose d’assez peu de jurisprudence sur ce sujet et la loi n’apporte pas de vraie reconnaissance aux smart contracts.

    F&S : que se passe-t-il à la friction avec le monde physique, le monde légal. Quelle est, par exemple, la valeur légale d’un achat passé par un individu sur une blockchain, ou par une DAO ?

    Primavera : on voit se multiplier ce genre de questions qui parlent de transferts d’un monde à l’autre. En fait, ce qui est passionnant dans la rencontre entre ces deux mondes, c’est que, dans le monde classique, le droit détermine la loi, alors, que dans ces mondes numériques, le code définit la loi. Il faut donc établir une reconnaissance juridique du code.

    F&S : mais concrètement, comment fait une DAO pour payer des employés ou louer des locaux ?

    Primavera : C’est compliqué parce que la DAO n’a pas de personnalité juridique. Une solution aujourd’hui qui ne marche pas parfaitement consiste à placer la DAO à l’intérieur d’une entité juridique ; on parle d’« enveloppe légale » (legal wrapper). Cela conduit à des entités qui sont semi technologiques et semi juridiques. Mais même si on prétend que ces deux entités forment un seul corps, ce n’est en réalité pas le cas.

    F&S : est-ce que cela ne pose pas des questions de gouvernance et de responsabilité ?

    Primavera : c’est bien le problème. L’entité juridique a des acteurs qui sont supposés être responsables. Mais les actions de la DAO ne sont pas nécessairement alignées avec celles de l’entité juridique, parce que la gouvernance n’est pas la même.

    F&S : est-ce qu’on ne rencontre pas une situation semblable en cas de désaccords entre un commun, et la fondation qui le représente ? On pourrait penser, par exemple, à un désaccord entre le commun Wikipédia et la fondation Wikimédia.

    Primavera : ce n’est pas vraiment pareil. Dans le cas du commun et de sa fondation, on peut imaginer que la fondation contrôle le commun parce qu’elle en est une émanation. Si elle entre en conflit avec la communauté, la communauté va faire évoluer la fondation ou faire sécession. Pour ce qui est de la DAO, ce n’est pas possible.

    F&S : tu t’intéresses aussi au métavers. Pourquoi ?

    Primavera : le web est un monde décentralisé de contenus numériques. Toute la beauté d’internet et du web tient à l’interopérabilité qui est à leur base qui est source de partage. Cette interopérabilité est déjà mise à mal par des silos dans lesquels on veut vous confiner : les réseaux sociaux, les App… Dans cette lignée, les métavers sont des mondes virtuels a priori très centralisés. Comment peut-on les faire interopérer ?

    Par exemple, dans ces mondes, on possède des objets numériques que l’on peut acheter et vendre. Comment retrouver dans un de ces mondes un objet que j’aurais acheté dans un autre. C’est là que la blockchain et les non-fungible-tokens (NFT) deviennent intéressants. Avec un NFT, j’ai une preuve de propriété de mon achat d’un objet numérique. C’est une possibilité d’interopérabilité d’un monde à l’autre.

    Dans tous ces sujets qui m’intéressent, on retrouve ce même souhait de faire du monde numérique un commun, de refuser de se laisser enfermer dans des silos.

    Serge Abiteboul, Inria, et François Bancilhon, entrepreneur en série

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Ada et les communs numériques pour les jeunes

    Parce qu’il voulait expliquer à ses enfants son travail d’activiste du logiciel libre, Matthias Kirschner, président de la Free Software Foundation Europe, a écrit « Ada et Zangemann », un livre pour la jeunesse superbement illustré par Sandra Brandstätter.

    Il nous arrive parfois de découvrir une initiative qui entre en résonance avec une de nos passions. Plus rarement, nous en rencontrons une qui s’accorde avec plusieurs ; c’est le cas pour nous avec Ada & Zangemann.

    D’abord, il s’agit de médiation en informatique pour des jeunes, une passion que nous partageons. Ce livre arrive à présenter de façon ludique l’enseignement et la pratique de la programmation. Et puis il résonne avec un sujet phare de binaire, la parité en informatique. La codeuse est une fille. Yes ! Encore mieux, elle vient d’un milieu défavorisé, et le livre n’oublie pas les minorités ethniques ni les personnes handicapées.

    Binaire le répète en boucle : l’informatique est accessible à tous et toutes. Yes !Mais ce n’est pas tout. Le livre coche tellement de cases dans la catégorie des communs numériques que c’est presque trop beau. Il discute de logiciel libre, la mère de tous les communs numériques. Leurs avantages sont présentés de manière simple et compréhensible.

    Et puis, le livre est publié sous licence libre Creative Commons BY-SA. Enfin, sa traduction en français a été réalisé de manière collaborative, par 114 élèves de collèges et de lycées, leurs quatre enseignantes, l’ensemble étant coordonnée par Marion Gaudy et Thérèse Clerc de l’Association pour le développement de l’enseignement de l’allemand en France, sur une idée d’Alexis Kauffmann, chef de projets logiciels et ressources éducatives libres au ministère de l’Éducation nationale et fondateur de Framasoft.
    La publication de ce livre bénéficie d’ailleurs du soutien de la Direction du numérique pour l’éducation qui a souhaité rendre librement disponible sa version numérique pour en faire un commun numérique mis à disposition de toutes et tous.

    Et nous allions presque oublier : l’histoire est belle, sa lecture en est très agréable, les dessins sont superbes.

    L’histoire : Le misérable Zangemann veut diriger le monde depuis son ordinateur en or. Il sera défait par l’ingénieuse et ingénieure Ada, organisatrice de mobilisations contre le contrôle informatique et pour la liberté de l’usage des ordinateurs. Un point essentiel de son programme est de pouvoir choisir le parfum de sa glace, surtout quand on veut une glace à la framboise.

    Nous avons bien l’intention de l’offrir à des jeunes autour de nous, un cadeau sympa pour le nouvel an.

    Serge Abiteboul, Inria Paris & Thierry Viéville, Inria Bordeaux.

    « Ada & Zangemann » de Matthias Kirschner et Sandra Brandstätter, traduction coordonnée par Marion Gaudy et Thérèse Clerc, publiée chez C&F Éditions, décembre 2023.
    Parution le 1 décembre https://cfeditions.com/ada/

  • Communs numériques : explorer l’hypothèse des organisations frontières

    Louise Frion est doctorante en droit du numérique. Ses travaux portent sur les communs et la blockchain. Elle a récemment publié un papier de recherche sous la direction de Florence G’Sell intitulé Les communs numériques comme systèmes alternatifs de valeur. Ce papier a fait l’objet d’une discussion publique le à Sciences Po. Elle revient ici sur quelques points saillants de sa recherche.
    Ce texte est co-publié par le Conseil National du Numérique et par binaire, dans le cadre de notre rubrique sur les communs numériques.

    Louise Frion

    Dans votre papier de recherche, vous vous inscrivez dans la poursuite du travail réalisé par le groupe de travail sur les communs numériques conduit à l’initiative de la France au cours de la présidence française (rapport), notamment pour considérer les communs numériques comme un vecteur de renforcement stratégique pour l’Europe. Quels sont les arguments qui sous-tendent cette idée selon vous ?  

    Les communs numériques sont des outils utiles pour renforcer l’indépendance industrielle de l’Europe dans les secteurs les plus stratégiques.

    D’abord parce qu’ils renforcent la résilience de nos infrastructures numériques vitales grâce à des effets de réseau lié à leur nature même, en tant que biens non-rivaux. Dans le cadre de projets comme Python SciPy[1] ou Govstack[2], l’ouverture du code des briques logiciel incite les utilisateurs à corriger les bugs au fil de l’eau, voire à contribuer à l’écriture du code source pour le rendre plus efficace. Cela permet également de garantir la sécurité des infrastructures à moindre coût et de développer et de maintenir des composantes numériques réutilisables et interopérables entre elles. Cela renforce aussi l’indépendance des administrations publiques qui peuvent ainsi choisir les logiciels dont elles ont besoin pour un service public sans être dépendantes du logiciel d’une entreprise privée pour une application donnée.

    Ensuite, les communs numériques sont vecteurs d’innovation et de créativité car ils sont ouverts à tous et structurés de telle sorte que toute contribution malveillante ou inutile n’est pas valorisée. Il est de fait inintéressant pour un individu ou un groupe d’individu de dégrader un commun ou de tenter de l’orienter vers d’autres objectifs car sa valeur dépend de critères socio-économiques et non financiers. Leur contribution positive à l’économie européenne pourrait atteindre 65-95Mds€ de création de valeur pour 1Md€ d’investissement[3].

    Enfin, la transparence et l’auditabilité des communs numériques renforce la légitimité de nos institutions et a fortiori leur caractère démocratique, car ils offrent des outils permettant de construire des services publics et des algorithmes plus représentatifs de la diversité de nos sociétés. Ces outils réduisent les barrières artificielles qui existent entre producteurs et consommateurs de contenu, ce qui augmente mécaniquement l’offre de contenus numérique et a fortiori sa représentativité de la diversité de la société. À l’échelle locale, la plateforme open source Decidim réunit des municipalités, des organisations de quartier, des associations, des universités ou des syndicats pour configurer des espaces numériques dédiés à la participation citoyenne et les enrichir de fonctionnalités plus accessibles de type sondage, propositions de vote, suivi de résultats, etc.

    Pour autant, la diffusion de la culture et de la pratique des communs n’est pas évidente. À quels grands défis sont-ils confrontés aujourd’hui ?

    Les communs numériques sont confrontés aujourd’hui à trois grands défis.

    D’abord, ils souffrent d’une absence de cadre juridique dédié permettant de favoriser l’engagement durable et réciproque des commoners dans un commun numérique. Les politiques publiques sont davantage dans une logique d’exploitation de la production des commoners que de support actif et financier à la construction d’infrastructures qui pourraient décharger les commoners de certaines tâches et leur permettre de se concentrer sur les évolutions du code source et les algorithmes sous-jacents.

    Ensuite, les communs numériques font face à un risque de capture par des entreprises privées.  Les incitations économiques et sociales à préserver l’indépendance des commoners, dans un contexte où 96% de nos entreprises utilisent des composantes open source, sont insuffisantes à l’heure actuelle. Dans les nombreux « arrangements » entre commoners et entreprises pour développer et maintenir des projets open source, le pouvoir de négociation des commoners est trop souvent réduit. Cela se traduit par une augmentation du nombre de semi-communs, soient des espaces où commoners et salariés développent des solutions ensemble. Mais, par exemple avec le semi-commun Chromium qui coexiste avec Chrome, les contributeurs sont toutefois essentiellement des salariés de Google et ce sont des membres du management de Google qui choisissent in fine de mettre en place les modules développés dans Chromium dans Chrome, ce qui limite de facto le pouvoir de négociation des commoners.

    L’enjeu pour les communs numériques ici semble être de développer des incitations pour les commoners et pour les entreprises à réconcilier les deux visions qui s’opposent entre l’open source (Linus Torvalds) qui utilise les communs pour produire des solutions plus efficaces à moindre coût et le libre (Richard Stallman) où les utilisateurs ont le droit d’exécuter, de copier, de distribuer, d’étudier, de modifier ou d’améliorer tout logiciel.

    Enfin, dans un contexte de fracture numérique grandissante au niveau national (1 personne sur 6 en difficulté face au numérique en France d’après l’INSEE), les communs numériques sont encore trop éloignés de la plupart des citoyens sur le territoire national. Pour déployer leur plein potentiel, le principe digital commons first[4] n’est pas suffisant, il faut aussi que les communs numériques soient considérés comme des infrastructures essentielles par les pouvoirs publics. Cela permettrait d’impliquer davantage les citoyens dans leur construction, leur développement et leur entretien. Compter uniquement sur l’engagement bénévole des commoners pour atteindre des ambitions aussi fortes n’est pas viable à long-terme.

    Pour répondre aux défis auxquels font face les communs, vous défendez aussi l’hypothèse de créer des organisations frontières ? En quoi consistent de telles organisations ?

    Les « organisations frontières » sont des fondations à but non lucratifs qui ont pour objectif de régir les relations entre les communs numériques et les organisations avec lesquelles ces communs interagissent, comme par exemple les fondations Linux, Wikimedia, Apache.

    Elles permettent aux commoners de maintenir leur pouvoir de négociation pour éviter de se transformer indirectement en main d’œuvre des entreprises qui s’appuient sur leur travail. Ce faisant, elles maintiennent des frontières avec les grandes entreprises pour préserver l’indépendance des communs tout en attirant les meilleurs développeurs pour contribuer. Ces organisations ont trois fonctions : préserver des modalités de contrôle plurielles sur l’évolution du code, donner une voix aux entreprises sur l’évolution du projet et représenter les communautés qui gèrent les projets.

    Dans cette logique, les organisations frontières permettent de dissocier les intérêts convergents entre commoners et entreprises et de mettre en place des systèmes de collaboration qui ne menacent pas leurs intérêts divergents.

    La collaboration entre commoners et entreprise est mutuellement bénéfique car :

    • – L’intérêt des commoners est d’étendre le champ d’application des logiciels libres en s’appuyant sur les ressources des entreprises ; les problématiques commerciales entrainent des problèmes techniques intéressants à résoudre.
    • – Les entreprises ont intérêt à exploiter ce marché émergent à mesure qu’il gagne en popularité auprès des utilisateurs car cela leur donne accès à de l’expertise technique pour ensuite recruter, résoudre des problèmes complexes avec des experts, et augmenter leurs marges avec des frais de licences moins élevés.

     

    Mais leurs intérêts peuvent aussi diverger : les commoners veulent maintenir leur autonomie, une manière de collaborer informelle et non hiérarchique, et la transparence du code-source alors que les entreprises ont intérêt à influencer le projet dans le sens de leur stratégie, à ne pas divulguer trop d’information à leurs concurrents, en particulier sur leurs stratégies de lancement sur le marché et à mettre en place des processus de gouvernance plus formels pour garder la main sur l’évolution des projets dans le temps et mitiger les risques associés.

    Dans ce contexte, les organisations frontières fournissent des cadres de gouvernance qui atténuent les divergences entre commoners et entreprises et permettent de préserver les aspects les plus critiques des deux parties[5].

    Elles permettent aussi d’inciter les commoners à investir davantage de leur temps dans la maintenance du commun pour détecter plus rapidement des vulnérabilités cyber dans des infrastructures à grande échelle.

    O’Mahony et Bechky, deux chercheurs de l’Université de Californie, ont identifié quelques bonnes pratiques pour qu’une « organisation frontière » soit pleinement efficaces :

    • – Ses prérogatives doivent être cantonnées aux aspects légaux et administratifs et laisser les aspects plus techniques aux commoners et aux entreprises.
    • – Elles ne doivent avoir aucun rôle sur les décisions prises au niveau du code, le droit d’accepter ou de refuser une modification étant purement individuel (en fonction du mérite technique du code) en préservant l’autonomie des
    • – Leur capacité décisionnelle doit être limitée sur la temporalité de la sortie des nouvelles versions du logiciel, cette décision devant plutôt revenir à des développeurs sponsorisés par les entreprises, qui en retour leur donnent la visibilité nécessaire sur le développement du projet en cours[6].

     

    Louise Frion, doctorante en droit du numérique

    Propos recueillis par Serge Abiteboul et Jean Cattan

    [1] Bibliothèque open source dédiée aux calculs de mathématique complexes et à la résolution de problèmes scientifiques.

    [2] Partenariat public-privé-communs pour généraliser l’utilisation de communs numériques accessibles, fiables et durables pour les administrations publiques ; commun numérique pour développer et maintenir des composantes numériques réutilisables et interopérables pour les administrations.

    [3] Source : groupe de travail sur les communs numériques réunissant 19 États membres à l’initiative de la France pendant la présidence française.

    [4] Le fait de considérer d’abord des solutions open source avant d’implémenter tout nouveau service public.

    [5] Les auteurs utilisent les exemples de projets tels que Webserver, GUI Desktop pour rendre Linux plus accessible à des utilisateurs non techniciens, Compatibilité project et Linux distribution project pour illustrer ce point sur les organisations frontières.

    [6] Dans les projets décrits par O’Mahony et Bechky, les entreprises ne pouvaient pas contribuer en tant qu’utilisateurs mais ne pouvaient pas non plus intégrer des codes-sources sans garder la main sur leur développement. Pour résoudre ce conflit, elles ont embauché des commoners sur des projets spécifiques en ligne avec leurs intérêts qu’elles ont sponsorisés financièrement. L’adhésion des commoners devait toutefois être individuelle pour préserver l’indépendance du commun. Les fondations leur ont donc donné des droits spécifiques sur la propriété intellectuelle qu’ils ont contribué à créer.

  • Le logiciel libre, l’open source et l’Etat. Échange avec Stefano Zacchiroli

    Professeur en informatique à l’école Télécom Paris de l’Institut Polytechnique de Paris, Stefano Zacchiroli revient dans cet entretien sur les caractéristiques du logiciel libre qui en font un mouvement social de promotion des libertés numériques des utilisateurs. Nous publions cet entretien dans le cadre de notre collaboration avec le  Conseil national du numérique qui l’a réalisé.

    Ce texte est proposé par le Conseil National du Numérique et nous le co-publions conjointement ici, dans le cadre de notre rubrique sur les communs numériques.

    Qu’entendons-nous par les termes de logiciel libre et open source ? Quels mouvements portent-ils ?

    Le mouvement des logiciels libres vient principalement des sciences et des universités, où l’esprit de partage existe depuis la nuit des temps avant même l’arrivée de l’informatique. Bien avant l’utilisation du terme “logiciel libre”, les scientifiques se sont naturellement mis à partager les codes sources des modifications logicielles qu’ils faisaient sur leur ordinateurs pour les faire fonctionner.

    Autour des années 1980, cette pratique a été interprétée comme un mouvement de libération des droits des utilisateurs de logiciels, notamment grâce à Richard Stallman, ingénieur américain, qui a inventé le terme Free Software. L’idée de cette vision éthique et philosophique de pratiques qui existaient déjà est qu’il ne doit pas y avoir d’asymétrie entre les droits qu’ont les producteurs des logiciels (c’est à dire les développeurs aujourd’hui) et les utilisateurs de ces logiciels. Ce mouvement s’articule notamment autour des 4 libertés du logiciel libre promues par la Free Software Foundation fondée par Richard Stallman : la liberté d’utiliser le logiciel, celle de l’étudier, celle de re-distribuer des copies du logiciel et et enfin celle de le modifier et de publier ses versions modifiées. Si l’utilisateur bénéficie de ces libertés, alors il a les mêmes droits, voire le même pouvoir, que leurs créateurs sur les logiciels qu’il utilise.

    Quelques années plus tard, un autre mouvement est apparu : celui de l’open source. Ce dernier a la particularité d’adopter une stratégie marketing afin de promouvoir les idées du logiciel libre sous l’angle le plus intéressant aux yeux de l’industrie du logiciel. À l’inverse du mouvement porté par Richard Stallman, l’objectif n’est pas de porter un message de libération des droits des utilisateurs, mais de montrer que le développement de logiciels de manière collaborative, à l’instar du logiciel libre, est économiquement et techniquement plus efficace. En mobilisant des cohortes de développeurs issus des quatre coins du monde, on répond beaucoup plus rapidement aux besoins des utilisateurs. Si le code source d’un logiciel est libre, il sera mis à disposition de tous et tout développeur intéressé peut y contribuer pour tenter de l’améliorer, et ce de façon totalement gratuite. À l’inverse, le code source d’un logiciel propriétaire ne sera accessible qu’à son créateur et seul ce dernier pourra le modifier. Cette stratégie a très bien fonctionné et a été adoptée par les entreprises de l’informatique qui ont donné accès aux parties les moins critiques de leurs logiciels pour permettre à des bénévoles d’y contribuer, gagnant ainsi en souplesse de développement et en efficacité.

    D’un côté, on a donc un mouvement axé sur les libertés numériques et de l’autre, une stratégie axée sur l’optimisation et la réduction des coûts. Toutefois, quand bien même ces distinctions idéologiques sont bien présentes, les différences pratiques ne sont pas si nettes. En effet, les listes des licences de logiciels tenues par les organismes de chaque mouvement, la Free Software Foundation pour les logiciels libres, et l’Open Source Initiative pour l’open source, sont quasi identiques.

    Quelles sont les différences pratiques entre un logiciel libre et un logiciel propriétaire ?

    Les libertés garanties par le logiciel libre existent précisément parce que la plupart des logiciels propriétaires ne les assurent pas. Prenons en exemple 3 des libertés promues par le mouvement du logiciel libre.

    À première vue, la liberté de modifier le logiciel ne concerne pas les utilisateurs non aguerris, qui n’ont ni le temps ni les compétences pour le faire, ce qui est non sans lien avec une vision un peu élitiste à l’origine du mouvement. Il s’agit alors de donner les droits aux utilisateurs techniquement compétents pour les appliquer. En général, ce sont de grands utilisateurs comme les entreprises ou les administrations publiques qui trouvent un intérêt à modifier le code des logiciels qu’elles utilisent. C’est même très stratégique pour elles car sans cette liberté, elles ne peuvent pas adapter l’outil à leurs besoins et sont dépendantes des choix de leur fournisseur, voire ne peuvent pas en choisir d’autres. En économie c’est ce qu’on appelle un effet de lock in (verrouillage en français) : un client est bloqué par un fournisseur qui est le seul pouvant fournir un service spécifique. Malgré tout, cette liberté de modifier représente tout de même un intérêt pour les utilisateurs sans compétence technique. S’ils expriment un besoin d’ajustement, un développeur (potentiellement leur prestataire) pourra toujours modifier le code pour l’adapter à leurs besoins. Dans le cas d’un logiciel propriétaire, c’est strictement impossible et l’utilisateur devra attendre que le fournisseur prenne en compte ses demandes.

    La liberté d’utilisation existe ensuite pour contrer la tendance des logiciels propriétaires à restreindre l’utilisation à une seule application. Le logiciel n’est alors utilisable que sur une machine prédéfinie et nulle part ailleurs. Quand il est libre, on peut utiliser le logiciel absolument comme on le souhaite, même pour le mettre en concurrence.

    La liberté d’étudier les codes est quant à elle importante dans notre société pour des raisons de transparence. Avec un logiciel propriétaire, nous ne pouvons jamais être certains que les données transmises sur son fonctionnement sont actuelles ou complètes. C’est exactement la question qui se pose sur le prélèvement des données personnelles par les grandes entreprises. Avec un logiciel libre, nous avons un accès direct à son code, nous permettant de l’étudier, ou de le faire étudier par un expert de confiance.

    Comment et pourquoi les grandes entreprises du numérique sont attachées aux logiciels libres ?

    À l’origine, le mouvement du logiciel libre n’était pas vu d’un très bon œil par le monde industriel de l’informatique. En effet, à l’époque se développait toute une industrie du logiciel dont le modèle économique était fondé sur la vente de copies de logiciels propriétaires. La seule manière d’utiliser un logiciel était alors de le charger sur sa machine via une cassette puis une disquette et un CD-Rom que les entreprises vendaient à l’unité. L’écosystème du libre qui promouvait la copie gratuite mettait ainsi à mal ce modèle économique.

    La situation a depuis changé. De moins en moins de logiciels sont exploités directement sur nos machines : aujourd’hui, la plupart s’exécute sur des serveurs loin de chez nous, c’est ce qu’on appelle le cloud computing (en français informatique en nuage). L’enjeu n’est désormais plus de garder secret les codes des logiciels installés chez les utilisateurs mais de protéger ceux des serveurs sur lesquels sont stockées les données récoltées. Les entreprises ouvrent alors le code de certaines de leurs technologies qui ne sont plus stratégiques pour leur activité. Par exemple, les entreprises ont pu ouvrir les codes sources de leur navigateur web car elles ne fondent pas leur modèle économique sur leur vente, mais sur la vente des services auxquels on accède via ces navigateurs web.

    Il est cependant important de relever que ces grandes entreprises du numérique gardent bien souvent le contrôle sur le développement des projets open source qu’elles lancent. Par exemple, Google a lancé un projet open source appelé Chromium sur lequel s’appuie son navigateur web phare Chrome. Les contributeurs de Chromium sont en réalité en grande majorité des employés de Google. Même si un développeur peut modifier à sa guise sa version de Chromium, en ajoutant plus de modules pour protéger sa vie privée par exemple, il n’y a que très peu de chance que ses changements soient acceptés dans la version officielle. Cela permet à Google de garder la mainmise sur la direction stratégique du projet open source.

    On sait aujourd’hui que les logiciels libres ont pu contribuer à l’implémentation des monopoles des grandes entreprises du numérique1 : en libérant le code source de cette technologie, ces entreprises vont chercher à la diffuser au maximum pour la rendre populaire et affirmer un standard sur le marché, pour ensuite vendre un service connexe. Dès lors, pour dépasser ces monopoles, les logiciels libres sont nécessaires mais ne suffisent pas. Même si l’on avait accès à tous les codes sources des services de ces entreprises, il n’est pas sûr que l’on soit capable d’opérer des services de la même qualité et interopérables sans avoir la même masse de données.

    L’Etat a-t-il un rôle à jouer pour diffuser l’utilisation des logiciels libres ?

    « Il est essentiel que l’Etat investisse cette question pour créer une dynamique économique dans laquelle des entreprises recrutent et rémunèrent les développeurs du logiciel libre. »

    La réponse dépend des échelles. Au niveau de logiciels de petite taille, il y a énormément de solutions et de modèles économiques qui utilisent exclusivement du logiciel libre et qui fonctionnent très bien. Par exemple, de nombreuses entreprises en France proposent des cloud privés open source qui hébergent des services de calendrier partagé, partage de fichiers, vidéoconférences, etc ; des outils devenus indispensables pour les entreprises et les administrations. Comme les solutions existent, il faut que l’Etat marque fermement sa volonté politique de choisir un fournisseur de solutions libres plutôt que de se tourner vers des solutions propriétaires. Il est néanmoins nécessaire de s’assurer d’avoir les compétences en interne pour maintenir le logiciel et garantir la pérennité de ses choix. En France, il existe de nombreux exemples d’acteurs ayant franchi le pas : dans mon travail je constate que beaucoup d’universités utilisent des solutions libres, notamment pour leur environnement de travail. Dès qu’on se tourne vers des solutions de plus grande envergure, cela se complique. Nous avons les compétences en termes de qualités qui ne sont toutefois pas suffisantes en termes de quantité pour rivaliser sur des services d’aussi grande échelle que les services de messagerie électronique comme Gmail par exemple. Il nous faut alors renforcer la formation pour fournir plus d’ingénieurs sur le marché.

    « Si historiquement les logiciels libres ne concernaient qu’une partie relativement petite de la population, aujourd’hui tout le monde est concerné. »

    Finalement, il est essentiel que l’Etat investisse cette question pour créer une dynamique économique dans laquelle des entreprises recrutent et rémunèrent les développeurs du logiciel libre. On ne peut plus faire peser la charge du passage à l’échelle seulement sur des bénévoles. Si l’État insiste dans ses demandes d’achat de service pour n’avoir que des solutions libres, cela va potentiellement créer un marché de fournisseurs de services autour des logiciels libres qui vont recruter dans le domaine.

    L’Etat est conscient de l’importance et de la nécessité de sa transition vers le logiciel libre, mais son adoption concrète reste aujourd’hui limitée. En France, nous sommes très avancés sur la réflexion stratégique des problématiques du numérique, mais il faudrait maintenant plus de volonté pour faire passer ces réflexions stratégiques à l’acte. Nous pouvons le faire, cela a déjà été fait dans le passé dans plusieurs secteurs et il s’agit d’un vrai enjeu de souveraineté. Si historiquement les logiciels libres ne concernaient qu’une partie relativement petite de la population, aujourd’hui la totalité de population est concernée. L’Etat doit s’en servir pour guider toute décision technique dans le futur et faire du logiciel libre sa norme.

    1 Pour aller plus loin : Le pillage de la communauté des logiciels libres, Mathieu O’Neil, Laure Muselli, Fred Pailler & Stefano Zacchiroli, Le Monde diplomatique, janvier 2022

  • Le CNNum et le blog Binaire explorent ensemble les communs numériques

    Partageant l’ambition de questionner et d’éclairer la réflexion autour des enjeux du numérique, le Conseil national du numérique et le blog Binaire du Monde s’associent pour construire une collection d’entretiens sur les communs numériques.

    Le Conseil national du numérique étudie depuis plusieurs mois les enjeux liés aux communs numériques, de la philosophie aux modèles économiques, en passant par l’engagement des acteurs et les relais du secteur public. Fidèle à sa méthode ouverte et collective, il réalise dans ce cadre des entretiens avec des experts, disponibles sur ce lien.

    Depuis janvier 2021, le blog de vulgarisation sur l’informatique Binaire du Monde consacre de nombreux entretiens aux communs numériques. Académiciens, acteurs publics, militants partagent leur expérience dans des articles aussi instructifs que variés et donnent plusieurs clés pour appréhender au mieux tout le potentiel des communs numériques.

    Dans le cadre de cette collaboration, nous publions pour la première fois de manière conjointe un entretien réalisé avec Vincent Bachelet, doctorant en droit privé à l’université Paris-Saclay. Le chercheur nous y livre plusieurs pistes de réflexion sur la façon dont l’économie solidaire et sociale peut participer à la structuration et la valorisation des projets de communs numérique. Profitez de cette lecture sur Binaire ou sur le site du Conseil.

    N’hésitez pas à parcourir les différents entretiens publiés :
    – dans la rubrique Communs numériques du blog Binaire en cliquant ici !
    – sur le site du Conseil national du numérique en cliquant ici !

    Vous connaissez des experts et souhaiteriez voir leur parole relayée ? Vous pouvez envoyer des suggestions à info@cnnumerique.fr ou binaire-editeurs@inria.fr.

    À propos du Conseil national du numérique : Créé en 2011, le Conseil national du numérique est une instance consultative indépendante chargée de conduire une réflexion ouverte sur la relation complexe des humains au numérique. Son collège interdisciplinaire est composé de membres bénévoles nommés pour deux ans par le Premier ministre aux domaines de compétences variés (sociologue, économiste, philosophe, psychologue, anthropologue, informaticien, avocat, journaliste…) et de parlementaires désignés par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.

    À propos de Binaire : binaire est un blog de vulgarisation sur l’informatique, indépendant, tenu par des académiques, qui parle aussi bien de la technologie que de la science, d’enseignement, de questions industrielles, d’algorithmes rigolos, d’algorithmes pas rigolos, de gentilles data, de méchants bugs, bref, de tous les sujets en lien avec le monde numérique qui nous entoure.

     

  • Économie sociale et solidaire et communs

    Doctorant en droit privé à l’université Paris-Saclay, Vincent Bachelet décrit comment les outils juridiques existants, notamment issus de l’économie sociale et solidaire, peuvent participer à la structuration et la valorisation des projets de communs numériques. Nous publions cet entretien dans le cadre de notre collaboration avec le  Conseil national du numérique qui l’a réalisé.

    Ce texte est proposé par le Conseil National du Numérique et nous le co-publions conjointement ici, dans le cadre de notre rubrique sur les communs numériques.

    Pourquoi rapprocher le monde des communs numériques avec celui de l’économie sociale et solidaire ?
    Le rapprochement entre l’économie sociale et solidaire (ESS) et les communs numériques était presque évident. Déjà parce que les deux poursuivent le même objectif, à savoir repenser l’organisation de la production et sortir de la pure logique capitaliste du marché. Aux côtés des logiciels libres et de l’open source, les communs numériques participent en effet à un mouvement venant repenser notre manière d’entreprendre le numérique. S’ils se rejoignent dans l’ambition de redéfinir le droit d’auteur par l’utilisation de licences inclusives et non exclusives, chacun de ces trois termes désignent des réalités distinctes. Le logiciel libre a été une révolution dans la façon dont il a « retourné » le monopole conféré par les droits d’auteurs pour permettre l’usage et la modification des ressources numériques par toutes et tous. L’open source a proposé une lecture plus pragmatique et « business compatible » de cette nouvelle approche et en a permis la diffusion. Ces deux mouvements n’envisagent cependant pas les aspects économiques de la production des ressources, et c’est cet « impensé » que viennent adresser les communs numériques.

    Si aujourd’hui on entend souvent que le logiciel libre a gagné, c’est surtout parce qu’il a été récupéré par les gros acteurs traditionnels du numérique. En consacrant une liberté absolue aux utilisateurs sans questionner les modalités économiques de la production de ces ressources, la philosophie libriste a pu entraîner une réappropriation des logiciels libres par ces entreprises. Par exemple, l’ennemi public historique des libristes, Microsoft, est aujourd’hui l’un des plus gros financeurs de logiciels libres. Conscients des risques de prédation des grandes entreprises, le monde des communs a construit des instruments juridiques pour protéger leurs ressources en repensant la formule des licences libres, ce qui va aboutir à la création des licences dites à réciprocité. Ces licences conditionnent les libertés traditionnellement octroyées à certaines conditions, notamment l’exigence de contribution ou la poursuite d’une certaine finalité.

    L’exemple de la fédération coopérative de livraison à vélo Coopcycle – dont je fais partie – est intéressant car par son statut et le type de licence utilisé, il matérialise le rapprochement entre les communs numériques et l’ESS. CoopCycle utilise une licence libre dans laquelle des clauses ont été ajoutées pour réserver l’utilisation commerciale du code source aux seules structures de l’ESS. Le but de ces obligations de réciprocité est ainsi d’empêcher qu’un autre projet récupère le code source pour créer une plateforme de livraison commerciale. Toutefois, cette licence ne suffit pas par elle-même à structurer le projet et garantir sa soutenabilité économique dans le temps. Il a donc fallu réfléchir à un mode d’organisation fonctionnel qui donne la propriété du logiciel aux coursiers qui l’utilisent. Le choix s’est alors porté sur le statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) qui intègre les coursiers dans la gouvernance du projet de façon majoritaire.

    Au bout du compte, le rapprochement avec l’ESS met à jour des tensions qui touchent tout mouvement réformiste, à savoir celles des moyens à employer pour parvenir à ses fins. Parce que la portée inconditionnelle accordée aux libertés par le mouvement libriste engendrait des limites à la pérennisation de leur projet, les porteurs de projets de communs numériques ont adopté une approche plus rationnelle en mobilisant les outils juridiques de l’ESS.

    Comment l’ESS peut-elle permettre la valorisation des communs numériques ?
    À l’inverse des communs numériques, l’ESS possède un cadre légal solide, consacré par la loi relative à l’économie sociale et solidaire de 2014, dite loi Hamon.

    Initialement, le réflexe en France pour monter un projet d’innovation sociale est de fonder une association loi 1901. Cette structure répond à un certain nombre de problématiques rencontrées dans l’organisation de projets de communs numériques. Elle dote le projet d’une personnalité juridique, encadre une gouvernance interne, fait participer tout type d’acteurs, etc. Cependant, elle se fonde sur le financement via la cotisation des membres, l’appel au don ou l’octroi de subventions, soit des financements précaires qui ne permettent pas de porter un modèle auto-suffisant et soutenable économiquement.

    J’ai constaté que la structure la plus adaptée en droit français pour parvenir à cette soutenabilité est la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Encadrées par une loi de 2001, les SCIC ont « pour objectif la production et la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale ». Cette structure a ainsi l’avantage d’inscrire une activité commerciale dans les statuts tout en se conformant aux principes fondamentaux de l’ESS, qui correspondent bien à ce que recherchent les porteurs de projets de communs numériques. Ainsi, la gouvernance est ouverte à une diversité de parties prenantes dans laquelle les sociétaires sont à la fois les bénéficiaires et les producteurs du service ou produit, mais aussi des personnes publiques ; tout en suivant la règle 1 personne = 1 voix. Théoriquement, cela renouvelle la façon dont l’acteur public peut soutenir les communs numériques en participant directement à sa gouvernance sans préempter le reste des sociétaires.

    Toutefois, il demeure à mon sens trois grandes limites à ce statut. La première tient aux exigences et complexités du cadre juridique des SCIC. À l’inverse du statut des associations qui est assez souple, celui des SCIC impose le respect d’un grand nombre de règles qui peuvent être difficilement compréhensibles pour tout un chacun, car en grande partie issu du droit des sociétés commerciales. Ensuite, l’insertion d’un projet cherchant une lucrativité limitée et un fonctionnement démocratique dans une économie capitaliste et libérale n’est pas des plus évidentes. Enfin, tout en présentant une rigidité qui peut le rendre difficile à manier, le statut de SCIC permet des arrangements institutionnels, comme la constitution de collèges de sociétaires qui viennent pondérer les voix, qui peuvent venir diluer certains principes coopératifs, comme la règle 1 personne = 1 voix.

    L’ESS bénéficie-t-elle de l’investissement des communs numériques dans son champ ?
    “Si l’ESS vient apporter une structuration juridique au mouvement des communs numériques, ces derniers ont permis l’intégration des questions numériques dans au sein de l’ESS.”

    Ces deux mondes se complètent très bien. Si l’ESS vient apporter une structuration juridique au mouvement des communs numériques, ces derniers ont permis l’intégration des questions numériques au sein de l’ESS.

    Le recours aux logiciels libres a été une évidence pour les acteurs de l’ESS et ils ont un rôle important, notamment pour l’organisation numérique du travail, aujourd’hui indispensable. Les logiciels libres mettent à disposition tout un tas de ressources pensées pour le travail communautaire de façon gratuite ou du moins à moindre coût. Alternatives aux services proposés par les GAFAM, ils permettent surtout d’être alignés avec la conscience politique des acteurs de l’ESS.

    Toutefois, le recours aux logiciels libres dans le cadre de tels projets d’ESS pose des questions quant à la rémunération du travail de production et de maintenance de ces outils. Initialement, les utilisateurs des logiciels libres sont des personnes en capacité de développer et de maintenir ces derniers, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. De plus, au fur et à mesure que les projets libres ont gagné en notoriété, un panel de nouvelles fonctions est apparu aux côtés des enjeux de développements techniques, comme la documentation, l’animation de la communauté, etc. Tout ce travail invisible non technique mais indispensable a alors besoin d’être valorisé, ce qui doit passer par une rémunération du travail effectué.

    L’affiliation des projets de communs numérique à l’ESS permet de mettre en valeur ces enjeux de rémunération. Là où les logiciels libres n’envisagent pas systématiquement une rémunération, l’ESS vient poser un cadre juridique prévoyant des mécanismes de valorisation économique de toute contribution. En valorisant ces activités, l’ESS bénéficie réciproquement des nombreux apports venant des logiciels libres et des communs numériques.

    Ce rapprochement est-il une réponse pour encourager la participation de l’État dans le développement de communs numériques ?

    “Le simple fait que tous les acteurs publics utilisent les solutions libres constituerait un grand pas en avant pour l’écosystème.”

    Il est difficile de trouver une bonne réponse sur la participation que l’État doit prendre dans le développement de communs numériques. Cela peut à la fois faciliter le développement du commun numérique en injectant des moyens mais aussi remettre en question le fondement pour lequel il a été créé. Toute implication de l’acteur public dans un projet qui se veut profondément démocratique et horizontal présente un risque. Et cela a déjà été le cas par le passé. La participation d’un acteur public dans la gouvernance d’une SCIC peut entraîner l’échec du projet du commun. Face à des particuliers, et même s’il n’a qu’une voix, l’acteur public peut involontairement prendre le pas sur la gouvernance du projet, et ce, malgré les meilleures intentions du monde. Les contributeurs individuels initiaux peuvent se désengager du projet pensant que leur participation ne vaut rien à côté des moyens de l’acteur public. Dans ce cas, même si le projet perdure, il demeure un échec en tant que commun numérique.

    L’avantage de rapprocher l’ESS et les communs numériques est que cela permet de mettre en exergue les blocages existants et de réfléchir à des solutions. Avant d’envisager une potentielle participation d’un acteur public dans un projet de commun numérique, il est nécessaire de penser la structuration du projet. Les SCIC apportent des premiers éléments de réponse, mais il est nécessaire de mettre en place des gardes fous juridiques pour assurer la résilience du commun lors de l’arrivée de l’acteur public, et ainsi éviter que le projet devienne une société classique ou finisse par disparaître.

    Plus globalement, là où l’État peut jouer un rôle sans se heurter à la question de la participation, c’est dans son rapport aux logiciels libres. Le simple fait que tous les acteurs publics utilisent les solutions libres constituerait un grand pas en avant pour l’écosystème. Le ministère de l’Éducation nationale est moteur en ce sens : le ministère utilise le logiciel libre de vidéoconférence BigBlueButton et contribue à son amélioration. Toutefois, cette adoption généralisée dans l’administration n’est pas si évidente. Les acteurs vendant des logiciels propriétaires ont adopté des stratégies pour rendre les utilisateurs dépendants de ces solutions. La migration vers des solutions libres ne peut se faire sans un accompagnement continu et une formation des utilisateurs qui ne sont pas forcément à l’aise avec l’outil informatique et qui ont l’habitude de travailler avec un logiciel depuis toujours.

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Les communs dans la justice


    Fondateur et Président du cabinet inno³ (prononcer inno « cube »), Benjamin Jean accompagne depuis plus de quinze années les acteurs publics et privés au sein de leurs démarches d’ouverture et de collaboration. Juriste de formation, chercheur et enseignant dans des grandes écoles, il a cofondé différentes initiatives communautaires telles que « Open Law, le droit ouvert », « European Opensource & free software Law Event » ou encore « Veni, Vidi, Libri ». 

    Benjamin Jean, @ openlaw.fr

     

    Binaire : Pourrais-tu nous parler de ton travail actuel ?

    Benjamin Jean : Je suis juriste de formation et spécialisé en propriété intellectuelle. Depuis 2007, je suis impliqué dans des réflexions autour de l’Open Source, l’Open Data, l’open science, l’open access, l’innovation ouverte et les communs numériques. Je m’intéresse en particulier aux mécanismes qui permettent à des écosystèmes de se constituer pour travailler collectivement à la production et au maintien de ressources ouvertes.

    Après une expérience en cabinet d’avocat en 2011, j’ai ouvert le cabinet de conseil inno³ en 2011. L’idée fondatrice était qu’il était nécessaire d’un accompagnement global, qui aille au-delà d’une seule expertise juridique afin de répondre vraiment aux problématiques de nos clients. De ce fait, notre équipe réunit aujourd’hui différentes compétences tirées des sciences humaines et sociales, du design, de l’informatique. Nous travaillons pour moitié pour le secteur public et pour moitié pour le secteur privé, avec des approches qui convergent de plus en plus autour de la notion de de communs numériques.

    La notion de commun renvoie à l’idée de communauté réunie autour de ressources, afin d’en faire usage et de les gérer c’est-à-dire les maintenir dans le temps. Dans ce cadre, nous travaillons notamment étroitement avec l’ANCT (l’Agence nationale de la cohésion des territoires) que nous accompagnons dans la mise en capacité des collectivités cherchant à concevoir des communs numériques.

    B : Il existe des tensions entre propriété intellectuelle et ouverture. Comment arrive-t-on à les gérer ?

    BJ : Le terme « propriété » cristallise effectivement souvent toutes les tensions, car on voit dans ce terme une capacité d’exclure. Néanmoins, rien n’empêche de penser autrement cette « propriété intellectuelle », de la penser plus collective, plus partagée. C’est en particulier pour cela qu’on se tourne vers des logiques de communs. C’est aussi pour cette raison que nous essayons souvent de partager nos expériences et réflexions, permettant notamment de témoigner d’une autre culture, plus inclusive, de la « propriété intellectuelle ».

    La propriété dans le monde numérique ne doit pas se voir comme dans le monde physique. Le rattachement entre les auteurs et leurs créations reste particulièrement fort, ce que les logiciels libres défendent aussi dans un cadre collectif collaboratif. Néanmoins, la capacité d’exclure doit être relativisée : d’une part à l’aune de ce que l’auteur a réellement apporté à la société et ce qu’il en tire, et d’autre part au regard de notre société numérique qui favorise la cocréation et le partage.

    Notre monde dominé par la propriété physique est celui de la propriété physique exclusive. La propriété, telle que définie par le Code civil, est dite absolue. Cela n’est pas, pour moi, la bonne approche dans le cadre du numérique, car cela limite le partage de connaissances, complique le collaboratif que permet le numérique. Dans le monde numérique, c’est le fait de ne pas partager qui devrait être justifié, la Loi intervenant pour encadrer un tel équilibre.

    La propriété immatérielle, pour ne pas dire intellectuelle, ne doit pas nécessairement suivre le même chemin.  On peut trouver un tel enjeu autour des brevets qui ont été déposés en période de crise sanitaire sur les tests et vaccins. Afin de protéger la propriété intellectuelle des entreprises, un cadre très strict a été maintenu au détriment des États eux-mêmes, plaçant le bien commun au second plan, derrière un droit de propriété exclusif. Dans de telles situations, on devrait plutôt aménager la propriété intellectuelle ou, a minima, ne pas craindre de rappeler aux entreprises les limites légales de leurs monopoles économiques. Cette période, à mes yeux, a donc été un échec pour la propriété intellectuelle, démontrant une incapacité du système, de notre société, à mettre en application les règles qu’elle avait pourtant définies.

    B : Où en est-on de l’ouverture de la jurisprudence ? Est-ce que cela progresse ?

    BJ : La loi pour une République numérique en 2016 a inscrit l’ouverture des décisions de justice dans la loi. Il s’agit d’un régime spécial qui résulte du statut particulier du Service public de la justice et qui permet de rapprocher ces données du régime général applicable de la Loi de 2016. En 2019, la Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice est venue entériner cette ouverture, renvoyant à un décret d’application paru en 2020 pour organiser cette ouverture des décisions des décisions administratives et judiciaires. Ce chantier est porté par les différentes cours suprêmes, c’est-à-dire la Cour de cassation pour les décisions judiciaires et le Conseil d’État pour les décisions administratives, qui définisse les modalités et le calendrier d’ouverture. Compte-tenu des enjeux sous-jacents, l’ouverture est progressive et la Cour de cassation a ainsi prévu un calendrier qui court jusqu’à 2025. Lorsque j’étais encore impliqué au sein de l’association Open Law, nous avions constaté la difficulté et la nécessité à mener un tel chantier sur la durée. L’enjeu est à mon avis à la fois d’un point de vue technique, sachant qu’il y a une dimension « vie privée » particulièrement sensible dans les décisions de justice,  et d’un point de vue culturel pour que cette ouverture soit aussi le vecteur d’une plus grande collaboration avec les organisations privées réutilisatrices.

    L’association Open Law continue, me semble-t-il, son action avec le Ministère et les Cours Suprême. L’open data des décisions de justice est bien en train de se réaliser.

    B : Plus généralement, quelle est la place des communs numériques à l’intérieur du droit ?

    BJ : C’est pour répondre à cette question que j’ai lancé, avec tout un groupe de passionné, Open Law en 2013. Les juristes pouvaient avoir des compétences sur le numérique mais le milieu hésitait encore à faire entrer sérieusement le numérique dans son propre domaine. Je dirai que c’était par méconnaissance ou par peur des facteurs techniques et économiques sous-jacents.

    L’idée d’Open Law était, pour produire des ressources partagées, ouvertes et durables, de réunir une communauté dans le secteur du droit : les juristes spécialistes du sujet,  les acteurs économiques impliqués, les services de l’État concernés. On trouvait dans tout ce beau monde une vraie volonté d’ouvrir la discussion, et de permettre des échanges francs et constructifs. Cela n’était possible que parce que tout ce qui était produit l’était de manière totalement ouverte et que la méthodologie elle-même était discutée et partagée. Il y avait une charte avec des principes assez forts d’ouverture, de collaboration, de constitution de communs. Elle-même était portée par la constitution d’une association dès 2014, et un fonds de dotation un peu plus tard, par laquelle les acteurs concernés se donnaient les moyens de leurs ambitions de partage et de collaboration.

    Sans vraiment de surprise, l’essai a été transformé car les professionnels du droit ont tous intérêt à ce que les outils qu’ils utilisent soient le plus ouverts possible, que la justice soit la plus transparente possible. Il fallait seulement s’assurer qu’une telle action puisse se faire en intégrant des Legaltechs proposant des solutions technologiques innovantes, plus rapides, plus efficaces et moins chères. Elles concurrençaient à la fois les acteurs traditionnels et les professionnels du droit, tout en questionnant la dimension éthique particulièrement importantes dans le secteur de l’accès au droit et à la justice.  Tout le monde avait besoin de bouger. Et Open Law a permis cela.

    Ainsi, l’outil d’anonymisation des décisions de justice, qui permettait d’automatiser le chantier d’Open Data des décisions de justice évoqué précédemment, est le fruit d’une collaboration entre les acteurs privés et publics. Il s’appuie sur des logiciels open source développés dans d’autres secteurs (e-commerce notamment), modifiés et optimisés par des acteurs privés, et repris en main par les utilisateurs publics. Il faut une révolution culturelle pour que tout le monde en arrive à partager du code source dans un domaine où les gens ne se parlaient quasiment pas avant.

    B : Faisons une petite digression sur l’anonymisation de la jurisprudence. A notre connaissance, quand on va chercher une décision de justice dans le greffe d’un tribunal, les informations qu’on y trouve ne sont pas anonymes. L’ouverture conduit à occulter des données. N’est-ce pas paradoxal ?

    BJ : Ce n’est pas lié au droit. On a les mêmes enjeux dans le domaine médical par exemple. Les données ne peuvent pas toutes être ouvertes à cause des risques que la diffusion de certaines informations pourrait causer. On parle de données individuelles sensibles. Dans le cas particulier du droit, il a fallu des arbitrages. La Cour de cassation a décidé quelles informations seraient anonymisées avant d’être ouvertes. C’est une décision politique par exemple de décider de maintenir les noms des magistrats, mais de retirer les noms des justiciables. Bien sûr, retirer des informations qui risqueraient de permettre de réidentifier une personne conduit à une véritable perte de valeur d’un point de vue de la qualité de l’information. Il faut cependant relativiser une telle protection puisqu’il n’y a, in fine, pas de perte : les décisions complètes sont toujours dans les greffes des tribunaux, et accessibles à celles et ceux qui en auraient besoin.

    Cela reste un cadre français et tous les pays n’ont pas fait les mêmes choix, ces questions n’étant pas harmonisées au niveau européen.

    B : Nous avons rencontré des acteurs de la science ou de l’éducation ouvertes, de l’innovation ouverte. Ils ne nous donnent pas tous la même vision des communs. Quelle est la tienne ?

    BJ : Je pense qu’il faut différencier les enjeux et les réflexions en matière d’innovation ouverte, les alternatives en matière de communs, et les enjeux en matière de communs numériques. L’idée principale, en matière d’innovation voire de science ouverte, est de réfléchir et d’agir en tant qu’acteur d’un écosystème plus large. Ainsi, il s’agira pour une organisation de reconnaître qu’elle a intérêt à s’ouvrir aux ressources technologiques et humaines tierces dans les différentes phases de son processus d’innovation, de la recherche à la commercialisation. Une telle acceptation et systématisation de la collaboration s’est souvent faite en rupture de tradition élitiste, telle la société IBM qui considéra longtemps et fit le pari de pouvoir continuer à être leader en protégeant son patrimoine et en se fermant complètement à son environnement. Ce changement culturel a été progressif, mais est aujourd’hui relativement consensuel. Pour fonctionner, il repose sur la définition d’un encadrement, notamment juridique, très fin des contributions respectives.

    Le numérique est venu complètement changer la donne, rendre beaucoup plus automatique et systématisable les processus de partage, de cocréation et de maintien collectif. C’est cette opportunité qui explique notamment le récent succès des mouvements de communs. Plutôt que de faire tout seul, les multiples organisations qui ont besoin des mêmes ressources numériques vont plus facilement se trouver et s’organiser afin de s’appuyer sur leurs forces respectives afin de faire émerger et de maintenir lesdites ressources. Compte-tenu des forces du numérique, un tel partage permet de renforcer d’autres acteurs qui, plus tard, viendront possiblement eux-mêmes contribuer aux communs.

    B : Tu es fondateur et président du cabinet inno³. Vous travaillez beaucoup sur les communs. Quels sont les enjeux des communs que vous rencontrez ?

    BJ : La démarche communautaire est certainement la plus complexe à initier dans un premier temps. Lorsque l’on souhaite lancer une dynamique de commun, la première question que l’on pose est généralement celle de son objectif, son objet. Il s’agit notamment de comprendre ce qui est de l’ordre du besoin spécifique et ce qui peut être l’objet d’un besoin collectif. Cela permet ensuite de répondre en parallèles aux deux questions : quelles sont les communautés et quelles sont les ressources mobilisables ou à créer ? Les deux questions sont indissociables et vont déterminer tous les choix que la communauté sera amenée à réaliser.

    Il faut ensuite répondre à un certain nombre de questions plus techniques. Comment va-t-on ouvrir les ressources, sous quelles licences ? Quels sont les statuts juridiques dédiés ? Quelles seront les stratégies de mises en commun, de construction des communautés ? Comment va-t-on développer la technique, réaliser le marketing ? Et puis on arrive au modèle économique, aux questions de pérennité.

    Pour que le projet soit viable, il faut que chaque entreprise participante, chaque service de l’État impliqué, chacun des membres y trouve son intérêt particulier. Cela ne suffit pas, on ne dira jamais assez l’importance de la motivation des individus qui vont vivre au quotidien le commun, qu’ils soient bénévoles ou employés.

    Et puis, la communauté doit vivre dans le temps. Cela veut dire faire évoluer en permanence la ressource, peut-être parfois la reconcevoir complètement, transformer totalement la communauté. On peut être amenés à redévelopper le cœur du projet parce que les besoins, les gens, ont changé.

    B : Tu connais le phénomène du « coucou », des participants qui exploitent les ressources des communs mais ne contribuent pas vraiment. As-tu rencontré cela dans le domaine de la justice ?

    BJ : Un cas emblématique de coucou est le moteur de recherche Google utilisant massivement Wikipédia dans ses réponses mais ne contribuant pas quasiment pas à l’encyclopédie.

    On essaie de convaincre qu’il est possible de concilier les logiques de collaboration des communs et les logiques capitalistes et financières du privé. Néanmoins, la frontière entre les deux mondes est quand même complexe. Certains acteurs, des entreprises, notamment les plus gigantesques, vont essayer de s’approprier les résultats des communs. Le risque, c’est d’être naïf, de penser que le cadre des communs protège. Si ces entreprises trouvent une faiblesse dans le dispositif, un espace pour abuser des communs, elles s’y engageront. Ainsi, Amazon a été récemment critiqué par plusieurs éditeurs de logiciel Open Source, notamment MongoDB et Elastic Search, qui lui reprochaient de capter une grande partie de la valeur du projet. Amazon facturait des services « à la demande » sur la base de ces logiciels, sans y contribuer humainement ou financièrement. De tels débordements ont néanmoins pour bénéfice de faire apparaître les abus possibles du système et permettre aux communautés d’y répondre.

    Dans le secteur du droit, nous avons l’avantage de pouvoir reposer sur un acteur très fort, l’État qui peut imposer ses conditions pour garantir que l’intérêt général est préservé. Une telle régulation est d’autant plus naturelle que les données émanent pour grande partie de l’État et que la question de leur exploitation est relativement sensible.

    B : Des entreprises pillent les communs, certains proposent qu’elles soient légalement tenues d’y contribuer.

    BJ : Dans le projet de loi pour une République numérique qui a été soumis à consultation, il y avait cette idée d’un domaine public informationnel qui visait vraiment à protéger une appropriation abusive des communs. Cette idée a fait l’objet d’un fort lobbying de l’industrie culturelle et a été écarté avant que la loi ne soit votée, ce qui est vraiment dommage.

    Dans sa thèse, Mélanie Clément-Fontaine, une des premières chercheuses en droit à s’être intéressé aux logiciels libres, militait pour un domaine public consenti qui imposait aussi une évolution du droit positif. De mémoire, Bernard Lang avait tenu une position convergente dans l’annexe du rapport du CSPLA consacré aux œuvres orphelines.

    Quoi qu’il en soit, une telle solution ne pourrait effectivement passer que par une loi nouvelle.

    B : Tu nous as parlé de l’importance de la dimension humaine pour les communs. Pourrions-nous revenir sur ce sujet pour conclure ?

    BJ : Un rôle est particulièrement important pour un commun, celui de mainteneur. C’est une personne qui maintient l’infrastructure, qui fait vivre le commun, même si elle est parfois invisible. On s’aperçoit que cette personne est indispensable le jour où elle veut arrêter. Dans les communs, on compte souvent trop sur le bénévolat. Quand un mainteneur ne vit pas de son travail, qu’il s’épuise, on court vers les problèmes.

    Prenons l’exemple de Python. Il y avait un seul bénévole qui faisait les mises-à-jour pour toutes les métadonnées associées aux dépendances entre tous les logiciels. Cet individu effectuait un travail de fourmi pour pouvoir s’assurer que des millions d’utilisateurs aient accès aux bonnes informations pour intégrer des logiciels disponibles. Ce bénévole après de longues années de bons et loyaux services voulait passer la main et mais personne ne voulait faire son boulot, trop ingrat. Dans ce genre de situations, il faut remplacer ce poste de bénévole par un logiciel, ou au moins trouver un logiciel qui facilite la tâche. On peut aussi s’éloigner du bénévolat pur et installer un système de récompenses. Il y a beaucoup de situations plus critiques encore, qui commencent aujourd’hui à être mieux perçues. Nous avons ainsi récemment réalisé une étude pour la commission sur le sujet des Open Source critiques, par le type ou le nombre d’usages : Public services should sustain Critical open source software.

    La valeur d’un commun numérique tient en grande partie de ses ressources humaines. C’est particulièrement vrai du fait des difficultés aujourd’hui de recruter des compétences numériques. Je pense et j’espère que, quand ils ont le choix, et dans l’informatique ils ont le choix, les spécialistes préfèrent faire quelque chose qui a du sens, et choisissent des cadres de travail plus humains, plus collaboratifs. Les entreprises privées sont obligées d’en tenir compte, de choisir des approches basées sur les communs parce que cela leur facilite l’identification et le recrutement de talents. Les services publics commencent aussi à réaliser cet enjeu. Cet effet est accéléré par le fait qu’il sera plus facile dans un futur emploi d’utiliser ses connaissances dans un logiciel libre ou des données ouvertes que sur des produits analogues propriétaires.

    Serge Abiteboul, Inria et ENS Paris, & François Bancilhon, serial entrepreneur

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Lettre aux nouveaux député.e.s : La souveraineté numérique citoyenne passera par les communs numériques, ou ne sera pas

    Lors de l’ Assemblée numérique des 21 et 22 juin, les membres du groupe de travail sur les communs numériques de l’Union européenne, créé en février 2022, se sont réunis pour discuter de la création d’un incubateur européen , ainsi que des moyens ou d’ une structure permettant de fournir des orientations et une assistance aux États membres. En amont, seize acteurs du secteur ont signé une tribune dans Mediapart sur ce même sujet. Binaire a demandé à un des signataires, le Collectif pour une société des communs, de nous expliquer ces enjeux essentiels. Cet article est publié dans le cadre de la rubrique de binaire sur les Communs numériques. Thierry Viéville.

    Enfin ! Le risque semble être perçu à sa juste mesure par une partie de nos élites dirigeantes. Les plus lucides d’entre eux commencent à comprendre que, si les GAFAM et autres licornes du capitalisme numérique offrent des services très puissants, très efficaces et très ergonomiques, ils le font au prix d’une menace réelle sur nos libertés individuelles et notre souveraineté collective. Exploitation des données personnelles, contrôle de l’espace public numérique, captation de la valeur générée par une économie qui s’auto-proclame « du partage », maîtrise croissante des infrastructures physiques d’internet, lobbying agressif. Pour y faire face, les acteurs publics oscillent entre complaisance (ex. Irlande), préférence nationale (ex. Doctolib) et mesures autoritaires (ex. Chine). Nous leur proposons une quatrième voie qui renoue avec les valeurs émancipatrices européennes : structurer une réelle démocratie Internet et impulser une économie numérique d’intérêt général en développant des politiques publiques pour défendre et stimuler les communs numériques.

    Rappelons-le pour les lecteurs de Binaire : les communs numériques sont des ressources numériques partagées, produites et gérés collectivement par une communauté. Celle-ci établit des règles égalitaires de contribution, d’accès et d’usage de ces ressources dans le but de les pérenniser et les enrichir dans le temps. Les communs numériques peuvent être des logiciels libres (open source), des contenus ouverts (open content) et des plans partagés (open design) comme le logiciel Linux, le lecteur VLC, l’encyclopédie Wikipédia, la base de données OpenStreetMap, ou encore les plans en libre accès d’Arduino et de l’Atelier Paysan. Malgré leur apparente diversité, ces communs numériques et les communautés qui en prennent soin ne sont pas des îlots de partage, sympathiques mais marginaux, dans un océan marchant de relations d’exploitation. Ils représentent des espaces d’autonomie à partir desquels peut se penser et se structurer une société post-capitaliste profondément démocratique.

    « Les communs numériques représentent des espaces d’autonomie à partir desquels peut se penser et se structurer une société post-capitaliste profondément démocratique »

    Ainsi, face au capitalisme numérique marchant et prédateur, les communs numériques sont le socle d’une économie numérique, sociale et coopérative. D’un côté, la plateforme de covoiturage Blablacar, une entreprise côté en bourse qui occupe une position dominante sur le secteur, prend des commissions pouvant aller jusqu’à 30% des transactions entre ses « clients ». De l’autre, la plateforme Mobicoop, structurée en SCIC (société coopérative d’intérêt collectif), offre un service libre d’usage à ses utilisateurs, en faisant reposer son coût de fonctionnement sur les entreprises et les collectivités territoriales souhaitant offrir un service de covoiturage à leurs salariés et leurs habitants.

    Face à des services web contrôlés par des acteurs privés, les communs numériques offrent des modèles de gouvernance partagée et démocratique de l’espace public. D’un côté, Twitter et Facebook exploitent les données privées de leurs usagers tout en gardant le pouvoir de décider unilatéralement de fermer des comptes ou des groupes. De l’autre, les réseaux sociaux comme Mastodon et Mobilizon, libres de publicités, offrent la possibilité aux utilisateurs de créer leurs propres instances et d’en garder le contrôle.

    Face à un Internet où les interactions se font toujours plus superficielles, les communs numériques permettent de retisser du lien social en étant à la fois produits, gouvernés et utilisés pour être au service de besoins citoyens. Pendant la pandémie de Covid19, face à la pénurie de matériel médical, des collectifs d’ingénieurs ont spontanément collaboré en ligne pour concevoir des modèles numériques de fabrication de visières qu’ils ont mis à disposition de tous. Près de deux millions de pièces ont ainsi pu être produites en France par des fablab à travers le territoire. Ce qui dessine, par ailleurs, une nouvelle forme de production post-capitaliste et écologique qualifiée de « cosmolocalisme » : coopérer globalement en ligne pour construire des plans d’objets, et les fabriquer localement de manière décentralisée.

    Et il ne faut pas croire que les collectifs qui prennent soin des communs numériques troquent leur efficacité économique et technique pour leurs valeurs. D’après la récente étude de la Commission relative à l’incidence des solutions logicielles et matérielles libres sur l’indépendance technologique, la compétitivité et l’innovation dans l’économie de l’UE, les investissements dans les solutions à code source ouvert affichent des rendements en moyenne quatre fois plus élevés. Si l’Open source doit intégrer une gouvernance partagée pour s’inscrire réellement dans une logique de commun, il fournit la preuve que l’innovation ouverte et la coopération recèlent d’un potentiel productif supérieur aux organisations fermées et privatives [1].

    Voilà pourquoi nous pensons que les acteurs publics territoriaux, nationaux et européens doivent protéger et soutenir le développement de communs numériques. Ils doivent faire de la France un pays d’accueil des communs numériques, soutenant leur mode de production contributive et leur modèle d’innovation ouverte qui ont fait leurs preuves d’efficacité face au modèle privatif. Ils doivent favoriser les infrastructures de coopération et la levée des brevets qui ont permis au mouvement des makers de produire avec une forte rapidité et résilience des objets sanitaires dont les hôpitaux français manquaient. Ils doivent s’inspirer de leur gouvernance partagée entre producteurs et usagers pour rendre le fonctionnement des administrations elles-mêmes plus démocratique. Ils doivent s’appuyer sur eux pour penser la transition écologique du secteur numérique.

    Avec le Collectif pour une société des communs, nous sommes convaincus que les communs en général, et les communs numériques en particulier, sont les ferments d’un projet de société coopérative, désirable et soutenable. Nous nous adressons aux acteurs publics en leur proposant des mesures applicables. Voici un aperçu des mesures pro-communs numériques que les nouveaux député.e.s de l’Assemblée nationale pourraient mettre en place.

    « Voici un aperçu des mesures pro-communs numériques que les député.e.s du Parlement renouvelé pourraient mettre en place »

    Pour commencer, la France et l’Europe doivent lancer une politique industrielle ambitieuse pour développer massivement l’économie de la production numérique ouverte, contributive et coopérative. Les organismes publics commencent à montrer des signes dans cette direction. Mais il faut aller plus vite et taper plus fort pour être en mesure de transformer en profondeur les régimes de production capitalistes et les habitudes d’usages associés de l’économie numérique. Nous proposons la création d’une « Fondation européenne des communs numériques » dotée de 10 milliards par an. Elle aurait un double objectif d’amorçage et de pérennisation dans le temps des communs numériques considérés comme centraux pour la souveraineté des internautes, des entreprises et des États européens qui auraient la charge de la financer. Il s’agirait à la fois de logiciels (open source), de contenus (open content) et de plans (open design). Cette fondation aurait une gouvernance partagée, entre administrations publiques, entreprises numériques, associations d’internautes et collectifs porteurs de projets de communs numériques, avec un pouvoir majoritaire accordé à ces deux derniers collèges.

    Ensuite, la France et l’Europe doivent devenir des partenaires importants de communs numériques pour transformer le mode de fonctionnement de leurs administrations. Depuis quelques années, l’Union européenne avance une stratégie en matière d’ouverture de ses logiciels et la France s’est doté d’un « Plan d’action logiciels libres et communs numériques  » allant dans le même sens. Mais ces avancées, à saluer, doivent être poursuivies et renforcées pour aboutir à un réel État-partenaire des communs numériques. Les administrations doivent se doter de politiques de contribution aux communs numériques. Dans certains cas, elles pourraient créer des outils administratifs pour normaliser les partenariats « public-communs ». Ainsi, les agents de l’IGN pourraient contribuer et collaborer avec OpenStreetMap dans certains projets cartographiques d’intérêt général, à l’occasion de catastrophes naturelles par exemple. Enfin, les administrations devraient être des heavy-users et des clients importants des services associés aux communs numériques. La mairie de Barcelone est le client principal de la plateforme de démocratie participative Decidim et finance le développement de fonctionnalités dont profitent toutes les autres administrations moins dotées. Les institutions publiques devraient également modifier leur politique de marché public en privilégiant aux « appels à projets » chronophages, les « appels à communs » incitant les potentiels répondants à coopérer entre eux.

    Pour finir, la France devrait « communaliser » l’infrastructure physique du monde numérique. Elle pourrait notamment créer des mécanismes incitatifs et un fonds de soutien aux fournisseurs d’accès à Internet indépendants ayant des objectifs écologiques afin de les aider à se créer ou se structurer. Nous pensons par exemple au collectif des Chatons qui participe à la décentralisation d’Internet, le rendant plus résilient, tout en permettant à des associations locales de bénéficier de leur infrastructure numérique et ainsi de préserver leur autonomie. La France pourrait enfin aider l’inclusion des associations citoyennes, notamment environnementales, dans la gouvernance des datacenters et autres infrastructures numériques territorialisées, dont le coût écologique s’avère de plus en plus élevé.

    Collectif pour une société des commun, https://societedescommuns.com/

    PS : Ces propositions se trouvent dans le livret « Regagner notre souveraineté numérique par les communs numériques ». Elles vont être affinés dans le temps. Le Collectif pour une société des communs organise le samedi 24 septembre une journée de travail qui leur est dédiée avec des acteurs publics, des praticiens et des chercheurs. Si vous souhaitez y participer, écrivez-nous à societedescommuns@protonmail.com.

    [1] Benkler Y., 2011, The Penguin and the Leviathan: How Cooperation Triumphs over Self-Interest, 1 edition, New York, Crown Business, 272 p.

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Etalab : de l’ouverture des données à leur partage collaboratif

    Dans le cadre de la rubrique autour des “communs du numérique”, un entretien avec Laure Lucchesi, directrice d’Etalab au sein de la Direction interministérielle du numérique (DINUM). Après une vingtaine d’années dans le numérique dans les secteurs public et privé dans plusieurs pays, elle devient directrice d’Etalab en 2016. Elle a une longue expérience du logiciel libre et de l’open data. A Etalab, elle encourage le développement des communs numériques.

    Laure Lucchesi (Etalab)

    Pourriez-vous raconter un peu ce que fait Etalab aux lecteurs de binaire ?

    Etalab est un département de la direction interministérielle du numérique (DINUM) sous l’autorité de la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques. Notre mission c’est de faire en sorte que l’État et le service public rendu aux usagers s’améliorent en exploitant tout le potentiel des données. L’un des leviers, c’est l’ouverture des données publiques, que l’on appelle parfois « open data », qui consiste à mettre en ligne sur une plateforme, data.gouv.fr, les données produites par les systèmes d’information de l’État et non couvertes par des secrets, afin qu’elles puissent être réutilisées par d’autres. En 2020, la crise sanitaire a par exemple bien mis en évidence l’utilité de la mise à disposition de tous des données publiques, sans lesquelles des services comme covidtracker ou vitemadose n’auraient pas pu exister.

    Cette donnée publique, c’est la matière première d’une action publique transparente, véritablement au service de la démocratie. Elle ouvre aussi la voie à davantage de participation des citoyens, à de nouvelles façons de produire et d’améliorer le service public : des services innovants, crées par des tiers à partir des données en open data, viennent ainsi compléter et « augmenter » le service public, en démultiplier la portée en quelque sorte.

    Plus largement, notre mission consiste à ouvrir – au sens de rendre accessibles et réutilisables par tous – un maximum de ressources numériques de l’État : les données, mais aussi les APIs (sur api.gouv.fr), les codes sources logiciels (code.gouv.fr), et même les communs numériques que l’administration utilise, produit et/ou auxquels elle contribue (https://communs.numerique.gouv.fr/communs/).

    Nous avons d’ailleurs lancé fin 2021 un nouveau programme : l’Accélérateur d’initiatives citoyennes (citoyens.transformation.gouv.fr), pour faciliter la réutilisation de ces ressources numériques et les coopérations entre l’administration et la société civile qui porte des projets d’intérêt général.

    Nous avons également mis en place le programme “Entrepreneurs d’intérêt général” qui s’apprête à lancer sa 6e promotion : nous sélectionnons des spécialistes de la technologie, du design et du droit du numérique pour tester et expérimenter de nouveaux possibles avec des agents de l’État. L’idée est de s’attaquer à des défis publics et d’ouvrir l’administration à des talents venus de l’extérieur. On s’appuie sur l’agilité du numérique, sur des modes d’action différents de ceux qui prévalent dans l’administration, pour résoudre des problèmes concrets.

    Etalab a démarré il y a un peu plus de dix ans comme un lab innovant, pionnier, faiseur et un peu bidouilleur. L’enjeu est désormais de passer de l’innovation à la transformation, et d‘accompagner toute l’administration dans la « mise à jour » de son logiciel d’action publique ! D’institutionnaliser notre action, sans perdre pour autant nos valeurs d’ouverture et d’innovation radicale.

    Le rapport Bothorel[1] et la circulaire du Premier ministre du 27 avril 2021 ont permis de renforcer cette politique et sa gouvernance : On a désormais une véritable politique publique de la donnée, déclinée également dans chaque ministère. Chaque administration doit avoir son administrateur ou administratrice des données, algorithmes et codes sources (l’équivalent d’un « chief data officer ») et définir sa feuille de route en la matière.

    https://communs.numerique.gouv.fr/communs/

    Y a t-il des freins à ces actions ?

    Comme dans tout changement, il y a naturellement des interrogations légitimes, et des résistances dues à une perte de contrôle : mes données ne sont pas assez bonnes ; eur qualité va-t-elle être critiquée ? Quels sont les risques que je prends ? Qu’est-ce qui va etre fait avec mes données ?…

    Ensuite, l’ouverture des données exige du temps et des moyens. Il faut bien comprendre que l’ouverture de ses données n’est pas le cœur de la mission d’une administration ; elle doit être accompagnée pour cela et on a peut-être trop longtemps sous-estimé ces besoins.

    Enfin, ouvrir la donnée ne suffit pas. Pour que cela soit un succès, il faut aussi stimuler la réutilisation de ces données, faire vivre au quotidien l’engagement d’un écosystème d’innovation.

    Le mouvement de l’ouverture des données publiques est-il bien engagé en France ? Dans tous les ministères ?

    Oui, tous les ministères, ainsi que bon nombre de leurs établissements sont engagés dans cette ouverture. Les feuilles de route des ministères en témoignent, et la France est pour la première fois cette année au tout premier rang des pays européens en matière d’open data !

    La crise sanitaire a permis de démontrer très concrètement, jusqu’au grand public, l’intérêt de l’ouverture des données pour l’information des citoyens. On a vu comment des tierces parties pouvaient s’emparer de ces données pour en proposer des usages, on a bien réalisé comment des données publiques ouvertes pouvaient devenir le socle de services publics ou privés avec de grandes utilités économiques et sociales. Mais il ne s’agit pas seulement d’ouvrir. A partir du moment où ces données sont utilisées, il faut aussi qu’elles restent à jour et de qualité, et il faut garantir leur pérennité.

    Nous considérons ainsi certaines donnée –  dites « de référence » parce qu’elles sont centrales et servent à identifier ou nommer des entités, par exemple la base nationale des adresses géolocalisées (BAN) – comme une véritable infrastructure, dans laquelle il faut investir et dont il faut assurer l’entretien collectif. C’est en cela que les mécanismes contributifs et la notion de « communs contributifs », auquel une communauté d’usage participe, prend tout son sens.

    Usage et enrichissement de la Base Adresse par les services de secours : Ici le SDIS 64

    Est-ce que cela va assez vite ? Partout ?

    Cela avance partout, même si pour certains ministères, cela va peut-être moins vite. Cela tient souvent à des niveaux de maturité numérique différents, de culture de la donnée plus ou moins forte. Dans certains domaines, il y a déjà une grande habitude de la donnée métier.

    Pour nous, l’objectif est que chacun s’autonomise. Certains services étaient pionniers, certaines collectivités parfois aussi, dès 2009, avant même les services de l’État.

    Au fur et à mesure que les administrations gagnent en maturité, notre rôle change, il est moins centralisateur, plus fédérateur : la mise en œuvre s’est naturellement distribuée et nous sommes plus dans l’accompagnement, tout en continuant à fixer le cadre d’action, à donner de grandes orientations, et à faciliter aussi les expérimentations.

    Où trouve-t-on les données ouvertes publiques ?

    En France, le point d’entrée est data.gouv.fr. Il ne se substitue pas aux différents sites et portails, mais il a vocation à recenser un maximum de données pour fournir un point d’entrée unique.

    Qu’est-ce que les communs numériques représentent pour vous ?

    L’open data n’est pas toujours le point de départ d’un commun, au sens d’une ressource numérique produite et gérée par une communauté. Dans de nombreux cas, l’administration – qui est la seule productrice – met à disposition des données telles qu’elle les a collectées et créées pour sa mission initiale, avec peu ou pas de « voie de retour » de la part des réutilisateurs.

    Par exemple, l’INSEE affecte à chaque entreprise un identifiant unique, le numéro SIREN, et les données des entreprises sont stockées dans une base de 13 millions d’établissements – le fichier Sirène – parmi les plus riches du monde. Ce répertoire est depuis 2017 en open data, mais il n’est pas pour autant un commun, l’INSEE en assure seul la production et la gestion. Cette mise à disposition est déjà très précieuse pour l’économie et la société, mais la notion de commun numérique emporte avec elle la notion de production et d’entretien collectifs.

    La base adresse nationale (BAN) commence à s’en rapprocher, avec des contributions des collectivités territoriales, de l’IGN, de la DGFIP, de l’Insee et d’une communauté d’acteurs qu’il faut parvenir à faire collaborer, autour de règles de gestion et d’usage partagées. La Base « Accès Libre », qui collecte et rend disponibles les données d’accessibilité des établissements recevant du public pour les personnes en situation de handicap (https://acceslibre.beta.gouv.fr/) en est un autre exemple.

    Les communs sont pleins de promesses et participent à la souveraineté. Mais il y a encore besoin de mieux tester et comprendre comment s’y prendre pour orchestrer au mieux leur fonctionnement quand il implique l’acteur public.

    Quelle gouvernance ? Par l’État ? Par qui ?

    Que l’État assure seul la gouvernance, ce n’est pas l’objectif. Il faut trouver d’autres formes de gouvernance, plus ouvertes, mêlant acteurs publics et la société civile, pour garantir l’intérêt collectif. Les modalités de ces associations sont encore souvent au stade de l’expérimentation.

    Est-ce qu’il y a un risque que le soufflé des communs publics retombe ?

    Ouvrir, c’est une première étape qui demande déjà beaucoup de travail. Ensuite pour passer à de l’enrichissement collaboratif et de la validation, c’en est une autre. Pour la première étape, la dynamique est lancée, l’utilité est démontrée. Pour la seconde étape, la complexité organisationnelle est claire. Mais je reste optimiste. C’est le bon moment parce que la question de la souveraineté pousse dans ce sens, et vient redynamiser le mécanisme d’ouverture.

    Et parmi les services autour de la donnée, vous considérez aussi des approches à partir de l’IA ?

    On aide les administrations à expérimenter dans le cadre de projets autour de l’IA. Cela ouvre le sujet de la transparence des algorithmes publics et de l’explicabilité des résultats. Cela vise à éviter des comportements de type boîte noire.

    On travaille aussi à ouvrir des bases de données d’apprentissage annotées, et à les partager avec des acteurs publics et privés, ainsi que des modèles d’apprentissage.

    Alors que de plus en plus d’algorithmes sont susceptibles d’être utilisés comme aide à la décision, pour attribuer des aides par exemple ou des places dans l’enseignement supérieur, il y a désormais des obligations légales de savoir expliquer comment ces modèles fonctionnent. Nous travaillons à accompagner les agents publics dans la mise en œuvre de ces obligations, dès la conception des systèmes jusqu’à leur documentation et aux réponses fournies aux usagers qui souhaiteraient comprendre.

    Serge Abiteboul, François Bancilhon

    [1] Rapport de la Mission Bothorel « Pour une politique publique de la donnée », 2020.

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Le fonctionnement d’un projet de logiciel libre : Scikit-learn

    Scikit-learn est une bibliothèque libre Python destinée à l’apprentissage automatique. Elle offre des bibliothèques d’algorithmes en particulier pour les data scientists.  Elle fait partie de tout un écosystème libre avec d’autres bibliothèques libres Python comme NumPy et SciPy. Pour les spécialistes, elle comprend notamment des fonctions de classification, régression et clustering. Elle fait un tabac dans le monde de l’apprentissage automatique. Nous avons rencontré Gaël Varoquaux, directeur de recherche à Inria dans l’équipe Soda, cofondateur du projet Scikit-learn, ancien élève de l’École normale supérieure et titulaire d’un doctorat en physique quantique pour comprendre comment fonctionne un projet de logiciel libre plutôt emblématique.

    Gaël Varoquaux,  © Inria / Photo G. Scagnelli

    Binaire : Quelle est la taille de l’équipe Inria de Scikit-learn ?

    Gaël Varoquaux : Si on compte les personnes à temps plein sur le projet à Inria, il y a 5 personnes. Mais il y a beaucoup plus de personnes qui participent et qui aident, entre autres des chercheurs qui s’investissent sur des questions dans leur domaine spécifique d’expertise. Scikit-learn est plus large qu’un projet Inria standard et a de nombreux participants et contributeurs en dehors d’Inria.

    B : Comment peut-on mesurer la popularité du système et son utilisation ?

    GV : Une des façons de le faire est de regarder les statistiques d’accès à la documentation : elles montrent un million d’accès par mois. C’est une bonne mesure des participations des développeurs, mais certainement pas une mesure des participation des utilisateurs qui se servent de produits générée à partir de scikit-learn et qui sont certainement beaucoup plus nombreux. Les statistiques Kaggle (*)  par exemple montrent que plus de 80% des projets Kaggle utilisent régulièrement scikit-learn. Le deuxième plus utilisé étant Tensor Flow avec un taux de plus de 50%.

    Les développeurs Scikit-learn sont répartis un peu partout dans le monde. Le nombre d’utilisateurs aux États-Unis, en Amérique du Sud ou en Chine est proportionnel au nombre de développeurs dans ces pays.

    B : Est-ce qu’il y a des thèmes particuliers ?

    GV : C’est difficile à dire parce qu’on n’a pas toujours l’information. Parmi les thèmes, on voit clairement la science des données, des analyses socio-économiques, et tout ce qui touche aux questions médicales. Un domaine où on a eu un fort impact, c’est la banque. Par exemple sur des sujets type détection de fraude. Vous comprendrez que, vu la sensibilité des sujets, c’est difficile de rentrer dans les détails.

    B : Le projet est-il en croissance, en stabilité ou en régression ?

    GV : En nombre d’utilisateurs, il est clairement en croissance. Une des raisons est que le nombre de data scientists croit ; on est tiré par cette croissance. Est-ce qu’on croit plus que cette croissance naturelle, je ne sais pas. En moyens internes et taille du projet, on est aussi clairement en croissance.

    B : D’où vient le financement ? Quel est le budget de Scikit-learn ?

    GV : Principalement de gros contributeurs. Nous nous sommes focalisés sur eux jusqu’à présent . En particulier, nous avons une dotation d’Inria qui doit être de l’ordre de 300 000 € par an. Ensuite, nous avons beaucoup d’organisations qui contribuent financièrement, soit par des dotations financières, soit en prenant en charge tel ou tel contributeur. Donc si on voulait évaluer le montant global, il est très certainement bien en millions d’euros par an.

    B : Quelle licence avez-vous choisie et pourquoi ?

    GV : On a choisi la licence BSD (+), pour deux raisons. D’abord, c’est une licence avec laquelle les gros utilisateurs sont relativement confortable (en tout cas plus confortable qu’avec la GPL). Par ailleurs, c’est une licence du monde Python, qui est notre monde.

    B : Quelle place le projet a-t-il dans Inria ? Y a t-il d’autres projets similaires dans l’institut ?

    GV : Le projet est hébergé par la Fondation Inria. Nous avons une convention de mécénat qui réunit les partenaires du projet et qui définit comment nous travaillons ensemble. Le projet est vu à l’intérieur d’Inria comme un succès et il est souvent mis en avant.

    Il y a  d’autres projets un peu comme nous, par exemple OCaml. OCaml a une organisation différente de la nôtre, beaucoup plus verticale, et fonctionne sur un ADN différent. Mais les deux approches ont du sens.

    B : Comment êtes-vous organisés ? Et comment vous avez choisi votre gouvernance  ?

    GV :  A l’origine, les premières idées pour la gouvernance nous sont venues de la communauté Apache et c’est sa gouvernance qui a servi d’inspiration. La gouvernance a d’abord été surtout informelle et puis on a commencé à la formaliser. La description de la gouvernance est ici. Cette formalisation a été développée notamment à la demande d’un de nos sponsors qui voulait mieux comprendre comment on fonctionnait. Il y a deux éléments dans nos règles de fonctionnement :  il y a une gouvernance écrite et puis il y a quelque chose qu’on considère comme les us et coutumes, la culture de notre communauté. La gouvernance continue à changer notamment probablement la prochaine étape sera de mettre en place la notion de sous-groupe, qui permettra de fonctionner sur une plus petite échelle.

    De manière générale, on veut être très transparent, en particulier, sur les décisions prises. En revanche, de temps en temps on considère qu’il doit y avoir des discussions privées et ces discussions ont lieu.

    B : Tu crois à l’idée du dictateur bienveillant ?

    GV : Pas du tout ! On refuse ça complètement. Notre mode de décision est par consensus : on fonctionne en réseau et pas du tout de façon hiérarchique. Ça marche, mais le problème du consensus c’est que ça induit une certaine lenteur, lenteur qui peut aussi causer une certaine frustration auprès des contributeurs. Donc on essaie d’améliorer le processus de gestion des conflits.

    B : Quel type de conflits ?

    GV : Il y a 2 types soit des conflits : les complètement triviaux, par exemple quelle est la couleur qui faut donner à tel ou tel objet. Et puis on a des conflits de fond, des choix essentiels qu’il faut régler en prenant son temps.

    B : Tu contribues au code ?

    GV : Je code encore, mais pas énormément. L’essentiel de mon activité est l’animation du projet et de la communauté.

    B : Est-ce qu’il y a des spin-off de Scikit-learn aujourd’hui  ? 

    GV : Il n’y en a pas aujourd’hui, mais ça pourrait se produire. On est sorti des années difficiles, celles pendant lesquelles on se battait pour avoir des moyens, pendant lesquelles les profils de l’équipe étaient essentiellement scientifiques. Maintenant on est un peu plus confortable donc la communauté s’est diversifiée, il y a des profils différents, et  éventuellement certains pourraient être intéressés par la création de start-up.

    B : Des forces d’un tel projet tiennent de sa documentation et de ses tutoriels.  Les vôtres sont excellents. Vous avez un secret ?

    GV : C’est parce que nous sommes pour la plupart chercheurs ou enseignants-chercheurs. Nous avons l’habitude d’enseigner ces sujets, et nous le faisons avec Scikit-learn. Et puis, nous aimons expliquer. Nous avons établi assez tôt des normes et nous nous y tenons : par exemple, une méthode ne peut être ajoutée au projet sans venir avec des exemples et une documentation qui explique son utilité.

    B : Quel est l’intérêt commun qui réunit la communauté ?

    GV : On peut dire que notre objectif, c’est de rendre la science des données plus facile pour tous. Ça, c’est l’objectif global. Les motivations individuelles des contributeurs peuvent être différentes. Certains, par exemple, sont là parce qu’ils veulent participer à rendre le monde meilleur.

    B : C’est bon pour la carrière d’un chercheur de travailler à Scikit-learn ?

    GV : Le projet offre clairement un boost de carrière pour les chercheurs Inria.

    Serge Abiteboul, François Bancilhon

     

    Choisir le bon estimateur avec scikit-learn : le site propose un guide pour s’orienter parmi tous les algorithmes ©scikit-learn

    Références :

    (*) Kaggle est une plateforme web organisant des compétitions en science des données appartenant à Google. Sur cette plateforme, les entreprises proposent des problèmes en science des données et offrent un prix aux datalogistes obtenant les meilleures performances. Wikipédia 2022. (Note des éditeurs : c’est une plateforme très populaire.)

    (+) La licence BSD (Berkeley Software Distribution License) est une licence libre utilisée pour la distribution de logiciels. Elle permet de réutiliser tout ou une partie du logiciel sans restriction, qu’il soit intégré dans un logiciel libre ou propriétaire.

    Et pour en savoir plus :

    – Le site avec le logiciel téléchargeable https://scikit-learn.org/stable.

    – Un MOOC gratuit et accessible pour se former à utiliser Scikit-learn https://www.fun-mooc.fr/en/courses/machine-learning-python-scikit-learn.

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

  • Alexandra Elbakyan : une grande dame pour un grand projet

    Dans le cadre de la rubrique autour des “communs du numérique”.  Alexandra Elbakyan a réalisé SciHub, une archive de tous les articles scientifiques. Dans la tension entre le droit d’auteur et le droit d’accès aux résultats scientifiques, elle a choisi son camp. Elle répond pour binaire à nos questions. Serge Abiteboul et François Bancilhon. 
    Ce qui suit est notre traduction. Le texte original.

    Alexandra Elbakyan, SciHub.ru, 2020

    Pouvez-vous décrire brièvement Sci-Hub, son histoire et son statut actuel ?

    Sci-Hub est un site web dont l’objectif est de fournir un accès gratuit à toutes les connaissances académiques. Aujourd’hui, la plupart des revues scientifiques deviennent inaccessibles en raison de leur prix élevé(*). Sci-Hub contribue à supprimer la barrière du prix, ou paywall. Des millions d’étudiants, de chercheurs, de professionnels de la santé et d’autres personnes utilisent Sci-Hub aujourd’hui pour contourner les paywalls et avoir accès à la science.

    J’ai créé Sci-Hub en 2011 au Kazakhstan. Le projet est immédiatement devenu très populaire parmi les chercheurs de Russie et de l’ex-URSS. Au fil des années, il n’a cessé de croître et est devenu populaire dans le monde entier.

    Mais l’existence de Sci-Hub est aussi un combat permanent : le projet est régulièrement attaqué en justice qualifié d’illégal ou d’illicite, et bloqué physiquement. Les poursuites judiciaires proviennent de grandes entreprises, les éditeurs scientifiques  : Elsevier et d’autres. Ces sociétés sont aujourd’hui les propriétaires de la science. Elles fixent un prix élevé pour accéder aux journaux de recherche. Des millions de personnes ne peuvent pas se permettre cette dépenses et sont privées de l’accès à la science et l’information. Sci-Hub lutte contre cet état de fait.

    Sci-Hub fait actuellement l’objet d’un procès en Inde. Les éditeurs académiques demandent au gouvernement indien de bloquer complètement l’accès au site web.

    Nombre d’articles téléchargés depuis Sci-Hub au cours des 30 derniers jours (12 février 2022)

    Est-ce que les articles de Wikipedia sur vous et Sci-Hub sont corrects ?

    Cela dépend, car les articles diffèrent selon les langues. J’ai lu les articles anglais et russes de Wikipedia, et je ne les aime vraiment pas ! Des points essentiels sur Sci-Hub sont omis, comme le fait que le site est largement utilisé par les professionnels de la santé et que Sci-Hub contribue à sauver des vies humaines. Les articles semblent se concentrer sur la description des procès intentés contre le site et son statut illégal, alors que le large soutien et l’utilisation de Sci-Hub par les scientifiques du monde entier sont à peine mentionnés.

    L’article russe, par exemple, donne l’impression que le principal argument d’Elsevier dans son procès contre Sci-Hub est que ce dernier utilise des comptes d’utilisateurs « volés » ! C’est évidemment faux, la raison principale et le principal argument d’Elsevier dans son procès contre Sci-Hub est la violation du droit d’auteur, le fait que Sci-Hub donne un accès gratuit aux revues qu’Elsevier vend au prix fort ! Aujourd’hui, les responsables des relations publiques d’Elsevier essaient de promouvoir ce message, comme si le principal point de conflit était que Sci-Hub utilise des références « volées » !

    On trouve de nombreux points incorrects de ce genre dans les articles sur Sci-Hub.

    Un article me concernant mentionnait que j’étais soupçonné d’être un espion russe. Un journal m’a demandé un commentaire à ce sujet, et j’ai répondu : il peut y avoir une aide indirecte du gouvernement russe dont je ne suis pas au courant, mais je peux seulement ajouter que je fais toute la programmation et la gestion du serveur moi-même.

    Quelqu’un a coupé la citation, et a inséré dans Wikipedia seulement la première partie : « il peut y avoir une aide indirecte du gouvernement russe dont je ne suis pas au courant » en omettant que : « Je fais toute la programmation et la gestion du serveur moi-même ». Il y avait beaucoup d’insinuations de ce genre. Certaines ont été corrigées mais très lentement, d’autres subsistent. Par exemple, l’article russe affirme que j’ai « bloqué l’accès au site web ». C’est ainsi qu’ils décrivent le moment où Sci-Hub a cessé de travailler en Russie pour protester contre le traitement réservé au projet.

    Au tout début, lorsque l’article de Wikipédia sur Sci-Hub a été créé, le projet était décrit comme un… moteur de recherche ! Ce qui était complètement faux. J’ai essayé de corriger cela mais ma mise à jour a été rejetée. Les modifications ont finalement été apportées lorsque j’ai publié sur mon blog un article sur les erreurs de l’article Wikipedia.

    Pouvez-vous nous donner quelques chiffres sur l’activité de Sci-Hub ?

    En dix ans, Sci-Hub a connu une croissance constante. En 2020, il a atteint 680 000 utilisateurs par jour ! Puis après le confinement, il est revenu à nouveau à environ 500 000 utilisateurs par jour.

    Il existe également des miroirs-tiers de Sci-Hub qui sont apparus récemment, comme scihub.wikicn.top et bien d’autres. Lorsque vous recherchez Sci-Hub sur Google, le premier résultat est souvent un miroir-tiers de ce type. Je constate que de nombreuses personnes utilisent aujourd’hui ces miroirs-tiers, mais je n’ai pas accès à leurs statistiques. Je n’ai accès qu’aux statistiques des serveurs Sci-Hub originaux que je gère : sci-hub.se, sci-hub.st et sci-hub.ru.

    Aujourd’hui, Sci-Hub a téléchargé plus de 99 % du contenu des grands éditeurs universitaires (Elsevier, Springer, Wiley, etc.), mais il reste encore de nombreux articles d’éditeurs moins connus. Il y a donc encore beaucoup de travail. L’objectif de Sci-Hub est d’avoir tous les articles scientifiques jamais publiés depuis 1665 ou même avant. Actuellement, Sci-Hub a temporairement interrompu le téléchargement de nouveaux articles en raison du procès en cours en Inde, mais cela reprendra bientôt.

    Comment voyez-vous l’évolution du site ? Quel avenir voyez-vous ? Vous semblez jouer au chat et à la souris pour pouvoir donner accès au site. Combien de temps cela peut-il durer ?

    Cela durera jusqu’à ce que Sci-Hub gagne et soit reconnu comme légal dans tous les pays du monde.

    Voyez-vous un espoir que le site devienne légitime ?

    C’est mon objectif depuis 2011. En fait, je m’attendais à ce que cela se produise rapidement, car le cas est tellement évident : les scientifiques utilisent le site Sci-Hub et ils ne sont clairement  pas des criminels, donc Sci-Hub est légitime. Mais la reconnaissance de ce fait semble prendre plus de temps que je ne l’avais initialement prévu.

    Nous supposons que votre popularité dépend du pays ? Pouvez-vous nous en dire plus sur la Chine, l’Afrique et la France ?

    Je peux vous donner quelques statistiques provenant du compteur Yandex. Les statistiques internes de Sci-Hub ne sont que légèrement différentes. En Chine, il y a environ 1 million d’utilisateurs par mois (en 2017, c’était un demi-million mensuel). Il y a environ 250 000 utilisateurs par mois en provenance d’Afrique et environ 1 million en provenance d’Europe.

    Pour la France, c’était pendant un moment au-dessus de 100 000 utilisateurs par mois. Ce chiffre a beaucoup diminué, je crois, parce que les chercheurs accèdent à des sites miroirs.

    La qualité de votre interface utilisateur est mentionnée par beaucoup de vos utilisateurs. Pensez-vous qu’elle soit une raison essentielle du succès de Sci-Hub ?

    Je ne le pense pas. La principale raison de l’utilisation de Sci-Hub, dans la plupart des cas, est le manque d’accès aux articles scientifiques par d’autres moyens. Les pays qui utilisent le plus Sci-Hub sont l’Inde et la Chine, et dans ces pays, l’utilisation de Sci-Hub n’est clairement pas une question de commodité. Sci-Hub ne dispose de cette interface « pratique » que depuis 2014 ou 2015. La première version de Sci-Hub obligeait les utilisateurs à saisir l’URL, à changer de proxy et à télécharger les articles manuellement, mais le site est rapidement devenu très populaire. Avant Sci-Hub, les chercheurs avaient l’habitude de demander des articles par courrier électronique ; c’était nettement plus long et moins pratique que Sci-Hub. Il fallait souvent plusieurs jours pour obtenir une réponse et parfois, on ne recevait pas de réponse du tout.

    Quelle est la taille de l’équipe qui gère le site ?

    Sci-Hub n’a pas d’équipe ! Depuis le début, il s’agit simplement d’un petit script PHP que j’ai codé moi-même, basé sur un code d’anonymisation open-source. Je gère les serveurs de Sci-Hub et je fais toute la programmation moi-même. Cependant, certaines personnes fournissent des comptes que Sci-Hub peut utiliser pour télécharger de nouveaux articles. D’autres gèrent les miroirs de Sci-Hub. Mais on ne peut pas appeler cela une équipe ; ce ne sont que des collaborations.

    Avez-vous des contributeurs réguliers qui apportent directement des articles en libre accès ?

    Non. Je m’explique : Sci-Hub est initialement apparu comme un outil permettant de télécharger automatiquement des articles. C’était une idée centrale au cœur de Sci-Hub ! Sci-Hub n’a jamais fonctionné avec des utilisateurs contribuant aux articles. Il serait impossible d’avoir des dizaines de millions d’articles fournis par les utilisateurs, car une telle base de données devrait être modérée : sinon, elle pourrait être facilement attaquée par quelqu’un qui fournirait de faux articles.

    Une telle option pourrait exister à l’avenir, car il reste beaucoup moins d’articles, et Sci-Hub en a téléchargé la majeure partie.

    Quel est votre défi le plus grand : obtenir l’accès aux publications ou fournir l’accès aux publications ?

    La majeure partie de mon temps et de mon travail est consacrée à l’obtention de nouveaux articles. Cela nécessite la mise en œuvre de divers scripts pour télécharger les articles de différents éditeurs, et la mise à jour de ces scripts lorsque les éditeurs effectuent des mises à jour sur leurs sites Web, rendant le téléchargement automatique de Sci-Hub plus difficile. Par exemple, Elsevier a récemment mis en place des étapes supplémentaires qui rendent le téléchargement automatique plus difficile. L’ancien moteur de Sci-Hub a cessé de fonctionner et j’ai dû mettre en œuvre une approche différente.

    Fournir l’accès aux bases de données est relativement plus facile, si l’on ne tient pas compte des défis juridiques bien sûr.

    Qu’est-ce qui vous a poussé à créer Sci-Hub ? Le considérez-vous comme faisant partie du mouvement des biens communs, comme un commun au sens d’Elinor Ostrom ?

    J’étais membre d’un forum en ligne sur la biologie moléculaire. Il y avait une section « Full Text » où les gens demandaient de l’aide pour accéder aux articles. Cette section était assez active et de nombreuses personnes l’utilisaient. Ils postaient des demandes, et si un membre du forum avait accès à l’article, il l’envoyait par courriel.

    J’ai eu l’idée de créer un site Web qui rendrait ce processus automatique, en évitant les demandes manuelles et les envois par courrier électronique : les utilisateurs pouvaient simplement se rendre sur le site Web et télécharger eux-mêmes ce dont ils avaient besoin.

    Pour moi, il y a des liens entre cette idée de communisme et l’idée de gestion collective des ressources dans l’esprit d’Elenor Ostrom.

    Dans la première version de Sci-Hub, il y avait un petit marteau et une faucille, et si vous pointiez un curseur de souris dessus, il était écrit « le communisme est la propriété commune des moyens de production avec un libre accès aux articles de consommation ». Donc, libre accès aux articles ! Pour moi, Sci-Hub et plus généralement le mouvement du libre accès ont toujours été liés au communisme, car les articles scientifiques devraient être communs et libres d’accès pour tous, et non payants. Aujourd’hui, les connaissances scientifiques sont devenues la propriété privée de quelques grandes entreprises. C’est dangereux pour la science.

    En 2016, j’ai découvert les travaux du sociologue Robert Merton. Il propose différents idéaux pour les scientifiques. L’un d’eux qu’il appelle le communisme est la propriété commune des découvertes scientifiques, selon laquelle les scientifiques abandonnent la propriété intellectuelle en échange de la reconnaissance et de l’estime. C’est l’objectif de Sci-Hub.

    Comment les gens peuvent-ils vous aider ?

    Parlez de Sci-Hub, discutez-en plus souvent. Lancez une pétition pour soutenir la légalisation de Sci-Hub, et discutez-en avec les responsables gouvernementaux et les politiciens. Cela aidera à résoudre la situation.

    Alexandra Elbakyan, SciHub

    SciHub.ru, 2018

    Pour aller plus loin

    Des informations générales sur la façon dont Sci-Hub a été lancé sont disponibles ici :

    et une lettre de 2015 au juge, lorsque Sci-Hub a été poursuivi en justice aux États-Unis :

    (*) Note des éditeurs : un scientifique peut avoir à payer des dizaines d’euros pour lire un article si son laboratoire n’a pas souscrit à ce journal, peut-être parce que le laboratoire n’en avait pas les moyens.

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

     

  • Les ressources éducatives libres 

    Dans le cadre de la rubrique autour des “communs du numérique”, un entretien avec Colin de la Higuera, professeur d’informatique à l’Université de Nantes, titulaire de la chaire Unesco en ressources éducatives libres et intelligence artificielle, ancien président de la Société Informatique de France. Il nous parle des ressources éducatives libres, des éléments essentiels des communs du numérique. C’est l’occasion pour Binaire de retrouver Colin, qui a été un temps éditeur du blog.

    Colin de la Higuerra, Page perso à l’Université de Nantes

    Tu es titulaire d’une chaire Unesco en ressources éducatives libres et intelligence artificielle ? En quoi est-ce que cela consiste ?

    Dans ce projet, nous travaillons en partenariat avec l’Unesco afin de faire progresser les connaissances et la pratique dans ce domaine prioritaire à la fois pour Nantes Université et l’Unesco. Les ressources éducatives libres (REL) sont au cœur des préoccupations de l’Unesco qui voit en elles un moteur essentiel pour l’objectif de développement durable #4 : l’éducation pour tous. Donner un accès plus ouvert à la connaissance change la donne dans les pays en voie de développement, par exemple en Afrique ou en Inde. Il y a aujourd’hui une dizaine de chaires Unesco dont une en France ; on les trouve très répartie, par exemple au Nigéria, en Afrique du Sud ou au Mexique. Une chaire Unesco, ce n’est pas du financement, c’est de la visibilité et la possibilité de porter des idées. Aujourd’hui, le sujet des ressources éducatives libres représente le cœur de mon activité. Notamment, nous organisons une conférence internationale sur l’éducation globale à Nantes cette année.

    Les ressources éducatives libres (REL) sont des matériaux d’enseignement, d’apprentissage ou de recherche appartenant au domaine public ou publiés avec une licence de propriété intellectuelle permettant leur utilisation, adaptation et distribution à titre gratuit. Unesco.

    Par Jonathasmello — Travail personnel, CC BY 3.0 – Wikimedia

    Pourrais-tu nous expliquer ce que sont ces Ressources Éducatives Libres ?

    Les Ressources Éducatives Libres, REL pour faire court, sont des biens communs. L’idée est tout simplement que les ressources éducatives préparées par un enseignant ou un groupe d’enseignants puissent resservir à d’autres sans obstacle. Au delà d’un principe qui inclut la gratuité, pour qu’une ressource soit libre, on demande qu’elle respecte la règle des 5 “R” :

    • Retain : le droit de prendre la ressource, de la stocker, de la dupliquer,
    • Reuse : le droit d’utiliser ces ressources en particulier dans ses cours, mais aussi sur un site web, à l’intérieur d’une vidéo,
    • Revise : le droit d’adapter la ressource ou le contenu (en particulier le droit de traduction)
    • Remix : le droit de créer une nouvelle ressource en mélangeant des morceaux de ressources existantes
    • Redistribute : le droit de distribuer des copies du matériel original, le matériel modifié, le matériel remixé.

     

    Qu’est-ce qui a été le catalyseur sur ce sujet ?

    C’est quand même le numérique qui a rendu techniquement possible le partage et la mise en commun. Le numérique a changé a permis le décollage de cette idée. Mais le numérique peut aussi créer des obstacles, faire peur. Aujourd’hui, il s’agit d’utiliser le numérique encore plus efficacement pour permettre un meilleur partage de ces communs.

    Quand a commencé le mouvement pour les REL ?

    Le mouvement a débuté aux États-Unis il y a une vingtaine d’années. Au MIT plus précisément, des enseignants progressistes se sont souvenus qu’ils avaient choisi ce métier pour partager la connaissance et non la confisquer. Ils ont cherché à partager leurs cours. Les grandes universités américaines y ont rapidement vu leur intérêt et y ont adhéré. Ça a bien marché, parce que les plus prestigieuses comme Harvard et MIT s’y sont mises en premier. Aujourd’hui les Américains sont en avance sur nous sur le sujet.

    Y a-t-il une communauté des ressources éducatives libres ?

    Il existe bien sûr de nombreux activistes, mais le mouvement vient le plus souvent d’en haut. Ce sont des pays qui choisissent cette voie, des universités, des institutions. Par exemple l’Unesco, les États qui soutiennent financièrement les actions (comme pour d’autres communs, il y a des coûts) et en France certains acteurs comme le ministère de l’Éducation nationale. Il existe quand même des lieux pour que les acteurs et activistes se rencontrent, discutent des bonnes pratiques, échangent sur les outils créés.

    Assiste-t-on à un conflit avec les grands éditeurs de manuels scolaires au sujet des ressources éducatives libres. Pourrais-tu nous expliquer la situation ?

    La question est difficile ! Il convient d’abord de rappeler que les éditeurs ont accompagné l’Éducation nationale, en France, depuis très longtemps. Des partenariats forts existent et bien des disciplines sont nées ou se sont développées grâce à la création des manuels bien plus que par la publication de programmes. Il est compréhensible que nombreux voudraient voir perdurer cette coopération.

    Mais aujourd’hui on assiste en France  à la concentration du monde de l’édition au sein d’un unique groupe. Comme pour toutes les situations de monopole, c’est un souci. Et dans le cas qui nous intéresse c’est un souci majeur, surtout si en plus des questions très politiques viennent ici effrayer. Imaginons un instant que vous soyez aux Etats-Unis et que toute l’édition scolaire vienne à  tomber entre les mains d’un seul groupe dirigé par une personne qui soutiendrait des idées encore plus à droite que celles de l’ancien président Donald Trump. Est-ce que vous ne seriez pas inquiet sur le devenir des textes qui seraient distribués en classe, sur le devenir de l’éducation ? Et ne nous leurrons pas sur une supposée capacité de contrôle par l’État : même si on avait envie de voir plus de contrôle de sa part, il en serait bien incapable. Il suffit de regarder du côté de l’audiovisuel pour s’en rendre compte. Cette concentration de l’édition entre trop peu d’acteurs entraîne également une moindre variété des points de vue vis-à-vis des communs.

    Un autre argument à prendre en compte est que les montants financiers en question ne sont pas négligeables. On ne le voit pas au niveau des familles parce que tout est apparemment gratuit mais en réalité les enjeux économiques sont considérables. En France, le chiffre d’affaires net de l’édition scolaire représente 388 millions d’euros par an. On peut contraster ce chiffre avec celui de l’édition liée à la recherche scientifique. Cela conduit à se demander pourquoi les instances publiques exercent un vrai soutien pour l’accès libre aux publications scientifiques et pas de soutien du même ordre pour les REL.

    Mais qu’y a-t-il de particulier en France ?

    D’abord, la gratuité des ressources éducatives. Dans l’esprit du public, notamment des parents et des élèves, le matériel éducatif est “gratuit”. En fait, à l’école primaire, il est pris en charge par la municipalité, au collège par le département, et au lycée par la région. A l’Université, nos bibliothèques sont très bien dotées. Dans beaucoup de pays, les Etats-Unis en premier lieu, le matériel éducatif est payant. Et souvent cher. Ces coûts sont de vrais obstacles aux études. Acheter les différents textbooks en début d’année est un souci pour les familles modestes. Les familles et les étudiants eux-mêmes sont donc, assez logiquement, des avocats des REL et vont faire pression sur les établissements ou les gouvernants pour créer et utiliser des REL. Et ça fonctionne : ainsi, en avril dernier, l’état de Californie a investi en juillet dernier 115 millions de dollars pour soutenir les REL. En France, quand on parle de ressources gratuites, la première réaction est souvent : mais ça l’est déjà !

    Et puis il y a une originalité française sur le “droit d’auteur” sur les cours. En France, les enseignants ne sont pas “propriétaires” du cours qu’ils font, notamment dans le primaire et dans le secondaire. Un professeur de lycée n’a pas le droit de produire un livre à partir de son cours, parce que le cours ne lui appartient pas. C’est plus complexe que ça mais il y a assez de zones d’ombre pour que les enseignants ne se sentent pas en sécurité à l’heure de partager.

    Pourquoi le Ministère ne le déclare-t-il pas tout simplement ?

    A vrai dire, je n’en sais rien. Il y a sans doute du lobbying pour maintenir une situation de statu quo, mais c’est bien dommage. Les enjeux sont importants.. Il suffirait pourtant de peu : d’une déclaration politique soutenant la création de REL par tous les acteurs de l’éducation.

    Existe-t-il un annuaire qui permet de trouver les ressources éducatives libres ?

    Non, il n’existe pas d’annuaire, ou plutôt il en existe beaucoup et ils sont peu utilisables. Là encore, les approches top-down ont prévalu. Dans le primaire et le secondaire, le ministère a mis en place un annuaire qui s’appelle Edubase. Cet annuaire est complexe à utiliser, les licences ne sont que rarement mentionnées, donc on ne sait pas si et comment on peut utiliser telle ou telle ressource. Pour l’université, il y a les UNT (Université Numérique Thématique). Les universités elles-mêmes ont constitué leurs propres catalogues, mais ces catalogues débouchent sur des ressources éparpillées. Et se pose alors le problème de la curation : les cours peuvent avoir disparu, changé d’adresse. Enfin et surtout, l’usage des licences est très approximatif. Il nous est arrivé de trouver un même cours ayant de multiples licences, contradictoires, posées par les auteurs, l’Université et l’annuaire lui-même. Ce qui en pratique rend impossible son utilisation autrement qu’en simple document à consulter : on est alors très loin des REL.

    Au niveau international, c’est un peu le même désordre général. J’ai participé au projet européen X5-GON (Global Open Education Network) qui collecte les informations sur les ressources éducatives libres et qui marche bien avec un gros apport d’intelligence artificielle pour analyser en profondeur les documents. La grande difficulté étant toujours le problème des licences. On essaie de résoudre le problème dans le cadre de la Francophonie et en mettant en place du crowdsourcing.

    Donc on aura besoin de l’aide de tous ?

    Oui, nous espérons organiser au printemps des RELathons, c’est -à -dire des événements où chacun pourra nous aider à identifier les REL francophones. La logistique est presque prête… Nous attendons surtout de meilleures conditions sanitaires pour nous lancer.

    Le mouvement des REL est-il bien accepté chez les enseignants ?

    Si beaucoup d’enseignants sont ouverts à partager leurs ressources éducatives, ce n’est pas nécessairement le cas pour tous . Il n’y a pas adhésion de masse à l’idée de la mise en commun et du partage de la connaissance. Par exemple, à ce jour, il est impossible pour un étudiant qui suit un cours dans une université d’avoir des informations et de se renseigner sur le cours équivalent qui est donné dans une autre université.

    Une anecdote : en Suède, le ministère à essayé de pousser les ressources éducatives libres ; ils ont eu un retour de bâton de la part des syndicats qui ne voyaient pas pourquoi le ministère voulait imposer à un enseignant de partager ses ressources avec d’autres enseignants. Le débat reste très intéressant chez eux.

    Mais je pense que c’est quand même un problème culturel : poser une licence fait peur, s’exposer aussi. Mais si on rappelle aux enseignants qu’au fond, s’ils ont choisi ce métier, c’est bien pour partager la connaissance, on crée des adeptes.

    Existe-t-il des groupes de militants qui représentent l’amorce d’une communauté ?

    Il y a une petite communauté assez active. La Société informatique de France en fait partie par exemple. Mais c’est une communauté de convertis. Il faut arriver à convaincre les gens, en masse, au-delà de petits groupes des précurseurs.

    Les REL sont un exemple de commun numérique, comment se comparent-ils d’autres communs, par exemple à la science ouverte ?

    Une différence avec la science ouverte est que pour les ressources éducatives libres, il y a un droit de remix, c’est-à-dire de prendre un morceau d’un cours, le modifier, l’intégrer un autre, etc. Dans la science ouverte, une publication reste un tout que l’on ne modifie pas. Donc, les REL se rapprochent plutôt de la logique de l’Open Source.

    Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a un responsable pour la science ouverte, Marin Dacos, est-ce qu’on a aussi un responsable pour les REL ?

    Récemment, Alexis Kauffmann, le fondateur de Framasoft, a été nommé “chef de projet logiciels et ressources éducatives libres et mixité dans les filières du numérique” à la Direction du numérique de l’Education nationale. C’est une excellente nouvelle.

    Quel type d’actions est prévu dans le cadre de ta chaire Unesco ?

    Des actions à trois niveaux sont prévues. Au niveau international, on organise la conférence Open Education Global Nantes 2022. Sur le plan national, on essaie en association avec le ministère de l’éducation de mobiliser l’ensemble de la filière : cela passe par des ateliers lors de journées organisées par les rectorats, par la publication de ressources pour aider les enseignants à devenir des éducateurs ouverts… Nous publions ces informations et ressources sur notre blog. Enfin pour ce qui est du local, Nantes Université est totalement impliquée dans la démarche et ce sujet est porté par la Présidente. J’espère qu’à court terme nous pourrons servir d’exemple et de moteur pour faire progresser des ressources éducatives libres dans le contexte universitaire.

    Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris, François Bancilhon, serial entrepreneur

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/

     

  • Les géocommuns au service de la société

    Dans le cadre de la rubrique autour des “communs du numérique”, un entretien avec Sébastien Soriano,  directeur général de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) depuis janvier 2021. Les cartes géographiques sont un élément essentiel des communs. C’est aussi l’occasion pour Sébastien Soriano de revenir sur certains thèmes de son livre récent [1], « Un avenir pour le service public »

    Sébastien Soriano en 2015. Wikipédia.

    Binaire : peux-tu raconter aux lecteurs de binaire ton parcours ?

    Sébastien Soriano : Je suis ingénieur des télécoms. J’ai travaillé dans des cabinets ministériels notamment sur la mise en place de la French Tech et du plan France Très Haut Débit. Et puis j’ai passé une partie de ma vie à travailler sur la concurrence, en particulier dans le domaine des télécoms comme Président de l’Arcep. Je me suis aussi investi sur l’Europe, comme président de l’agence européenne des télécoms, le BEREC. Enfin, j’ai écrit récemment un livre sur le service public[1], dont l’idée principale est assez simple : Il faut penser un « État augmenté ». Il faut sortir du débat dominant : faire comme avant mais avec plus de moyen pour l’État, ou de réduire le rôle de l’État en abandonnant certaines de ses responsabilités au privé. Je prône plutôt ce que j’ai appelé l’« État en réseau », un État qui construit des alliances avec des acteurs, collectivités locales, associations, collectifs citoyens, entreprises…, pour augmenter son impact et relever les nouveaux défis, en particulier écologiques.

    Cette réflexion m’a conduit à approfondir la notion de commun. A l’Arcep, j’avais poussé l’idée de voir les réseaux comme « biens communs », au service de tous. Cela m’a pris un peu de temps de comprendre qu’ils devaient être plus que cela, véritablement devenir des « communs » au sens où ils devaient être codéployés par une galaxie d’acteurs plus large que quelques grandes entreprises privées. C’est apparu clairement avec la 5G. Il est devenu évident qu’une large partie de la société devait être impliquée dans son déploiement, qu’elle devait être associée à l’action au-delà d’un simple rôle de spectateur.

    Interface d’édition d’OpenStreetMap

    b : Quelle est la place de l’Open data à l’IGN ?

    SSo : L’IGN, qui a une forte culture d’innovation, s’est bien informatisé avec l’arrivée des systèmes d’information géographiques. Si cette transformation avec l’informatique a été réussie, l’IGN a moins bien abordé sa transformation numérique. Quand vous avez vos données gratuites, vous augmentez vos capacités d’alliance. Le précédent modèle économique de l’IGN a fait de l’institut un « spectateur » de l’arrivée des modèles gratuits, de Google Maps, Google Earth, OpenStreetMap, etc.

    Pour la cartographie, un autre mouvement s’est combiné à cela en France. La Loi NOTRe, portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République, reconnait depuis 2015 la place des régions pour coordonner l’information géographique au niveau local. Certaines collectivités ont maintenant de véritables « petits IGN » qui collectent des données, les analysent, les utilisent au service des politiques locales, souvent de manière très innovante.

    Pour ce qui est de l’IGN, l’institut a été pris dans un mouvement général du public dans les années 80-90 qui conduisait à monétiser ses données. La puissance publique demandait aux établissements de diversifier leurs sources de revenus, comme les musées l’ont fait, par exemple. Cela a freiné la capacité d’ouverture de l’IGN. Du coup, l’ouverture s’est faite très progressivement.

    A partir de 2010, les données sont devenues gratuites pour l’éducation et la recherche puis progressivement pour toutes les missions de services publics. En 2015, la loi Lemaire a généralisé cette gratuité à tous les organismes publics. Depuis le 1er janvier 2021, toutes les données de l’IGN sont ouvertes, en anticipant d’un an sur le calendrier prévu.  Seule la carte au 1 : 25 000, bien que gratuitement accessible en ligne, reste encadrée quant à sa réutilisation pour les usages grand public.

    Il faut voir que tout cela a conduit l’IGN à un profond changement de modèle économique, et aussi un changement de culture. L’institut n’est plus porté aujourd’hui que pour 10% de son budget par la vente de cartes ou de prestations commerciales. Ensuite, 45% correspondent à la SCSP – la subvention pour charge de service public. Il nous faut aller chercher les autres 45% sur des financements de projets publics de différents ministères. Nous sommes au service de la puissance publique. Mais on ne nous fait pas un chèque en blanc. Nous devons en permanence convaincre de l’utilité de ce que nous faisons.

    Carte de l’IGN, site web IGN, 2021.

    b : Peux-tu maintenant nous parler du futur ?

    SSo : Nous avons défini une nouvelle stratégie, « les géocommuns ». Et en fait, c’est  une démarche plus qu’une stratégie.

    L’IGN est un miroir tendu au territoire national pour se regarder et pour se comprendre. On doit bien-sûr poser la question : quelle est l’intention de ce miroir ?

    À une époque, les cartes étaient d’abord conçues dans des buts guerriers. Puis l’IGN, lancé dans les années 40, a accompagné l’aménagement du pays et sa reconstruction. Il nous faut aujourd’hui nous replacer dans deux grands bouleversements de nos sociétés : l’anthropocène, une transformation rapide, et la révolution numérique. Notre but est d’apporter à la nation des informations qui lui permettent de maitriser son destin dans ce double mouvement. Notre méthode, c’est de faire cela avec les autres services publics et en travaillant avec tous ceux qui veulent contribuer, par exemple avec des communautés comme OpenStreetMap.

    Réaliser une cartographie de l’anthropocène est un objectif ambitieux. Pour cela, il faut savoir mettre en évidence les transformations rapides voire brutales, et l’évolution de la planète. La carte au 1 : 25 000 décrit le territoire de manière statique. Nous devons décrire désormais des phénomènes comme la propagation hyper rapide de maladies forestières.  Si cela prend 25 ans, on risque de ne plus avoir de forêt à l’arrivée. Alors, on croise des sources, on s’appuie sur le monde académique, on utilise l’intelligence artificielle.

    L’expérimentation de contribution collective
    sur la « BD TOPO », Site Web IGN, 2021

    b : Pourrais-tu nous expliquer ce qu’est pour toi un commun ?

    SSo : La notion fondamentale est à mon sens la coproduction. Un commun, c’est une ressource, par exemple un ensemble de données, qui est coproduit. L’idée est de construire des communautés ad hoc suivant le sujet pour produire cette ressource ensemble. La gouvernance de la communauté est un aspect essentiel de la notion de commun.

    Pour certains, les communs doivent nécessairement être ouverts et gratuits, mais cela n’est pas forcément intrinsèque selon moi. De manière générale, il faut avoir une approche pragmatique. Si on est trop puriste sur l’idée de communs, il ne reste que les ZAD et Wikipédia. Bien sûr, dans l’autre direction, on voit le risque de commons washing. Selon moi, par exemple, une règle importante pour pouvoir parler de commun, c’est que la porte reste ouverte, que cela ne puisse pas être un club fermé. Tout le monde a droit d’entrer ou de sortir de la production. La gouvernance doit permettre d’éviter que le commun soit accaparé par quelques-uns.

    Je peux prendre un bel exemple qui illustre ces principes. Dans le cadre de la « Fabrique des géocommuns » que nous mettons en place, nous ouvrons un chapitre sur un service du style street view, une vue immersive, le petit bonhomme jaune de Google. Pour faire cela, Google fait circuler des véhicules dans toutes la France avec des capteurs. Nous n’avons pas les moyens de faire cela. Alors, nous allons chercher des partenaires, lancer un appel à tous ceux qui ont envie de faire cela avec nous et qui ont parfois déjà des données à mettre en commun. On va se mettre d’accord sur une gouvernance pour définir le régime d’accès aux données. En particulier, il faut choisir la licence : la licence Etalab 2.0 que l’IGN utilise pour le moment (une licence inconditionnelle) ou la licence ODbL utilisée par OpenStreetMap par exemple, qui spécifie que celui qui utilise les données doit accepter de partager ce qu’il en fait de la même façon.

    Qui va répondre ? On espère pouvoir compter sur OpenStreetMap. La communauté existe déjà, on n’a pas de raison d’en créer une nouvelle. Ils sont capables de se réunir à une dizaine de personnes pendant un weekend pour « faire » un arrondissement de Paris. Pas nous ! Mais nous espérons aussi attirer des entreprises qui travaillent pour des collectivités et ont déjà des mines de photos. Certains ont donné un accord de principe pour les mettre en commun.

    Il ne faut pas voir de concurrence entre ces mondes. Les données cartographiques en accès ouvert viennent massivement de données publiques. Les fonds de carte sur OpenStreetMap proviennent pour beaucoup de sources publiques. La foule est utile pour apporter des données complémentaires, qui ne sont pas dans ces données publiques.

    Après l’ouverture des données IGN au 1er janvier 2021, l’ambition est aujourd’hui de co-construire les référentiels de données, les services et les outils d’une information géographique au service de l’intérêt général. Avec les citoyens et pour les citoyens, avec les territoires et pour les territoires, c’est ça les géo-communs ! (Site web de l’IGN, 2021)

    b : Qu’est-ce qui se passe au niveau international pour les données cartographiques ?

    SSo : Cela bouge lentement. Les Suisses ont mis leurs données cartographiques en données ouvertes. Le cas des États-Unis est intéressant. La loi états-unienne ne permet pas de vendre des données publiques à des citoyens, parce que ceux-ci ont déjà payé en quelque sorte pour les construire, en payant leur impôt.

    b : Pourrais-tu nous parler maintenant du gouvernement ouvert ?

    SSo : Je milite dans mon livre pour une trilogie État-Marché-Commun parce que le duo État-Marché n’arrive plus à résoudre des problèmes qui sont devenus trop complexes. Il faut raisonner dans un jeu à trois. L’État participe avec sa légitimité, sa capacité de rassembler, sa violence légitime. Le marché apporte sa capacité à mobiliser des moyens financiers, sa capacité d’innovation. La société permet de faire participer les citoyens qui sont aujourd’hui plus éduqués, ont plus de temps libre, cherchent du sens à leurs actions.  Cette force sociale, on peut l’appeler les communs, même si l’utilisation de ce terme n’est qu’un raccourci.

    Le numérique apporte une puissance considérable pour accélérer les coopérations, les échanges. Mais c’est à mon avis restrictif que de se limiter au seul numérique. C’est pour cela que je n’aime pas trop le terme « open gov » parce qu’il est souvent compris comme se limitant au numérique.

    Prenez une initiative comme « Territoires zéro chômeurs longue durée ». Le constat de départ, c’est qu’il existe une frange de la population que, une fois écartée du marché du travail, on ne sait plus remettre sur ce marché. Il faut arriver à casser la spirale qui éloigne ces personnes du monde du travail. L’approche est de créer un tissu local qui leur trouve des emplois ; ce sont de vrais emplois pour ces personnes mais ces emplois ne sont le plus souvent pas rentables économiquement. Le rôle de l’État est de créer une tuyauterie financière, en s’appuyant sur une loi, pour réunir de l’argent qui est prévu pour cela et s’en servir pour financer en partie ces emplois. Après deux ans, ces ex-chômeurs retournent sur le marché du travail.

    Le rôle de l’État est de mettre tout le monde en réseau et de faire appel à des initiatives locales. Vous voyez, on n’est pas dans le numérique, même si le numérique est un outil qui peut être utile pour aider à mettre cela en place. Je crois qu’il faut plutôt le voir comme une coproduction permise par l’État en réseau.

    b : Deux questions. D’abord, on accorde selon toi trop d’importance au numérique dans la transformation de l’État.

    SSo : Oui. La transformation de l’État n’est pas juste une question numérique même si, bien sûr, le numérique a une place très importante à jouer.

    b : Ensuite, pour ce qui est de « Territoires zéro chômeurs longue durée », dans l’Économie Sociale et Solidaire, des initiatives semblables n’existaient-elles pas déjà avec des acteurs comme le Groupe SOS ou ATD Quart Monde ?

    SSo : Bien sûr. D’ailleurs, ATD Quart Monde est au cœur de ce dispositif. Mais l’associatif n’arrivait pas seul à régler ce problème. Il fallait l’idée de transformer les allocations chômages en revenus. Seul l’État pouvait faire cela. C’est selon moi le rôle de l’État. Mettre en place le mécanisme et, peut-être, coconstruire un réseau pour arriver ensemble à résoudre le problème.

    b : Un mot pour conclure ?

    SSo : Un sujet qui m’interpelle est la perte de légitimité des structures d’autorités, la puissance publique mais aussi les scientifiques. Les autorités naturelles ne sont plus reconnues. Je pense qu’il est important d’aller discuter avec les communautés sur les sujets qui fâchent. En particulier, l’administration doit accepter le dialogue. On change de paradigme. L’administration descend de son piédestal pour coconstruire avec d’autres même si ce n’est pas facile. C’est une nécessité pour l’administration qui peut ainsi retrouver une certaine légitimité.

    Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris, François Bancilhon, serial entrepreneur

    Pour aller plus loin

    [1] Sébastien Soriano, Un avenir pour le service public, Odile Jacob, 2020.
    [2] IGN, Changer d’échelle, site web de l’IGN, 2021

    https://binaire.socinfo.fr/page-les-communs-numeriques/